C'est en lisant qu'on devient liseron. (Raymond Queneau)
Un.e écrivant.e se vend en écrivant avec son ventre. (Raphaël Marcœur)
C'est une question que je ne me posais pas auparavant.
Et il me faut préciser ce qu'elle recouvre.
Quand j'étais un écrivant débutant - entre 13 et 18 ans, disons - je pensais qu'écrire, c'était inventer. Alors même que je tenais un journal, dans lequel je n'inventais pas, mais inscrivais mes sentiments, mes émotions, mes enthousiasmes et mes révoltes. Le journal et les histoires (qui sont ensuite devenues des "nouvelles") que j'écrivais n'avaient pas le même statut.
Le premier était de l'ordre de l'intime, et je n'imaginais pas le publier - même s'il m'arrivait d'en faire lire des passages à des ami.e.s ; les secondes étaient, de près ou de loin, un chantier, un entraînement, un auto-apprentissage à l'écriture de fiction (je ne crois pas avoir jamais employé le mot "littérature"). J'aspirais à (j'espérais) devenir un auteur publié et je faisais ce que je pensais devoir faire : j'inventais, je construisais, je rédigeais.
Quand j'ai commencé mes études de médecine, la démarcation entre les deux "champs" s'est effacée. Mon journal parlait bien sûr de mes expériences et de mes rencontres ; les histoires, très vite, se sont mises à faire de même, sous une forme plus ou moins transposée, plus ou moins allusive. Mais le matériau était le même.
C'est probablement pour ça que j'ai toujours eu du mal à écrire des fictions à la première personne : il m'était difficile de séparer le "je" de fiction du "je" de mon journal. La rencontre avec le "Tu" de Un homme qui dort, de Georges Perec, a été libératrice. Le roman de GP raconte l'histoire d'un étudiant qui décide de ne pas aller passer ses examens, à la deuxième personne. En le regardant de loin. Je pouvais m'identifier non seulement à la détresse et à la dépression du protagoniste, mais aussi à la distance - et, paradoxalement, à la proximité - que ce "Tu" permettait.
Mon premier roman inédit (on peut le lire ici), Les Cahiers Marcœur, était rédigé à la troisième personne, à l'exception de l'introduction et la conclusion, qui avaient recours à la deuxième. Pas de "Je".
Mon premier roman publié (La Vacation) raconte à la deuxième personne. Mais contrairement au roman de GP, on apprend, à la dernière page, qui raconte. Des liseron.ne.s m'ont dit avoir été surpris.e.s, voire choqué.e.s par cette révélation, ajoutant parfois que ce qui la précède n'était pas nécessaire non plus, mais cette révélation était, à mon humble avis, nécessaire pour que le texte tienne debout.
Dans une certaine mesure, si je n'avais pas su d'emblée qui racontait, je n'aurais pas pu écrire le livre.
Il en va de même pour La Maladie de Sachs et les romans suivants : il m'a toujours fallu répondre aux questions "Qui raconte, et à qui ?" pour pouvoir les écrire.
Plusieurs de mes romans sont "polyphoniques", en ce qu'ils déroulent plusieurs, parfois de nombreuses narrations montant de voix différentes. Mais quand on y regarde de plus près, ces narrations sont presque toujours invoquées ou "appelées" par une voix en particulier - celles de "Monsieur Nestor" dans Les Trois médecins ; celle de Jean Atwood dans Le Choeur des femmes ; celle d'Emmanuel dans En souvenir d'André ; celle de la narratrice "omnisciente" de Abraham et fils (oui, bien que ce personnage n'ait pas de "genre" puisqu'il ne s'agit pas d'un être vivant, à mes yeux, c'est UNE narratrice) ; celle d'Alice, la lectrice du dossier de candidature des Histoires de Franz.
Aujourd'hui, j'écris un roman (titre encore confidentiel) dont toute la narration est féminine. C'est un peu inhérent au projet : ça parle de la vie des femmes, vue par des femmes. Et je me pose la question : est-ce que j'ai le droit de parler en leur nom ?
Ce n'est pas une question rhétorique, ni esthétique, mais éthique. Je vis désormais dans un pays (le Canada) où on s'interroge vivement sur l'appropriation culturelle, et le fait qu'un homme écrive un roman raconté par des femmes soulève des questions.
