Combien d'heures
écrivez-vous chaque jour ?
Daniel Zimmermann m’a posé cette même
question, un soir, au téléphone en 1990 ou 1991. J’avais publié La
Vacation mais pas d’autre livre. Je lui réponds alors, embarrassé, que
je n'ai pas toujours beaucoup de temps à moi, avec des patients, des enfants -
j'en avais déjà deux... Il me décoche : "Si tu veux être un vrai écrivain,
il faut que tu écrives dix heures par jour." J'ai éclaté
de rire : j'en étais bien loin. Je pouvais tout juste taper quelques pages le
soir quand je n'étais pas trop crevé. Mais cette déclaration de sa belle voix
grave m'a ébranlé. Est-ce que je pourrais jamais être un vraicrivain si
je ne travaillais pas dix heures par jour ?
(Je parle plus longuement de Daniel et
Claude Pujade-Renaud, qui furent mes "parrain et marraine" en
écriture dans ce chapitre. Si vous êtes curieux de ce
qu'écrivait Daniel, écoutez ceci, lisez L'anus du monde ou Les chats parallèles.)
Lorsque Daniel m'a dit ça, j'étais
médecin généraliste à temps plein. J'avais publié un premier roman, qui n'avait
pas marché mais dont j'étais très fier (et qui avait été publié par P.O.L, tout
de même...). En 1993, j'ai quitté mon cabinet médical et, tout en exerçant la
médecine à l'hôpital, à temps partiel, j'ai gagné ma vie en faisant de
"petits boulots d'écriture". Pendant cinq ans, presque
clandestinement, entre deux commandes alimentaires (articles, traductions
médicales ou de comic-books), j'ai écrit un deuxième roman. Si
jamais je le publiais un jour, pensais-je, tout le monde aurait
oublié que j'en avais un jour publié un premier.
Une fois terminé, le nouveau roman
faisait pas loin de 1.000.000 de signes, quatre fois plus que La
Vacation. Il s'est d'abord intitulé Les Relations. Puis La
relation. Et enfin, parce que ce dernier titre était déjà
utilisé, La maladie de Sachs.
Je n'ai pas travaillé dix heures par
jour quand je l'écrivais - enfin, peut être que si, à la fin... Mais je
l'écrivais au fur et à mesure, quand ça me prenait, quand j'avais le temps,
quand je n'avais rien de plus urgent à faire. A force d'après-midi ou de
week-end volés à mes tâches mercenaires, le résultat était là.
Depuis qu'il a été publié, je me suis
"professionnalisé" : j'ai abandonné les traductions pour écrire mes propres
textes, à temps plein (en dehors de deux vacations hospitalières par semaine,
que j'ai assurées jusqu'à la fin 2008). Aujourd'hui, je me rends compte que
parfois j'écris parfois quinze heures par jour. Et j'écris vite. Les
Trois Médecins a été écrit au printemps 2004 en quatre mois - le temps
qu'il a fallu à Dumas pour publier Les Trois Mousquetaires en
feuilleton dans un quotidien. Le Choeur des femmes a été
presque entièrement rédigé entre le 1er mars 2009 et le 15 mai 2009. En
souvenir d'André a été écrit pendant l'été 2011. (J'ai aussi écrit Dr House
- L'esprit du Shaman, cet été là.)
Est-ce qu'il faut écrire
dix heures par jour ? Non, bien sûr. Il n'y a pas de règle. L'écriture
quotidienne, c'était une discipline qui était vraie pour Daniel, pour des
raisons qui lui étaient propres ; ça n'est pas vrai pour tout le monde. Pour
moi, ça n'est pas vrai tout le temps : je peux passer de nombreux jours sans
écrire. Et j'écris quand même, dans ma tête.
Mais aujourd'hui, je sais que
je peux écrire dix à quinze heures par jour. Et non seulement ça ne
m'est pas difficile, mais c'est dans les moments d'euphorie insomniaque
produits par l'écriture que je me sens le mieux. Mon corps n'a pas de poids,
j'avance sans effort, mon esprit est clair, je sais où je vais et rien ne peut
m'arrêter. (Oui, c'est une illusion, mais c'est chouette !)
