jeudi 24 février 2011

It must have been fun (Versions 1 et 2) - par Martine B.

Version 1

Lou n’aimait pas rendre visite à sa grand-mère. La vue de tous ces vieillards en super forme le déprimait. Il se demandait si à quatre-vingt ans passés, il serait assez fou pour jouer au tennis comme le faisait encore Mamie. Il détestait ces pratiques d’un autre temps. Pourquoi  courir comme des dératés en plein soleil alors qu’on pouvait  s’adonner à n’importe quel sport chez soi dans un environnement sain et climatisé, assisté d’un robot personnel qui contrôlait en permanence votre glycémie et votre rythme cardiaque ? Non franchement, il ne comprenait pas cette génération …
Un dimanche par mois ses parents le conduisaient  à Vert & Bleu, la  résidence pour séniors sportifs où habitait sa grand-mère. C’était un ancien club de golf qui avait été laissé à l’abandon dans les années 2030, à peu près à l’époque où l’exercice physique au grand air était tombé en désuétude. L’ancien club house abritait désormais un bar à jus de fruits, un restaurant diétético-moléculaire,  des salles de soins où officiaient une myriade de kinés, et une salle polyvalente utilisée la plupart du temps pour des bals, car tout ce petit monde avait encore la jambe leste. Sur l’ancien parcours on avait  construit des maisons individuelles,  quelques magasins, un salon de beauté et une entreprise funéraire. Tout était organisé afin que les résidents n’aient pas trop à sortir de leur retraite dorée.
 Lou avait horreur de devoir embrasser les amis de sa grand-mère, comme si cela se faisait encore d’embrasser les gens ! Leur odeur corporelle l’incommodait, et il avait une sainte frousse d’attraper une maladie de peau. Mais le  pire, c’était quand ils se mettaient à radoter sur leur passé, parce qu’ils croyaient que cela intéresserait le p’tits gars, comme ils disaient dans leur langage de vieux. C’est ainsi que quelques semaines auparavant, ils lui avaient parlé d’un drôle d’endroit, l’école. Il avait découvert qu’autrefois on ne travaillait pas tranquillement tout seul chez soi  sur son bureau tactile comme il le faisait,  mais qu’il fallait se rendre en un endroit assez sordide où les enfants s’appelaient des « élèves ». On réussissait à en enfourner une bonne trentaine par classe, (salle minuscule dénuée de tout équipement électronique), et ils transportaient  des sacs qui pesaient une tonne d’où ils extirpaient des objets reliés, en papier. Sur les plus fins ils copiaient des lignes de mots à l’aide d’une sorte de stylet qui leur salissait les doigts. Quand ils  se trompaient, il fallait tout recommencer.  Les autres objets reliés étaient des « livres ». Pour lire,  il fallait prendre chaque feuille entre ses doigts et la tourner pour faire défiler les mots, une véritable perte de temps et d’énergie avait pensé Lou. Une personne d’âge mûr était là aussi, et  d’après Grand-Père elle griffonnait de temps en temps sur une planche de bois rectangulaire de couleur noire ou verte qui était fixée sur l’un des murs. Elle s’énervait aussi quand le groupe devenait bruyant,  et menaçait  de les coller, mais ils avaient déjà l’air scotchés sur leurs chaises, alors pourquoi en rajouter ?
Lou se rappela un film-docu qu’il avait visionné pour son projet d’histoire, dans lequel un certain Monsieur Perez humiliait une pauvre fille parce qu’elle n’avait pas réussi un travail appelé devoir, pour lequel on  obtenait un  score. Elle avait reçu l’humiliation suprême, un zéro sur vingt. Pourquoi sur vingt d’ailleurs ? De nos jours, tout cela n’était plus possible. Lou planifiait lui-même ses journées de travail et faisait ses exercices à son rythme : on ne le forçait ni à accélérer le rythme quand il était fatigué, ni à le ralentir s’il avançait bien. Lorsqu’il avait atteint un niveau de compétences il passait au suivant, tout simplement. Lou n’avait jamais vu le superviseur, car il ne se déplaçait que lorsqu’un enfant ne tenait pas ses objectifs  ou  avait endommagé son bureau tactile, et Lou était  studieux et très soigneux avec son matériel.
Dans ce film, de nombreux autres détails avaient intrigué le jeune garçon. Les « élèves », bien qu’entassés dans cette pièce, ne semblaient pas en pâtir. Ils avaient même l’air de bien s’amuser, surtout quand l’adulte avait le dos tourné. Certains consultaient des messages sur leurs i-phones et y répondaient, d’autres bavardaient en aparté, il y en avait aussi qui se tenaient par la main sous les tables. Lou avait également  observé de nombreux échanges de regards complices, suivis de fous rires interminables. Il s’était promis d’en parler avec sa grand-mère.
Le dimanche suivant Mamie lui avait expliqué que dans sa jeunesse le principal intérêt des garçons et des filles étaient de séduire des personnes du sexe opposé. On savait qu’on plaisait à quelqu’un quand il vous chahutait sans cesse. Il s’ensuivait une sorte de jouxte verbale qui durait un certain temps, puis un beau jour vous ne pouviez plus vous passer l’un de l’autre. C’est alors que vous vous embrassiez, et c’était le début d’une formidable aventure qui vous faisait entrer dans le monde des grands. Mamie  et Papy s’était connus de la sorte, sur les bancs de l’université. La mère de Lou était née quelques années après. Il se demandait  bien comment, d’ailleurs, encore une question à élucider. Désormais c’était quand même plus simple, on pratiquait des FIV en fonction  des études prévisionnelles des besoins de l’industrie et de la finance. Cela avait éradiqué de manière très simple un autre problème d’autrefois dont lui avaient parlé ses parents, le chômage. Ceux qui ne voulaient pas se conformer à ces méthodes de procréation avaient le choix, mais leurs enfants étaient voués à des emplois subalternes, comme celui de soignant par exemple. (Il y avait encore quelques rebelles réfractaires aux médicaliments pour tomber malade.)
 Lorsque les gens se rencontraient de cette  manière totalement aléatoire, on disait qu’ils s’aimaient. Ils écrivaient  des textes  pour exprimer leurs  sentiments, ou alors ils les déclaraient de vive  voix. Etre amoureux mettait les gens dans un drôle d’état, Mamie disait qu’ils avaient «  la tête à l’envers ». ‘Eh bien, ça devait être beau !’, avait rétorqué Lou. Mais Mamie lui avait répondu que cela les rendait heureux, et qu’elle ne connaissait rien de mieux.
Seul devant son bureau le lendemain,  Lou avait du mal à se concentrer. Il ne cessait de repenser aux paroles de sa grand-mère et se dit que finalement, on devait bien s’amuser autrefois.


