Je viens de relire un texte que j'ai lu pour la première
fois à l'adolescence, et deux ou trois fois depuis. C'est une nouvelle de SF
écrite par un auteur américain peu connu, Thomas L. Sherred (1915-1985) et intitulée
E for Effort. Elle raconte, à la
première personne, la découverte d'un appareil qui permet de filmer le passé.
L'inventeur et un de ses amis s'en servent pour faire des films à grand
spectacle. Ils filment d'abord les campagnes d'Alexandre le Grand, poursuivent
avec la Révolution française, l'Indépendance américaine, la guerre de
Sécession et, pour finir, les deux conflits mondiaux. A mesure qu'ils se
rapprochent du présent, les esprits des critiques, du public et de la censure s'échauffent
: ces films (qui montrent la stricte réalité) sont de plus en plus sulfureux et
remettent en cause les histoires officielles. Bref : en voulant montrer la
vérité – à travers des films qu'ils présentent d'abord comme des fictions – ils
foutent (sciemment) le bordel sur toute la planète. Evidemment, ça ne finit pas
comme ils l'avaient espéré.
Cette novella – longue
nouvelle – est extraordinaire et intemporelle. Sherred – par ailleurs auteur
d'un petit nombre de textes, une demi-douzaine, tout au plus – l'écrivit en
1947[1]. En la relisant ces
jours-ci j'ai été de nouveau stupéfait devant sa pérennité. Car la simplicité du propos et l'insertion des personnages dans
un univers familier à tous (celui du cinéma) rend l'histoire non seulement
crédible et marquante mais aussi plus actuelle que Brave New World et 1984.
En quelques dizaines de pages, un écrivain compose non seulement un thriller (on est happé très vite par le
récit), mais aussi un texte de critique historique et sociale, une satire du
cinéma et des mass media et un
pamphlet antimilitariste. Les critiques et lecteurs américains ne s'y sont pas
trompés : E For Effort est considéré
comme l'un des textes de SF majeurs du vingtième siècle.
La novella de
Sherred illustre ce que je pense de la littérature : un texte, ça n'est jamais seulement un texte. Sinon, un discours
ne serait qu'un discours et nous ne verrions pas de différence entre le conte,
la harangue politique, le prêche, la présentation scientifique, la réclame
publicitaire, le sketch satirique et je ne sais quoi d'autre. Or, nous savons
qu'il y en a.
Quoi qu'on écrive, il me semble, un texte est un engagement.
Un texte est une parole écrite pour quelqu'un. Et même pour
quelques-uns. Cette parole ne peut pas
être dénuée d'arrières-pensées. A moins d'être le dernier individu sur terre
(ou de vivre isolé sur une île déserte) et d'être raisonnablement certain que le
faire lire ne nous rapportera rien de notre vivant. C'est pour cette même
raison que l'on accorde autant de valeur aux paroles des mourants, ou au
testament des défunts : ils n'avaient plus rien à perdre, plus rien à gagner.
Même si l'on conçoit qu'un texte est, au mieux, altruiste – fût-ce
d'un altruisme intéressé – et, au pire, manipulateur (fût-ce "pour le bien" des lecteurs), il est
légitime de penser que la plupart des textes sont situés quelque part entre ces
deux extrêmes. Autrement dit : dans l'ambiguïté.
Tout texte, comme tout geste créatif, a probablement aussi
pour objet d'attirer l'attention sur les qualités de celui qui le produit. Si
j'écris un texte qui donne du plaisir, les lecteurs vont au moins m'être
reconnaissant ; au mieux, ils vont faire lire le livre à d'autres, acheter mes
autres livres, assurer ma renommée. Tout auteur – même le plus misanthrope -
cherche à séduire assez pour que chaque lecteur aille jusqu'au bout du texte. C'est
peut-être ce désir élémentaire de séduction qui fait de l'auteur un artiste.
