dimanche 14 août 2016

Que faire des secrets ? (Un extrait du "Choeur des femmes")

- Tous ces secrets qu’on nous confie, c’est pas lourd, à la fin ?

- Ça ne peut pas être plus lourd pour toi que pour celles qui te les racontent... Ce sont leurs secrets, pas les nôtres. Tu apprendras à les entendre comme des histoires, pas comme des réalités tangibles.

- Comment ça, « des histoires » ?

- Tu n’as aucun moyen de vérifier qu’un secret est réel. Si c’est secret, c’est que personne ne le sait, par définition. Donc, ça peut être vrai ou non. Et ça n’a pas d’importance. Ce qui importe, c’est l’émotion qui accompagne le secret. Pas l’anecdote. De sorte qu’il n’est même pas nécessaire de s’en souvenir toute sa vie ! Pour ma part, j’oublie très vite presque tous les secrets...

- Mais si vous les oubliez... comment pouvez-vous les utiliser ensuite ?


- Ah, mais tu n’as pas le droit de les utiliser, sous aucun prétexte ! Ni contre, ni pour, la personne qui te le révèle ! Tu es une soignante, pas un banquier chez qui on fait un dépôt et qui capitalise des intérêts ! Un secret, c’est un symbole, pas un instrument. Si tu t’en sers, tu t’exposes à te faire manipuler. Mettons que Madame Smith te révèle qu’une autre de tes patientes, Madame Jones, est la maîtresse de son mari. Est-ce seulement pour vider son sac, ou bien est-ce destiné à ternir l’image que tu as de Madame Jones, voire à se servir de toi pour la punir ? Tu n’en sais rien. Dans un cas comme dans l’autre, la prochaine fois que tu la verras, tu ne vas pas interpeller Madame Jones pour lui demander si elle est vraiment la maîtresse de Monsieur Smith. Il en va de même si Madame Jones en personne te confie qu’elle est la maîtresse de Monsieur Smith. Elle ne te demande pas d’utiliser son secret, elle te demande de l’entendre. Le secret qu’on te confie ne t’appartient pas et – pas plus que ton statut de médecin, d’ailleurs – il ne te confère aucun droit, aucun pouvoir, aucune autorité morale sur la personne qui te l’a livré. L’utiliser, ou même simplement le mentionner devant elle – « Je sais ce que vous avez fait... », c’est un abus de savoir – donc, un abus de pouvoir... Et le moyen le plus simple de ne pas abuser de ce savoir, c’est d’oublier... Tu vois, beaucoup de femmes nous livrent leur secret au moment où elles sont le plus fragiles, mais tu verras qu’elles ne tiennent pas du tout à ce qu’on s’en souvienne par la suite. Elles sont très reconnaissantes qu’on oublie leur secret après qu’elles nous l’ont confié. Elles ont surtout besoin qu’on l’entende dans l’instant. Lorsqu’une femme te confie qu’elle a trompé son mari, ce n’est pas pour être absoute  – tu n’es ni grande prêtresse ni directrice de conscience - mais ça peut être pour que tu entrevoies pourquoi elle ne veut pas de la grossesse qu’elle va interrompre. Elle a peut-être simplement besoin de lire dans tes yeux qu’elle n’est pas juste « monstrueuse » d’interrompre sa grossesse, qu’elle est humaine. Ce qu’elle te révèle, tu n’as pas besoin de le garder en tête, et encore moins de l’inscrire sur la liste de ses "péchés" puisque, encore une fois, tu n’es pas là pour les comptabiliser. Alors, tu n’as pas besoin de te rappeler le secret. Tu as juste besoin de te souvenir qu’un jour, cette femme t’a confié un secret qui la faisait souffrir.

Le Choeur des femmes, POL, 2009, pp. 507-508

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