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Quelques jours après la publication de la version 1, Martine m'écrit qu'en se relisant, elle a des remords et m'envoie une version 2, en me demandant de remplacer l'une par l'autre. Je lui réponds que je publie les deux, afin que tout le monde puisse profiter des modifications. Après tout, on est sur un blog où l'écriture bouge et n'est pas figée... Alors, autant que ça se voie ! 

MW

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Version 2 :


Lou n’aimait pas rendre visite à sa grand-mère. La vue de tous ces vieillards en super forme le déprimait. Il se demandait si à quatre-vingt ans passés, il serait assez fou pour jouer au tennis comme le faisait encore Mamie. Il détestait ces pratiques d’un autre temps. Pourquoi  courir comme des dératés en plein soleil alors qu’on pouvait  s’adonner à n’importe quel sport chez soi dans un environnement sain et climatisé, assisté d’un robot personnel qui contrôlait en permanence votre glycémie et votre rythme cardiaque ? Non franchement, il ne comprenait pas cette génération …
Un dimanche par mois ses parents le conduisaient  à Vert & Bleu, la  résidence pour séniors sportifs où habitait sa grand-mère. C’était un ancien club de golf qui avait été laissé à l’abandon dans les années 2030, à peu près à l’époque où l’exercice physique au grand air était tombé en désuétude. L’ancien club house abritait désormais un bar à jus de fruits, un restaurant diétético-moléculaire,  des salles de soins où officiaient une myriade de kinés, et une salle polyvalente utilisée la plupart du temps pour des bals, car tout ce petit monde avait encore la jambe leste. Sur l’ancien parcours on avait  construit des maisons individuelles,  quelques magasins, un salon de beauté et une entreprise funéraire. Tout était organisé afin que les résidents n’aient pas trop à sortir de leur retraite dorée.
 Lou avait horreur de devoir embrasser les amis de sa grand-mère, comme si cela se faisait encore d’embrasser les gens ! Leur odeur corporelle l’incommodait, et il avait une sainte frousse d’attraper une maladie de peau. Mais le  pire, c’était quand ils se mettaient à radoter sur leur passé, parce qu’ils croyaient que cela intéresserait le p’tits gars, comme ils disaient dans leur langage de vieux. C’est ainsi que quelques semaines auparavant, ils lui avaient parlé d’un drôle d’endroit, l’école. Lou avait ainsi découvert qu’autrefois on ne travaillait pas tranquillement tout seul chez soi  sur son bureau tactile,  mais qu’il fallait se rendre en un endroit assez sordide où les enfants s’appelaient des  élèves. On réussissait à en enfourner une bonne trentaine par classe, (salle dénuée de tout équipement électronique), et ils devaient y transporter des sacs qui pesaient une tonne, d’où ils extirpaient des objets reliés, en papier. Sur les plus souples ils copiaient des lignes de mots à l’aide d’une sorte de stylet qui leur salissait les doigts. Quand ils  se trompaient, il fallait tout recommencer.  Les autres objets reliés étaient des  livres. Pour lire,  il fallait prendre chaque feuille entre ses doigts et la tourner pour faire défiler les mots, une véritable perte de temps et d’énergie avait pensé Lou. Une personne d’âge mûr était là aussi, et elle griffonnait de temps en temps sur une planche de bois rectangulaire de couleur noire ou verte fixée sur l’un des murs. Elle s’énervait aussi quand le groupe devenait bruyant,  et menaçait  de les  coller, mais ils avaient déjà l’air scotchés sur leurs chaises, alors pourquoi en rajouter ?
Lou se rappela un film-docu qu’il avait visionné pour son projet d’Histoire, dans lequel un certain Monsieur Perez humiliait une pauvre fille parce qu’elle n’avait pas réussi un travail appelé devoir, pour lequel on  obtenait un  score. Elle avait reçu l’humiliation suprême, un zéro sur vingt. Pourquoi sur vingt d’ailleurs ? De nos jours, tout cela n’était plus possible. Lou planifiait lui-même ses journées de travail et faisait ses exercices à son rythme : on ne le forçait ni à accélérer alors qu’il  était fatigué, ni à  ralentir s’il avançait bien. Lorsqu’il avait atteint un niveau de compétences il passait au suivant, tout simplement. Lou n’avait jamais vu le superviseur, car il ne se déplaçait que lorsqu’un enfant ne tenait pas ses objectifs  ou  avait endommagé son bureau tactile, et Lou était  studieux et très soigneux avec son matériel.