Aujourd'hui, après avoir "fait parler" de nombreuses personnages féminines dans mes romans, j'en viens à me demander ce que ça signifie - pour moi, pour les lectrices, pour les femmes qui se reconnaîtront ou non, qui se sentiront validées ou trahies.
En octobre 2017, à Bruxelles, pendant une rencontre organisée par la librairie féministe TuLiTu, j'ai été interrogé et interpellé assez vivement par Christine Aventin, critique et auteure féministe. Le moins qu'on puisse dire c'est qu'elle n'a pas mâché ses mots, et suggéré vigoureusement que beaucoup de choses qu'elle avait lues dans Les Histoires de Franz étaient (au moins) paternalistes. (Si je me souviens bien, elle n'avais pas lu le Choeur des femmes mais ça ne la disqualifiait pas de critiquer Les HDF.)
Je ne m'attendais pas à ce qu'elle soit aussi critique, mais j'aurais dû : on ne devrait jamais prendre pour acquis que les personnes qui viennent à notre rencontre (fût-ce pour l'animer) adhèrent entièrement à ce qu'on dit ou écrit. J'ai été très déstabilisé. J'ai répondu du mieux que j'ai pu à ses remarques, sans monter sur mes grands chevaux (depuis longtemps, ils paissent en liberté, loin de mes humeurs et de mon égo) et en reconnaissant, ce que je crois, qu'il n'est pas possible de se départir complètement de ses préjugés, même quand on aspire à écrire de manière respectueuse et engagée.
Son interpellation m'a néanmoins remué. Et je pense qu'elle me remue encore, alors que j'écris ce roman-ci, dix-huit mois plus tard.
Non, je ne pense pas (comme le suggèrent les hommes effrayés par le mouvement "MeToo") qu'on "n'a plus le droit d'écrire ce qu'on veut" - c'est évidemment faux. On peut écrire ce qu'on veut, en acceptant l'éventualité et l'arrivée des objections et des critiques. Cela, j'y suis prêt depuis longtemps. (Depuis que Paul Otchakovsky-Laurens a refusé mon deuxième roman...)
Mais il s'est passé quelque chose dans ma tête : je ne pense plus que ce que j'ai à écrire ait une valeur "intrinsèque" ("universelle") sous prétexte que mes livres précédents ont été lus. Ou que beaucoup de lectrices me perçoivent comme un auteur féministe. Je l'ai pensé, et c'était sûrement complaisant.
Le féminisme, ça doit se démontrer à chaque livre. Ce n'est pas une étiquette qu'on porte une fois pour toutes. (Et surtout pas une étiquette qu'un homme porte une fois pour toutes...)
Je suis conscient désormais (et je peux dire "à nouveau" car je le pensais déjà il y a trente ans mais pour d'autres raisons) qu'à chaque livre, je dois me tenir debout seul, face à des lect.eur.ices chaque fois différent.e.s, et chaque fois équipé.e.s d'un appareil critique, d'un recul, différent.
En sachant ce qui a été perçu comme "juste" hier peut être vu aujourd'hui comme dépassé ou inapproprié - ou inacceptable.
Je suis conscient, au fond, que le regard sur le monde des personnes qui (me) lisent change plus vite que le mien.
Alors, je ne vais pas (comme je l'ai envisagé plusieurs fois depuis 18 mois) mettre ce projet au placard et passer à autre chose. Je vais le terminer, en l'écrivant de mon mieux - c'est le mieux que je puisse faire - et en me préparant, le jour où il sera lu, à entendre des femmes me dire :
"De quel droit as-tu pris ma voix ?"
Je n'ai pas, je n'aurai pas de réponse à cette question. Sinon que cette voix - ces voix, car elles sont multiples - je les porte en moi, parce qu'elles m'ont fait la personne que je suis.
Et j'espère que je ne les trahirai pas. Car je me trahirais moi-même.
Mar(c)tin
Ces questions de font sont légitimes et pertinentes, et ne datent pas d'aujourd'hui (je pense à André Schwarz-Bart et son roman La Mulâtresse Solitude), mais effectivement la prise de conscience féministe récente les remet au 1er plan. Je vous fais confiance pour la suite !
RépondreSupprimerMon nom a disparu du commentaire précédent, zut alors. Alors tant pis si ça n'intéresse que moi mais je précise que c'est Alexis Z. qui l'a écrit !
RépondreSupprimerCiao Martin à plus !