Ça m'arrive chaque fois que je suis
"dans" un livre – je veux dire : chaque fois que rien d'autre ne
compte, rien que ce livre-là. Je n'ai plus d'heure pour manger, je m'interromps
à contre-cœur si je dois sortir ou me consacrer à une autre tâche, je suis
absent et rêveur, parfois même irritable d'avoir dû abandonner mon histoire.
J'ai envie d'y retourner sans attendre, de me remettre au clavier, de reprendre
le fil. D'abord, parce que je veux connaître la suite : je ne la connais pas
toujours, je suis souvent surpris des chemins qui s'ouvrent devant moi.
Ensuite, parce qu'écrire au long cours est un "trip" au cours duquel
je n'ai plus mal ni faim ni soif, ni désir, ni chagrin. Comme les marathoniens
qui, au bout de quelques kilomètres, se mettent à "planer" et ne
sentent plus aucune douleur.
Je finis par en sortir, comme quand on
termine une course. Et l'énergie, l'ivresse, mettent un peu de temps à
s'estomper. Et puis après, je "crashe". Et je n'ai qu'une envie :
retrouver cette énergie. Mais c'est comme le marathon : on n'en court pas deux
d'affilée. Il faut se préparer de nouveau pour le suivant.
Est-ce qu’il vous arrive
d’avoir des « blancs », des blocages, ou l’angoisse de la page
blanche ?
L’angoisse de la page blanche, non.
C’est l’avantage d’avoir des intérêts très variés : j’ai toujours
plusieurs idées ou projets de livres en même temps. Alors je prends des notes
ou je fais des ébauches sans arrêt, pour l’un ou pour l’autre. Des blancs, des
blocages, oui, certainement. Il y a des moments où un livre n’avance pas. Et il
peut y avoir diverses raisons pour ça : si je suis fatigué ou surmené, ou
si j’ai des soucis personnels, ça compromet ma concentration, je ne suis pas un
robot... ça peut être parce que je me suis engagé sur une voie qui ne
fonctionne pas. J'ai fini par penser que si un chapitre n’avance pas, c’est
peut-être parce qu’il est de trop, ou pas à sa place ou parce que ce que j'y
écris (la piste que j'emprunte) ne m'intéresse pas. Alors je reviens en arrière
et j'emprunte une autre voie. Et parfois je jette ce que je viens d'écrire, ou
je le mets de côté. Une autre solution – ça, c’est plutôt oulipien – consiste à
envisager le blocage comme une contrainte et à le traiter comme tel - c'est à
dire à en faire le sujet du texte.
J’ai fait ça dans ma trilogie de
science-fiction, Un pour deux, L’un ou l’autre et Deux
pour tous (Calmann-Lévy). J’avais conçu le second volume comme une
« saison » de série télévisée commentée par des spectateurs, qui se terminait
par un cliffhanger : une fin explosive – littéralement –
laissant personnages et lecteurs en suspens. Je n’arrivais pas à reprendre,
alors j’ai poussé le "métadiscours-en-abyme" un cran plus loin en
imaginant que le scénariste de mon roman-transformé-en-série fait appel à un
autre scénariste pour l’aider à terminer. Ça m’a donné l’occasion de mettre en
scène tout un ensemble de jeux de miroirs entre les personnages et d’insérer
une réflexion sur la construction narrative à l’intérieur d’un roman de SF.
C’est devenu une expérience un peu bizarre, mais c’est ce que je voulais faire.
C’est une trilogie romanesque plus « expérimentale » que mes romans
médicaux, et je suis plutôt content du résultat, même s'il n'a rencontré aucun
succès.
D'un point de vue plus général,
j’avance mieux quand je me donne des cadres. C’est pour ça que les livres qui
me sont commandés sont écrits très vite : je n’accepte que lorsque je sais
exactement ce que je vais faire, et que l’éditeur est d'accord. Alors il peut
m’arriver d’être fatigué, ou d’hésiter sur telle ou telle partie du livre, mais
jamais, jusqu’ici – je touche du bois – au point de bloquer complètement.
Combien de temps vous
faut-il pour écrire un roman?
