Quelles ont été pour vous, en tant qu’auteur, les conséquences du succès
de La Maladie… ?
D’abord, j'ai conscience, j’insiste sur ce point, d’avoir bénéficié de
circonstances heureuses, et si le succès m'a rendu brusquement
"visible", je n’en tire aucune fierté et aucune conclusion sur la
« qualité » de mon travail. J’ai eu de la chance. Beaucoup d’auteurs
P.O.L de la première heure sont connus et apprécié par des lecteurs fidèles sans
avoir eu pareil succès. Ils ne sont pas invités aux émissions de radio, on ne
leur demande pas à tout bout de champ leur avis sur tout et sur rien, mais ils
mènent leur barque solidement. Bien entendu, le succès public d’un ou plusieurs
livres fait du bien à tous les écrivants, mais il n’est ni nécessaire ni
suffisant pour écrire et publier des livres.
Le succès de La Maladie… m’a
bien sûr donné brusquement une visibilité et une crédibilité très importantes,
pas seulement en tant qu’auteur, mais aussi en tant que médecin militant. Le
roman a rencontré un écho important au-delà du public habituel des livres
publiés par P.O.L. Daniel Pennac m’a raconté qu’un critique parisien (il ne l’a
pas nommé) lui avait dit : « Je ne comprends pas qu’autant de gens lisent
un livre aussi difficile », ce qui indique l’ampleur du malentendu et des
préjugés qu’on peut avoir, parmi les élites auto-proclamées, sur ce que
« les gens » aiment et/ou sont capables de lire. Pour ma part, je
pense qu’on lit un livre parce qu’il nous touche, d’une manière ou d’une autre,
même s’il est publié par un éditeur de littérature dite
« expérimentale ». Si à l’âge adulte je n’avais lu que les livres que
j’étais habitué à lire enfant et adolescent, je n’aurais lu ni Perec, ni
Doubrovsky, ni Flaubert, ni Marie Darrieussecq, ni René Belletto.
A certains égards, La Maladie… est
un roman « expérimental ». Mais je ne l’ai pas pensé comme tel,
je l’ai écrit comme il est pour servir ce que je voulais raconter, et qui était
au fond très simple. Le propos du roman, c’est la relation entre un médecin et
les patients d’un canton, mais aussi les relations collectives de ces
personnages. C’est ce contenu qui a permis à beaucoup de lecteur de dépasser
les soixante premières pages – de l’avis de beaucoup, il faut ça pour
« entrer dedans » - et de lire le roman jusqu’au bout.
(Je crois que c’est de cela que je suis le plus fier : d’avoir
réussi à intéresser des lecteurs à un livre qu’ils n’auraient probablement pas
remarqué dans les librairies s’ils n’en avaient pas entendu parler auparavant,
et qui l’auraient probablement reposé après avoir lu les cinq premières lignes
s’ils étaient tombé dessus par hasard.)
Comme le propos du livre est centré sur la relation de soin et comme la
santé est un sujet de premier plan, le succès du roman a attiré l’attention des
journalistes. On s’est mis à m’interroger à chaque occasion, et j’ai saisi
l’occasion pour faire entendre ce que j’avais à dire sur les insuffisances du
corps médical français dans les domaines que je connaissais le mieux. Je n’ai
pas la langue dans ma poche, je suis un « bon client » pour les mass
média, alors les journalistes ne se sont pas privés de me tendre leur micro.
J’ai donc eu une occasion inattendue d’exprimer en public un certain nombre
d’idées que je défendais depuis que j’étais étudiant en médecine… ce qui m’a
valu la sympathie et le soutien de beaucoup de lecteurs et d’associations de
patients mais aussi de beaucoup de médecins généralistes, d’étudiants, d’infirmières,
de sages-femmes, d’orthophonistes qui se retrouvaient dans la conception de la
relation de soin que défend le roman.
Le succès m’a permis de prendre la parole, et je l’ai prise en tant que
militant des idées que je défends. Mais c’était la suite logique de mon
travail d’écrivant, je n’ai jamais vu les deux activités comme étant
distinctes. J’écris comme je soigne : pour que mes semblables souffrent
moins. Si je peux aussi parler dans le poste à cet effet, je ne m’en prive pas.
