“Adrienne ne sera pas contente”, se dit-il en s’engageant avec
dextérité dans son garage juste assez grand pour laisser passer son Hillman.
« Je suis en retard et elle a prévu du rosbif. S’il est trop cuit, ce sera
de ma faute… »
Les rituels du dimanche avant-midi auxquels il tenait tant exigeaient de
lui un timing aussi serré que lorsqu’il était encore directeur de son usine
textile : grand-messe à dix heures, dès onze heures débutaient les parties
de cartes avec les amis au Canterbury puis à une heure précise il
poussait la porte de chez lui et s’installait à table où la soupe était déjà
servie : Adrienne savait qu’il la voulait ni trop brûlante ni trop tiède
et lui en versait une louche dès qu’elle voyait l’auto tourner dans l’allée.
Il en avait toujours été ainsi.
Ce qu’il ne savait pas, en sortant de sa voiture dans l’espace étroit
entre la portière et le mur de béton, c’est qu’il avait posé là un cageot, un
de ces légers emballages pour le transport des oranges d’Espagne et qu’il
ramassait toujours pour les donner à sa fille, s’il en voyait au supermarché:
c’était bien pratique pour classer le petit bois et pour le porter à
l’intérieur quand son gendre voulait allumer l’âtre. Car depuis qu’il n’était
plus directeur d’usine, depuis cet infarctus qui avait changé le cours de sa
vie, c’était lui qui faisait les courses.
Mais ce jour-là, la machine du temps s’enraya une deuxième fois. Sa
soupe refroidit dans l’assiette et le rosbif trop cuit ne suscita aucun
commentaire. Il trébucha sur le cageot, ne put se relever. Adrienne affolée dut
appeler les urgences. On l’emmena dans une grande clinique où on diagnostiqua
une rotule brisée. On l’opéra dès le lendemain. Il essaya de prendre son mal en
patience et de rester optimiste mais il eut de terribles escarres dont il
souffrit beaucoup, malgré tous les soins, coussins et matelas spéciaux.
Cependant on lui dit qu’il pourrait rentrer chez lui à Noël. Il n’y avait
qu’une condition : qu’il fasse bien ses exercices de revalidation.
C’est là qu’il mourut, un 21 décembre, entre les deux barres de métal
auxquelles il se tenait en refaisant pour la première fois quelques pas.
L’embolie, ça ne pardonne pas.
***
Il suffirait d’une machine à remonter le temps et d’un simple
geste : déplacer le cageot d’un demi-mètre.
***
“Adrienne ne sera pas contente”, se dit-il en s’engageant avec
dextérité dans son garage juste assez grand pour laisser passer son Hillman.
« Je suis en retard et elle a prévu du rosbif. S’il est trop cuit, ce sera
de ma faute… »
Les rituels du dimanche avant-midi auxquels il tenait tant exigeaient de
lui un timing aussi serré que lorsqu’il était encore directeur de son
usine textile : grand-messe à dix heures, dès onze heures débutaient les
parties de cartes avec les amis au Canterbury puis à une heure précise
il poussait la porte de chez lui et s’installait à table où la soupe était déjà
servie : Adrienne savait qu’il la voulait ni trop brûlante ni trop tiède
et lui en versait une louche dès qu’elle voyait l’auto tourner dans l’allée.
Il sortit péniblement de sa voiture entre l’espace trop étroit de la
portière et du mur de béton, pensa à sa fille en voyant le cageot qui traînait
là depuis la veille, puis se dirigea vers la maison où la soupe fumante
l’attendait dans son assiette à la tête de la table, comme au temps des
patriarches dont il était bien le dernier.
Très beau texte, j'aime beaucoup la structure.
RépondreSupprimermerci Sophie :-)
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