Quatre
films constituent mes chefs-d'œuvre personnels : ils ont marqué mon
existence, des fragments de leur trame sonore viennent souvent flotter dans mon
esprit et, parfois, les répliques d’un de leurs protagonistes quittent mes
lèvres.
Mais
c’est d’un autre long-métrage que j’aimerais parler. Un film très
particulier : même s’il passe (rarement) à la télévision et qu’on peut se
le procurer en DVD, il n’existe que dans ma tête…
Je
l’ai vu pour la première fois alors que je devais avoir huit ou neuf ans, entre
Noël et le jour de l’An. Sur l’écran aux couleurs défaillantes d’une télévision
surmontée « d’oreilles de lapin ». C’était un vieux film mettant en
scène les aventures de Sinbad le marin, où aventure et féérie se mêlaient dans
de luxueuses couleurs. Sinbad était amoureux d’une princesse, mais le pays
était tombé sous la férule d’un cruel tyran chauve et moustachu, le vilain
El-Kherim. Bien entendu, ce dernier convoitait la jolie princesse qui n’avait
d’yeux que pour Sinbad. En marge de ce (quasi) triangle amoureux, il y avait
aussi un puissant magicien qu’El-Kherim maintenait en son pouvoir grâce à une
bague magique « tordeuse de tête ». (Entre nous, cette bague était
inutile : le magicien était si froussard qu’il en devenait inoffensif,
même s’il était ouvertement du côté de Sinbad.)
On
voulait qu’El-Kherim meure, mais le bougre était invulnérable : le
transpercer d’une épée le faisait rire! Sinbad apprenait alors de la bouche du
magicien froussard que le cruel tyran avait, par un odieux procédé, retiré son
cœur de sa poitrine. L’organe palpitant avait ensuite été caché au sommet d’une
tour qui se dressait, solitaire, au centre de marécages volcaniques grouillant
de monstres à faire pâlir Lovecraft de jalousie. Pour détruire le cœur
d’El-Kherim et sauver la princesse, Sinbad et ses hommes entreprenaient le
périlleux voyage vers la tour…
Et
là, quel changement d’atmosphère! Alors que tout le film était en couleurs, les
séquences où Sinbad et ses hommes s’aventuraient en direction de la tour
étaient en rouge et blanc. Partir en quête du cœur maléfique impliquait de basculer
dans un autre monde, glauque et sinistre. Je restais presque le front collé à
l’écran, à regarder Sinbad et ses compagnons se frayer un passage à travers les
plantes carnivores et se démener avec des monstres sanguinaires, alors qu’au
loin la tour solitaire se dressait, de plus en plus proche, mais toujours lointaine.
Et
en arrière-plan, régulier comme une horloge, on entendait le battement d’un
cœur. Pou-poum Pou-poum. Pou-poum.
Je
n’ai plus revu ce long-métrage pendant des années, mais il est toujours resté
présent dans ma mémoire. Je revoyais les images, j’entendais le battement du
cœur maléfique. Parfois, je me demandais si je ne l’avais pas rêvé, ce film. Et
puis un jour, miracle! Il a repassé à la télévision, quand j’entrais au
secondaire. J’ai pu lui associer un titre : Capitaine Sindbad (1963), réalisé par Byron Haskin, avec Guy
Williams dans le rôle de Sinbad et Pedro Armendariz dans celui du vilain
El-Kherim.
Sauf
que film-là n’était pas celui que j’avais vu.
C’était
la même histoire, les mêmes scènes… Mais avec d’horribles décors et costume kitsch, que même une troupe d’opérettes
sans le sous ne voudrait pas. Le pire : les séquences qui, dans mon
souvenir, étaient en rouge et blanc — celles où Sinbad et ses hommes voyageaient
en direction de la tour — étaient, finalement, affligées de couleurs criardes.
Disparue, l’atmosphère glauque qui avait tant soulevé ma fascination. Ces
scènes qui rendaient ce film unique n’étaient qu’une construction de ma
mémoire… ou la faute du téléviseur, dont les oreilles de lapin restituaient mal
les images.
Déception.
Le film auquel je rêvais, que je voulais tant revoir, n’était pas celui-là.
Depuis,
je me suis quand même procuré Capitaine Sindbad en DVD. De temps à autre, je le
réécoute en mettant ma télévision en noir et blanc. Parfois, je l’arrête, je m’étends,
et je le visionne dans ma tête tel que je m’en souvenais. Tel que j’aimerais le
voir.
Le
long-métrage qui avait tant soulevé mon enthousiasme enfant, je ne le reverrai
jamais. Il n’existe que dans ma tête.
Au
fond, je possède un film que personne d’autre ne peut voir. Et quel drame, parce
que c’est un maudit bon film!
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