Si chaque texte est une tentative artistique, alors les
mots, le propos, la construction reflètent nécessairement la personnalité de
l'auteur(e) – comme le trait ou le coup de burin reflètent celle du dessinateur
ou du sculpteur. Rien n'est écrit au hasard. Pas une virgule n'est fortuite. Dominique
Labbé, savant qui travaille sur la syntaxe, a mis au point une méthode
d'analyse des textes qui permet d'affirmer que la fréquence des mots, des
expressions, des tournures dans un texte constitue une empreinte caractéristique et
infalsifiable de l'auteur. Il a ainsi montré que tous les discours politiques
rédigés au Québec à une certaine époque, pour des politiciens de bords
différents, avaient pour auteur le même homme (ce qui a été confirmé). Il a
montré aussi qu'il n'y a pas de différence de syntaxe entre Emile Ajar et
Romain Gary. Il a aussi suggéré que plusieurs des œuvres de Molière, et non des
moindres, bruissent des caractéristiques stylistiques de Corneille. De là à penser
que l'un produisait sur scène ce que l'autre écrivait... C'est une histoire très
controversée, qui fait grincer des dents – parce que c'est une histoire
d'engagement, de recherche de la vérité.
Quand on écrit, on se livre, on s'engage. Sinon, le texte
est seulement une notice technique ou le mode d'emploi d'un aspirateur.
Depuis que j'écris, j'écris pour dire ma révolte. L'un de
mes premiers textes, Je refuse… prenait
pour modèle le J'accuse de Zola. Je
l'ai écrit à quatorze ou quinze ans. Quelques années plus tard, pendant mes
études de médecine, j'ai écrit de nombreux textes (de fiction, ou polémiques)
dénonçant la violence des enseignants envers les étudiants, des étudiants entre
eux, des soignants les plus gradés envers tout le monde – y compris à l'égard
des patients.
Vingt ans après, lorsque j'ai inséré dans un roman (La maladie de Sachs) un tract intitulé
"Nous sommes tous des médecins nazis", certains lecteurs se sont
étonnés de la violence qui m'avait poussé à rédiger ce tract pendant mes
études. Ca m'a fait rire : je l'avais écrit pour le livre. Mais mon rire
n'était pas moqueur, c'était un rire de plaisir : leur réaction signifiait que
ma révolte était aussi vive qu'au premier jour.
Pour ce qui me concerne, écrire et soigner ont toujours été
intimement liés. Pas de manière consciente, bien entendu : j'ai compris ça bien
après avoir commencé à écrire. Tout est parti de la lecture. Les livres me
consolaient, ils m'éclairaient, ils me rassuraient. Ils étaient, en eux-mêmes,
"soignants". Du moins, ceux que je lisais. Et très vite, j'ai fait la
différence entre les livres qui me faisaient du bien et ceux qui me faisaient
du mal. Je n'aimais pas les livres haineux. J'aimais les livres qui me
donnaient le sentiment d'en sortir plus riche, mieux armé, plus intelligent. Des
livres qui me confortaient dans mes espoirs et soutenaient mes révoltes.
Il en allait des individus comme des livres : certains me
soignaient (me faisaient du bien), d'autres non. D'autres encore m'étaient
antipathiques au point de me donner envie de leur taper dessus. Enfin, sur
leurs auteurs. (Ca reste vrai, et je reconnais que c'est puéril, mais que
voulez-vous, les émotions et les sentiments, ça ne vieillit pas. Quand ça
s'éteint, c'est qu'on est profondément déprimé. Ou mort.)
Très tôt, j'ai aimé les livres qui racontaient une histoire
et/ou m'apprenaient quelque chose. La plupart de mes livres préférés font l'un
et l'autre. Ce qu'ils racontent n'est jamais gratuit : ils transmettent et
partagent – des sentiments, des valeurs, des idées, des informations. Ils ne
sont pas écrits "juste pour distraire". Ils sont porteurs d'un enjeu.
L'enjeu de la narration n'est pas toujours clair. Je ne
savais pas quels étaient les miens en écrivant mes premières nouvelles, à
l'adolescence, et mes deux premiers romans. J'écrivais dans une certaine
inconscience. Ce n'est plus le cas aujourd'hui mais, même quand j'ai un projet
en tête, même quand je tourne autour pendant des semaines pour délimiter
exactement ce que je veux y mettre, pourquoi je veux l'écrire, ce que je veux
dire, démontrer, enfoncer à coups de marteau dans le cerveau des lecteurs les
plus résistants (autrement dit : ceux qui seront le moins susceptibles de me
lire, car ceux qui en ont envie comprendront tout, tout de suite), je me
rends compte, une fois plongé dans l'écriture (dans la narration), que j'avance
au jugé. Je ne planifie plus. Le texte m'emporte, ce n'est plus moi qui commande.