En même temps que mon statut d’écrivant, le succès a donc
considérablement changé mon statut de militant. Mais pas mon attitude, qui
était déjà bien établie. Je ne brigue aucun poste officiel, aucune charge,
aucun titre, mais chaque fois qu’on me propose de prendre la parole pour
défendre une idée qui me tient à coeur, je la prends. Il y a beaucoup de gens
qui aspirent à ou défendent les mêmes idées sur le soin et les relations
médecins-patients, mais peu ont la chance de pouvoir se faire entendre. Même si
je parle en mon nom propre, je sais qu’un certain nombre de gens sont heureux
de m’entendre dire tout haut ce qu’ils n’ont pas la liberté ou l’occasion de
dire eux aussi. Alors, je ne joue pas les auteurs « qui ne se mêlent pas
de politique », je mets les pieds dans le plat et je ne me censure pas
sous prétexte qu’on pourrait me museler, ce serait idiot. Et indécent pour ceux
qui n’ont pas la même chance. Je ne sais pas combien de temps cela durera, mais
tant que ça dure...
Est-ce que le succès a changé quelque chose à votre écriture ?
Certainement, mais je ne saurais pas énumérer tout ce que ça a changé.
Evidemment, un succès pareil, alors que je n’étais pas du tout sûr
d’intéresser qui que ce soit, m’a libéré et encouragé à écrire ce que je veux,
comme je veux. C’est ce que j’avais fait pour mes deux premiers romans, et je
n’avais pas l’intention de changer de genre, de style ou de thèmes, mais un
succès pareil laissait entendre que la manière dont je traite ces thèmes était
digne de l’intérêt des lecteurs.
Alors, bien sûr, ça m’a incité à écrire d’autres livres abordant la
question de la relation de soins et de l’attitude des médecins, des romans et
des essais. J’avais désormais la preuve que ça n’était pas seulement important
pour moi.
Cela dit, ça ne m’a pas incité à me cantonner à un genre : juste
après La Maladie de Sachs, je me suis
mis en tête d’écrire le manuel sur la contraception dont je parlais depuis dix
ans. Ca me paraissait plus urgent qu’écrire un autre roman.
Dans les années qui ont suivi La
Maladie… j’ai pleinement profité de l’occasion qui m’a été donnée d’écrire
des livres très variés, très différents – et j’en ai publié beaucoup.
Aujourd’hui, je pense qu’il y avait à cette frénésie une raison
« officielle » et – comme toujours – une raison inconsciente. La raison
avouée – et réelle – est que j’avais envie de m’essayer à des formes diverses –
le roman policier, les récits autobiographiques, les nouvelles fantastiques ou
de SF, le conte, l’essai critique, la pièce radiophonique – et d’étendre mon
registre d’écriture. La seconde raison, inconsciente, et que je commence
seulement à cerner aujourd’hui, c’est que je redoutais l’accueil d’un roman
ultérieur. Le succès de La Maladie… était-il
un « malentendu », comme je l’avais entendu dire ? J’avais passé
cinq ans à écrire un roman par petits morceaux, entre deux boulots alimentaires.
A présent, j’avais le temps de m’asseoir et de ne faire que ça. La pression
était très grande, d’autant plus grande que le grand roman sur les études de
médecine que je voulais écrire après La
Maladie… me tenait profondément à cœur. Je ne voulais pas risquer de le
rater.
Tout écrivant confronté à un succès important et inattendu est pris
dans le même questionnement, je crois : la valorisation est si grande et si
imprévue qu’il redoute, au livre suivant, de se décevoir lui-même et de
décevoir ceux qui l’ont valorisé. La crainte d’être perçu comme un imposteur
est proportionnelle aux gratifications reçues. J’ai de la chance : je
n’avais pas seulement envie d’écrire des romans sur la relation de soin et le
monde médical. En publiant d’autres livres, j’ai évité dans une certaine mesure
de m’exposer trop vite. A la sortie des Trois
Médecins, six ans plus tard, l’eau avait coulé sous les ponts. Je ne savais
pas quel serait son public, mais je ne l’avais pas écrit en me demandant
comment on l’attendait, je l’avais écrit comme je le désirais.
Et je pense que l’écriture des Trois
Médecins, que je tenais à écrire bien avant de me mettre à La Maladie…, a moins bénéficié du succès
de 1998 que de toutes les expériences faites par la suite. Mon
« militantisme », mon sentiment de révolte contre l’arbitraire du
discours médical dominant y est plus manifeste encore. J’écrivais en souvenir
de mes camarades des années soixante-dix et à l’intention des étudiants du
vingt-et-unième siècle, je visais un public très petit, au fond, et une fois
encore j’ai eu la surprise de voir qu’il touchait un grand nombre de lecteurs. Je
n’aurais probablement pas osé l’écrire de la même manière si j’avais eu comme
injonction de toucher de nouveau le public du Livre Inter 1998 !
