Le livre de mon enfance, c’est Jean-Christophe.
J’avais 11 ou 12 ans quand je
prenais chaque tome, montais dans ma chambre et m’allongeais sur mon lit. Je
m’évadais de l’ennui d’une vie triste et morne entre mon père et sa nouvelle
femme. Grâce à Jean-Christophe, je
suis devenue spécialiste de littérature française du début du XXème siècle puis
écrivain.
Non. Ca ne s’est pas passé comme
ça. Je dois recommencer pour rétablir la vérité parce que je me dois d’être
honnête. Pas de fiction sur ce blog.
J’avais 11 ou 12 ans quand je
prenais chaque tome de Jean-Christophe,
montais dans ma chambre et m’allongeais sur mon lit. Entre le troisième et le
quatrième volume, avalés en deux jours, la femme qui couchait avec mon père,
celle qui a eu un enfant de mon père, m’a regardée ironiquement : ce n’est
pas comme ça qu’on lit un livre, tu fais semblant.
J’ai arrêté de lire, je suis
devenue une élève médiocre, adolescente boudeuse, mi-pute mi-rebelle. Et je
n’ai aucun souvenir de Jean-Christophe, absolument aucun.
Alors que j’étais promise à un
bel avenir, petite fille rieuse et gaie, curieuse de tout, douée pour le
bonheur et surtout pour l’écriture, me voilà aujourd’hui écrivant sur le blog
d’un quasi inconnu, à propos d’un livre que je n’ai jamais achevé, libérée d’un
boulot usant par la divine surprise de deux jours de grève. Et c’est de sa
faute, tout est de sa faute à elle.
Mais Pennac m’a vengée, et m’a
donné une bonne raison de quitter mon père.
Depuis, j’erre dans les
librairies, cherchant désespérément le livre qui va changer ma vie, grosse de
jalousie et d’envie. J’erre dans les articles du blog, refusant de faire du
vieux avec du neuf, revenant sans jamais vraiment la quitter vers ma douleur,
cherchant à me convaincre que quand je serai plus vieille je me vengerai, moi à
qui anything happened, et surtout pas la moindre envie de reprendre contact.
She’s out of the past, eh bien qu’elle y reste, et avec elle ma douleur, et ma
frustration, et ma jalousie. Ah non, les mots ne se bousculent pas pour dire
merci, ils jaillissent en flots ininterrompus pour crier une haine monstrueuse,
tels les spermatozoïdes conquérants de leur copulation, dans une extase
continuelle de ma propre flagellation, pleurant au souvenir de la petite fille
rieuse que j’ai été, rageant quand je lis l’écrivain raté que je suis (zut je
n’arrive pas à placer population, m’emmerde Winckler). 980 signes ne me seront
jamais suffisants pour l’enterrer vivante sous les huées de la population
(ouf !) : la vie est trop brève pour réaliser un tel dessein. Mais
chaque nuit vient me hanter le crime parfait : je scierais les pieds de sa
bibliothèque minable qui n’aligne que des livres publiés avant 1970, je
placerais sur trois étagères différentes, juste sur le rebord, en équilibre, La Première épouse, Les lauriers du lac de Constance, et La place, j’ouvrirais les fenêtres pour que s’engouffre un vent
mauvais qui déséquilibrera son échafaudage stérile et ainsi elle mourra écrasée
par les livres d’avant le drame déséquilibrés par les livres de la douleur de
ma mère, ces livres qui m’ont réconciliée avec le plaisir de la lecture. Et ma
mère.
Non, je dois recommencer pour
rétablir la vérité. J’ai revu ma belle-mère pendant les vacances de la
Toussaint et à table, au moment de me servir, elle me dit : prend davantage
de carottes, ça rend aimable. Alors je me suis souvenue (zut, c’est moins
élégant que « je me souviens » mais il faut bien que je respecte la
concordance des temps) que le jour où elle m’a surprise en flagrant délit d’un
plaisir solitaire, j’ai pris le masque de la mal-aimable. Jean-Christophe, je
suis vraiment désolée de t’avoir abandonné ce jour-là. Mais ce n’est qu’un
contretemps.
Peut-on résumer une vie et les
conséquences d’une brève rencontre (dix ans quand même) par cette phrase
névrotique : tu fais semblant ? Tout est de sa faute, moi je n’y suis
pour rien. C’est pas vrai que je fais semblant de lire, et d’écrire. Non, c’est
pas vrai. Et pis d’abord j’suis pas mal-aimable, j’suis toujours gaie, et
drôle, et souriante. Mais pas poète. Tant pis pour le Haïku. Quant à la
description de mon désir d’écrire, je le réserve pour d’autres jours de grève.
C.D.
Reprenez Jean-Christophe. Lisez son histoire, jusqu'à la fin, couchée sur votre lit, parce qu'il n'y a pas de meilleur endroit pour lire (à mon avis, en tout cas). Reprenez du plaisir à lire et à vivre.
RépondreSupprimerEt ne soyez pas aimable si vous n'en avez pas envie.