Je ne sais pas très bien où il va me conduire. Je sais que ça ne sera jamais
comme je l'avais imaginé.
Un temps, ça m'a fait peur : est-ce que je ne risque pas de
dire le contraire de ce que je veux dire, de ce que je ressens, de ce que je pense
profondément ?
Et puis j'ai compris que c'était un fantasme : on ne peut
pas écrire autre chose que ce qu'on est. Même si ça me déplaît, car j'imaginais
autre chose, j'ai fini par admettre que je suis aussi soignant qu'écrivain : j'écris toujours pour soigner, pour rassurer, pour armer, pour faire du bien.
Je sais qu'il y a bien des manières de "faire du bien" en écrivant. Pour
ma part, je m'attache à exposer les mensonges, à saboter les dogmes, à dénoncer
toutes les formes de terrorisme intellectuel ; je m'efforce de donner des informations
libératrices ; je m'attache à raconter des histoires pour dessiner le monde tel
qu'il est, tel que je nous le subissons mais aussi et surtout tel que
j'aimerais qu'il soit.
La tâche est bien évidemment vouée à l'échec. Mes livres ne
changeront pas le monde, ni en mal, ni en bien. Mais échec et réussite sont
choses toutes relatives. Certains livres m'ont fait du bien, soutenu, sorti de
la dépression et du désespoir. Si un seul de mes textes fait du bien à quelqu'une,
à quelqu'un, alors le jeu en vaut la chandelle. Il vaut que je la brûle debout,
par les deux bouts.
Martin Winckler
[1]
Initialement publiée dans Astounding Science Fiction en 1947, elle
a été reprise dans le recueil First
Person, Peculiar (Ballantine, 1972), du même auteur. En langue française,
elle a été publiée en 1966 dans Fiction
Spécial N°9/150 et dans un volume de la collection "Etoile
Double", chez Denoël en 1984 sous le titre "La machine à filmer le
temps". C'est la première version, traduite par Pierre Billon, que j'ai
lue pour la première fois. Chaque fois que je l'ai relue, par la suite, c'est
dans sa langue originelle.
Note du 23.10.2012 : Ce texte vient d'être publié dans un splendide numéro de la revue 303 intitulé "Ecrivain... Et à part ça, vous faites quoi ?" Il contient beaucoup d'autres textes d'écrivains, parmi lesquels Eric Pessan, Pierre Michon, Jean-Louis Bailly, et il est magnifiquement mis en page.
Je vous recommande de vous le procurer.
N'en doutez pas!
RépondreSupprimer(dis-je en réponse à l'avant-dernière phrase ;-))
Et puis, ce que vous dites sur le texte et sur l'écriture, j'ai constaté de manière très forte ces dernières semaines que c'était aussi tout à fait valable pour ce qu'on publie sur nos blogs...
Heureusement qu vous reparlez de cette revue! Pierre Michon et vous dans une même revue, c’est la 1ere fois je crois.
RépondreSupprimerDu bonheur pour la journée, en attente de la lire....
Bien sûr que certains de vos livres m'ont sortie du désespoir.
Ah ! "La machine à filmer le temps"... Je l'ai lu en "Etoile Double" mais je l'avais emprunté et jamais acheté parce que c'était un peu cher les "Etoile Double"... Je ne l'ai jamais relue mais cette nouvelle m'a beaucoup marqué.
RépondreSupprimerVous n'avez pas précisé qu'à partir de la guerre d'indépendance américaine ces cinéastes du passé réel faisaient reconstituer les vrais dialogues par des gens qui lisaient sur les lèvres, et ce sont ces dialogues aussi qui choquaient, et de plus en plus au fur et à mesure qu'on se rapprochait du présent (et la IIde guerre mondiale était presque encore du présent quand cette nouvelle a été publiée, en 1947).
Et la fin aussi m'a marqué... je ne dis rien :-)
Sinon il est bien aussi votre texte Martin, merci ! :-)))
Eh oui ! Tous les grands l'ont dit. Les mots nous écrivent en même temps qu'on les écrit. On ne peut pas empêcher qu'ils s'échappent sur leurs chemins de traverse. Là réside en partie le mystère de l'écriture et c'est très bien comme ça.
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