Pour en revenir à La Maladie… Comment vos anciens patients ont-ils
réagi ? Est-ce que ça a changé vos relations avec les patients que vous
avez vus par la suite ?
Parmi mes patients de médecine générale, certains auraient pu penser
« se reconnaître » malgré toutes les précautions que j’ai prises pour
que les personnages ne désignent personne en particulier, mais personne ne m’a
contacté pour me faire des reproches… Très peu d’anciens patients de mon
activité de médecin de campagne y ont fait directement allusion ; pour la
plupart, ils ou elles l’ont fait au cours de rencontres – au salon du livre du
Mans, où je vivais – ou par courriel, pour me féliciter ou me dire qu’ils
avaient aimé le livre. Par la suite, je ne me suis pas vraiment caché – à
partir de La Maladie de Sachs, j’aurais
eu du mal à le faire – mais j’ai toujours bien séparé mes deux activités de
praticien au centre de planification et d’auteur. J’avais une activité médicale
très délimitée et je n’en faisais pas la publicité car je n’ai jamais eu pour
objectif d’accroître ma clientèle médicale ou d’attirer de nouvelles patientes
avec ma notoriété. Si je l’avais fait, j’aurais eu des consultations plus
lourdes, de moins bonnes conditions de travail et tous - les patientes,
l’équipe et moi, nous en aurions pâti.
C’est surtout à partir de Contraceptions
mode d’emploi (2001), puis après la
chronique sur France Inter en 2002 et la mise en ligne de mon site en 2003 que j’ai vu mon activité médicale augmenter – et surtout
par correspondance. Pendant sept ans, je me suis efforcé de répondre aussi
clairement et complètement que possible aux nombreuses questions qu’on
m’envoyait par courriel. Il m’est arrivé à de nombreuses reprises de recevoir
des courriels de patientes me demandant où j’exerçais, et si je voulais bien
les recevoir. Le plus souvent, je cherchais plutôt à les mettre en contact avec
des soignants de leur région, car je trouvais insupportable de leur faire
parcourir des centaines de kilomètres pour me voir, moi, comme si j’étais le
seul praticien qui pouvait les soigner. Je leur expliquais que des praticiens bienveillants,
il y en a partout. Que ce qui me différenciait d’eux, c’est seulement que
j’avais la possibilité de me faire entendre. Ca ne me rendait pas plus
compétent.
Comment le corps médical a-t-il perçu le succès de votre roman ?
Diversement, selon le… sous-groupe concerné. Le corps médical est très
hétérogène.
En général, parmi les praticiens « de terrain », le roman a été en général très bien reçu, parfois après un premier moment d’agacement assez compréhensible. Si, alors que j’étais encore médecin de campagne, j’avais entendu parler d’un roman-à-succès-écrit-par-un-généraliste j’aurais probablement été très circonspect, très méfiant et probablement très jaloux – tout comme je l’avais été en découvrant Contre-visite, le beau livre de Marie Didier, deux ans avant de publier La Vacation (après l'avoir lu, je n'étais plus jaloux, mais émerveillé et plein d'énergie).
Si j'avais été mis face à ce pavé écrit par un généraliste, je me serais demandé : « Qui c’est, ce type ? De quel droit parle-t-il de mon métier ? Qu’est-ce qu’il y connaît ? Comment se fait-il qu’il ait un succès pareil ? » D’ailleurs, beaucoup de médecins m’ont dit : « J’ai pas pu le lire, ça m’a énervé, au bout de dix pages j’avais l’impression de retourner au boulot. » C’était un grand compliment, au fond. Mais je comprends leur énervement...
Au fil des mois qui ont suivi la sortie du livre, j'ai rencontré beaucoup de généralistes qui avaient adoré le livre (mais des spécialistes aussi, quand même...). Certains m’ont fait part de leur gratitude en disant que j’avais écrit le roman qu’ils auraient voulu écrire ; d’autres m’ont demandé « Comment as-tu fait pour parler de mes patients ? » Beaucoup étaient heureux que des lecteurs leur disent : « Maintenant, Docteur, je sais que vous faites un boulot difficile, et je comprends pourquoi vous êtes fatigué. » Ils étaient gratifiés que des non-médecins trouvent leur boulot passionnant, alors qu’ils n’avaient jamais l’occasion d’en parler. Les gens lisaient La Maladie… dans la salle d’attente et puis entraient dans le bureau de leur médecin le livre à la main, et découvraient que lui aussi était en train de le lire ! Une lectrice m’a raconté qu’elle avait voulu en offrir un exemplaire à son généraliste, mais qu’il lui avait répondu en souriant « C’est gentil mais j’en ai déjà sept. » Le livre a servi de passerelle, de lieu commun à beaucoup de lecteurs et de lectrices.