Ça dépend. Mes deux premiers romans
m’ont demandé du temps parce que je ne faisais pas que ça. Pour le premier,
j’écrivais dans les moments où je n’exerçais pas la médecine. Ça m’a pris deux
ans. Pour le second, je profitais des rares moments où je n’avais pas un boulot
alimentaire – un article, une traduction – à rendre. Ça en a pris cinq. Mais à
partir de 1999, j’ai écrit à temps plein, et le rythme s’est accéléré. Quand je
sais ce que je veux écrire, je peux travailler sans interruption, je sais me
relire et me corriger sans état d’âme, alors ça va très vite. Mais pas toujours
: En souvenir d’André, qui est un livre très court, m’a pris
le même temps que mes deux gros romans précédents. Je voulais l’écrire dans une
prose plus économe, en pesant mes mots, avec toute la retenue possible ;
ça m’a demandé plus de temps car je n’avais pas fait ça depuis La
Vacation. Chaque livre est une expérience différente.
Devoir rendre le livre à une date
précise – pour que le travail éditorial se fasse dans de bonnes conditions –
est stimulant, mais Paul Otchakovsky-Laurens ne me presse jamais. Si je ne le
rends pas à l’heure dite, le bouquin paraîtra plus tard, et voilà tout. Pour
les romans que j’ai publiés chez d’autres éditeurs, là encore le
délai a été variable. Le plus souvent, je me suis calé sur la date de remise
indiquée sur le contrat ; les dates-butoir m’aident à organiser mon
travail. Et je fais tout mon possible pour les respecter. Mais en général,
l’écriture d’un roman me prend trois à six mois, à partir du moment où j’ai la
trame générale de l’histoire, le début et la fin bien en tête.
Quand vous écrivez un
livre, est-ce que vous gardez ça pour vous, ou parlez-vous de ce que vous
écrivez ? Quand c'est fini, le donnez-vous à lire ? A qui ?
J’aime beaucoup parler des livres que
j’ai en projet ou en travail. Quand je suis plongé dans l’écriture, je n’ai pas
le temps d’en parler mais je le fais souvent avant de m’y
mettre pleinement, car parler d’un projet, ça n’est pas l’éventer ou tourner
autour du pot, c’est au contraire l’élaborer grâce à la parole, le penser tout
haut, en quelque sorte. Dans une certaine mesure, je « teste » le
projet auprès d’auditeurs bienveillants. Je ne l’ai pas toujours fait, je ne le
fais pas toujours, mais j’ai beaucoup parlé des Trois Médecins à
des collègues généralistes, car lorsque je me préparais à l’écrire, je participais
à des séances de formation médicale. Je demandais à mes collègues de me
raconter des anecdotes de leurs études, et je leur demandais s’ils étaient
d’accord pour que j'en reprenne certains dans le livre et que je les attribue à
mes personnages – tous ceux qui ont ainsi « contribué » au livre sont
cités dans les remerciements. J'ai fait ça en pensant à l'équipe de ER/Urgences qui
demandait à tous les services d'urgence des Etats-Unis de lui envoyer des
anecdotes, et qui les intégrait sous forme de "vignettes" dans leurs
épisodes. Et la plupart des médecins à qui j'ai parlé étaient très heureux non
seulement d'évoquer leurs souvenirs mais aussi de la perspective de les voir
"inscrits" quelque part.
Plus tard, j’ai beaucoup parlé du Chœur des femmes, pendant que je l'écrivais, à mes collègues du centre de recherche en éthique de l’université de Montréal - des philosophes qui étaient toutes et tous évidemment sensibles à la matière du livre, et en particulier à ce que j’y décris de la manière dont beaucoup de médecins maltraitent les femmes, physiquement et moralement.
Plus tard, j’ai beaucoup parlé du Chœur des femmes, pendant que je l'écrivais, à mes collègues du centre de recherche en éthique de l’université de Montréal - des philosophes qui étaient toutes et tous évidemment sensibles à la matière du livre, et en particulier à ce que j’y décris de la manière dont beaucoup de médecins maltraitent les femmes, physiquement et moralement.