Dans ce film, de nombreux autres détails avaient intrigué le jeune garçon. Les  élèves, bien qu’entassés dans cette pièce, ne semblaient pas en pâtir. Ils avaient même l’air de bien s’amuser, surtout quand l’adulte avait le dos tourné. Certains consultaient des messages sur leurs i-phones et y répondaient, d’autres bavardaient en aparté, il y en avait aussi qui se tenaient par la main sous les tables. Lou avait également  observé de nombreux échanges de regards complices, suivis de fous rires interminables. Il s’était promis d’en parler avec sa grand-mère.
Le dimanche suivant Mamie lui avait expliqué que dans sa jeunesse le principal intérêt des garçons et des filles étaient de séduire des personnes du sexe opposé. On savait qu’on plaisait à quelqu’un quand il vous chahutait sans cesse. Il s’ensuivait une sorte de jouxte verbale qui durait un certain temps, puis un beau jour on ne pouvait plus se  passer l’un de l’autre. C’est alors qu’on s’embrassait, et c’était le début d’une formidable aventure qui vous faisait entrer dans le monde des grands. Mamie  et Papy s’était connus de la sorte, sur les bancs de l’université. La mère de Lou était née quelques années après. Il se demandait  bien comment, d’ailleurs, encore une question à élucider. Désormais c’était quand même plus simple, on pratiquait des FIV en fonction  des études prévisionnelles des besoins de l’industrie et de la finance. Cela avait éradiqué de manière très simple un autre problème d’autrefois dont lui avaient parlé ses parents, le chômage. Ceux qui ne voulaient pas se conformer à ces méthodes de procréation avaient le choix, mais leurs enfants étaient voués à des emplois subalternes, comme celui de soignant par exemple. (Il y avait encore quelques rebelles réfractaires aux médicaliments pour tomber malade.)
 Lorsque les gens se rencontraient de cette  manière totalement aléatoire, on disait qu’ils s’aimaient. Ils écrivaient  des textes  pour exprimer leurs  sentiments, ou alors ils les déclaraient de vive  voix. Etre amoureux mettait les gens dans un drôle d’état, Mamie disait qu’ils avaient  la tête à l’envers. ‘Eh bien, ça devait être beau !’, avait rétorqué Lou. Mais Mamie lui avait répondu que cela les rendait heureux, et qu’elle ne connaissait rien de mieux.
Seul devant son bureau le lendemain,  Lou avait du mal à se concentrer. Il ne cessait de repenser aux paroles de sa grand-mère et se dit que finalement, on devait bien s’amuser autrefois.





3 commentaires:

  1. Eh bien... en 2030, je serai dans la position de la grand-mère, je préfère ça!
    Bravo, en tout cas, ça semble assez bien vu - pour en juger, rendez-vous ici même dans une cinquantaine d'années...

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  2. Version 1, version 2 ... ouf vous y avez laissé le passage que je préfère : j'ai adoré le côté provocateur "des emplois subalternes comme celui de soignant par exemple". Mais si votre vision des choses se réalisent je n'ai pas vraiment hâte d'y être en 2030 ...

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  3. @ Galm et Laurence: merci pour vos commentaires. Comme ce n'est pas clair, j'ai ajouté dans une 3° version la phrase suivante à propos du golf: "le parcours était resté en friche quelques décennies, puis les travaux de reconstruction avaient commencé au printemps 2062." Car pour moi, 2030 marquait juste le "début de la fin".
    Et rassurez-vous, ce que j'ai écrit n'est pas forcément ma vision de l'avenir mais plutôt un clin d'oeil à la nouvelle d'Asimov, "The fun they had", d'où le choix du titre.

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