En général, parmi les praticiens « de terrain », le roman a été en général très bien reçu, parfois après un premier moment d’agacement assez compréhensible. Si, alors que j’étais encore médecin de campagne, j’avais entendu parler d’un roman-à-succès-écrit-par-un-généraliste j’aurais probablement été très circonspect, très méfiant et probablement très jaloux – tout comme je l’avais été en découvrant Contre-visite, le beau livre de Marie Didier, deux ans avant de publier La Vacation (après l'avoir lu, je n'étais plus jaloux, mais émerveillé et plein d'énergie).
Si j'avais été mis face à ce pavé écrit par un généraliste, je me serais demandé : « Qui c’est, ce type ? De quel droit parle-t-il de mon métier ? Qu’est-ce qu’il y connaît ? Comment se fait-il qu’il ait un succès pareil ? » D’ailleurs, beaucoup de médecins m’ont dit : « J’ai pas pu le lire, ça m’a énervé, au bout de dix pages j’avais l’impression de retourner au boulot. » C’était un grand compliment, au fond. Mais je comprends leur énervement...
Au fil des mois qui ont suivi la sortie du livre, j'ai rencontré beaucoup de généralistes qui avaient adoré le livre (mais des spécialistes aussi, quand même...). Certains m’ont fait part de leur gratitude en disant que j’avais écrit le roman qu’ils auraient voulu écrire ; d’autres m’ont demandé « Comment as-tu fait pour parler de mes patients ? » Beaucoup étaient heureux que des lecteurs leur disent : « Maintenant, Docteur, je sais que vous faites un boulot difficile, et je comprends pourquoi vous êtes fatigué. » Ils étaient gratifiés que des non-médecins trouvent leur boulot passionnant, alors qu’ils n’avaient jamais l’occasion d’en parler. Les gens lisaient La Maladie… dans la salle d’attente et puis entraient dans le bureau de leur médecin le livre à la main, et découvraient que lui aussi était en train de le lire ! Une lectrice m’a raconté qu’elle avait voulu en offrir un exemplaire à son généraliste, mais qu’il lui avait répondu en souriant « C’est gentil mais j’en ai déjà sept. » Le livre a servi de passerelle, de lieu commun à beaucoup de lecteurs et de lectrices.
Le roman a été aussi très bien accueilli par les autres
professionnel.le.s de santé : les infirmiers et infirmières de nombreux
pays francophones : j’ai été invité à parler en Suisse, en Belgique, au Québec
et dans le reste du Canada, aussi bien qu’en France.
Dans les facultés de médecine française, l’accueil a été plus
mitigé mais j’ai été invité par des enseignants, le plus souvent
généralistes mais pas seulement, dans plusieurs villes de France, en
particulier à Clermont-Ferrand, à Brest, à Caen, à Lyon, mais aussi par des
étudiants en médecine à Rennes, à Tours, à Strasbourg…
Au cours des années écoulées j’ai reçu de nombreux messages de jeunes
médecins qui ont ponctué leurs études en lisant La Maladie…, Les Trois Médecins et Le Chœur des femmes. Et je reçois des courriels similaires de
soignants de toutes les professions, mais aussi d’enseignants, et de lecteurs
et lectrices de tous les âges et de tous les horizons. Mes romans renforcent
leurs intuitions, et les encouragent dans leur travail ou dans leur exigence
d’une relation de soin sans rapport de force. Quand j’étais étudiant, je
voulais changer le monde. Ce n’est pas possible, mais avec mes romans, je peux stimuler
beaucoup de gens, et c’est le succès de La
Maladie… qui m’en a fait prendre conscience. C’est un sentiment
extraordinaire.
Une autre conséquence du succès de La
Maladie… a été de recevoir beaucoup de propositions. Non seulement des
livres mais aussi des conférences, des rencontres, des articles. Ça aussi,
évidemment, c’est très gratifiant. Ça m’a beaucoup occupé. Sans doute trop.
Cette conséquence-là du succès – les sollicitations multiples – a eu aussi des
effets négatifs sur ma vie personnelle et professionnelle.
Est-ce que vous pouvez nous parler de ces effets négatifs ?
(A suivre)
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