J'ai aussi la chance, au fil des années, de m'être lié à des
amis/es à qui j'ai envoyé mes manuscrits en cours (en feuilleton) ou une fois
achevés. Tout en étant des personnes relativement étrangères (des
correspondant.e.s, pas des amis intimes), ces "lecteurs/trices alpha"
m'ont beaucoup soutenu. Peut-être précisément par la distance qui nous
séparait.
Pendant vingt-cinq ans la personne à
qui j’ai le plus parlé de ce que j’écrivais était ma compagne, que je désignais
par les lettres « MPJ » dans mes livres. Elle a été, avec mon
éditeur, Paul Otchakovsky-Laurens, la première lectrice des textes qui me
tenaient le plus à cœur - les romans et les nouvelles - entre 1988 et 2011. Je
l’avais rencontrée peu après avoir écrit mon premier roman, La
Vacation, dont je lui ai fait lire le manuscrti ; nous nous
sommes séparés quelques mois après que j’ai publié En souvenir
d’André.
Pendant de nombreux mois après notre
séparation, je n'ai pas pu écrire. J'avais le sentiment que je ne pouvais pas
écrire sans elle. Et puis quelqu'un m'a fait remarquer que j'avais commencé à
écrire bien avant de la rencontrer, à une époque où personne ne me lisait.
Aujourd'hui, je comprends bien que je n'ai besoin de personne pour écrire, mais
que j'ai eu besoin (et j'ai probablement toujours besoin) que quelqu'un de
proche réagisse "à chaud" à ce que j'écris. Pour une raison
simple : je ne suis jamais sûr que ce que j'écris a de la valeur, non pas dans
l'absolu, mais en tant que source d'émotion ou de réflexion pour quelqu'un
d'autre que moi. Pendant que j'écris, ça n'a pas grande importance : je suis
dans l'écriture, c'est suffisant en soi, je ne pense à rien d'autre et je ne
ressens rien d'autre que ce que je suis en train d'écrire. Mais après que c'est
écrit, j'ai souvent des sentiments mêlés d'abattement et d'incertitude. Et
entendre quelqu'un me dire que c'est bon à lire, ou que ça serait meilleur si
j'apportais telle ou telle modification, si je reprenais telle ou telle chose,
c'est une manière de vérifier que ce que j'ai écrit n'est pas, purement et
simplement, nul et non avenu. Ce n'est pas tant ce qu'on me dit qui importe (je
peux encaisser les critiques ou les réserves), mais le fait qu'on réagisse à
ce que j'ai écrit. Si ça provoque une réaction, quelle qu'elle soit, ça veut
dire que ce n'est pas incolore, inodore et sans saveur - donc, futile.
Cette crainte d'être futile (ou
"mièvre" dans mes propos) est ancienne, et permanente. Elle n'a en
rien été réduite par le fait que mes livres sont publiés, lus et appréciés. Je
pense que c'est un "défaut fondamental", une crainte qui fait partie
intégrante de ma personnalité. Elle est présente à chaque livre, beaucoup plus
avant et pendant l'écriture qu'après (quand Paul O.-L. publie un de mes livres,
je ne peux plus penser qu'il est futile, ce serait insultant pour lui, pour la
maison et les autres auteurs P.O.L) mais elle ne me quitte pas. Je n'arrive
juste pas à ne pas douter de l'intérêt de ce que j'écris.
C'est parfois un peu pénible, mais
c'est un peu comme quand on se regarde dans la glace et qu'on se trouve moche.
Un autre aura beau dire qu'on ne l'est pas, c'est comme ça qu'on se voit. Et on
est partagé entre le désir de croire l'autre, et la crainte que ce qu'il croit
soit erroné. La crainte de le tromper et, un jour, d'être découvert pour ce
qu'on est : un faussaire ; un escroc ; un imposteur.
(A suivre)
Merci à Martin Winckler pour sa sincérité. C'est extrêmement réconfortant d'apprendre qu'un écrivain aussi reconnu a toujours des doutes et des angoisses sur l'intérêt de ce qu'il écrit. Qui est je pense, le frein le plus important pour beaucoup d'écrivants qui peinent à "s'autoriser" à écrire et faire lire leurs écrits.
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