Dans mon enfance, en France, l’expression contre nature désignait les
comportements sexuels qualifiés de « déviants »… lorsqu’ils étaient
affichés hors des sphères où on les tolérait. L’homosexualité était réprouvée,
mais lorsqu’elle concernait un écrivain ou un artiste renommé, on se contentait
de la passer sous silence. J’ai dû attendre le début des années soixante-dix
pour apprendre que Jean Marais – mon acteur préféré à l’époque (1) – avait été l’amant
de Cocteau, que Verlaine et Rimbaud étaient plus que des camarades de beuverie,
et qu’Oscar Wilde avait été puni de prison pour avoir « débauché » un
jeune aristocrate.
Curieusement, la prostitution ne faisait pas partie de la
liste – peut-être parce qu’elle avait inspiré nombre de peintres célébrés. Et
si le mot était censuré dans le titre d’une pièce de Sartre (La P… respectueuse), les personnages de
putains attachantes – d’Arletty dans Hôtel
du Nord à Brigitte Bardot dans En cas
de malheur – avaient toutes les faveurs du public. Implicitement, les
artistes avaient le droit d’être non-conformistes et les jolies femmes pauvres
d’arrondir leurs fins de mois. S’agissant d’actes explicitement réprimés par la
loi, le jugement était beaucoup plus brutal : ainsi, l’inceste et l’infanticide
étaient des « crimes contre
nature ». Mais de manière singulière, le viol, dont la seule évocation
m’horrifiait alors autant qu’aujourd’hui, semblait faire l’objet d’une
indulgence, voire d’une tolérance… intolérables.
Pour l’adolescent que j’étais, dans les années soixante, le
mot « nature » désignait le soleil, l’eau du ruisseau, la pluie et le
vent, les petits oiseaux et le monde sous-marin. Il ne s’appliquait jamais à la
sexualité. Il avait fallu, naturellement,
que mes parents en tâtent pour que je sois là – et, jusqu’à l’avènement de
la procréation médicalement assistée, pour que tout le monde soit là – mais je n’avais
jamais entendu dire que la sexualité était naturelle.
On ne m’avait pas prévenu qu’à treize ans, sans crier gare, mon
pénis s’allongerait et que je me mettrais à rêver de femmes nues et à éjaculer dans
mon pyjama. On ne m’avait pas averti que la photo d’un décolleté plongeant ou d’une
femme aux yeux mi-clos offrant ses lèvres à un homme déclencherait des érections
incontrôlables. On ne m’avait pas informé qu’au premier baiser d’une fille sur
ma bouche, j’aurais envie de lui caresser les seins et de coller mon pantalon
plein à craquer contre ses cuisses. On ne m’avait pas annoncé que chaque nuit, je
me masturberais avant de m’endormir.
Pour couronner cette explosion hormonale, la puberté avait
déclenché une acné phénoménale qui me défigurait et transformait mon dos en
région sinistrée. Pour me soigner, ma mère m’emmenait à Paris me faire
soigner par un dermatologue renommé. Le « traitement »
consistait à percer d’un stylet tous mes points noirs, l’un après l’autre, et à
les presser pour les vider de leur sébum. C’est l’assistante – à moins que ce
ne fût l’épouse – du praticien qui s’acquittait de cette torture. Malgré le
martyre qu’elle m’infligeait en s’excusant sans cesse, elle me faisait plus
d’effet que les pin-ups de Playboy.
Quand elle me transperçait le front ou le nez,
je serrais les dents et plongeais mes yeux dans les siens en priant le
ciel pour qu’elle n’aperçoive pas le piquet de tente qui soulevait ma
braguette. D’une voix caressante, elle me félicitait de mon courage. Ça
accentuait mon trouble. Ma bandaison ne prouvait-elle pas que j’étais un
mauvais garçon ?
Tout cela, bien sûr, je le vivais dans la gêne, la honte,
une pudeur insensée. Ce qui bouillonnait
sous ma ceinture (et tout ce qui, dans mon crâne, le déclenchait ou s’en
délectait) me semblait anormal. On m’avait dit qu’il était
« naturel » de grandir, de souffrir, de faire des erreurs. On ne
m’avait pas dit qu’il était naturel d’être un être sexué. Mais dans mon esprit,
à défaut d’être criminel – je ne violais ni ne tuais personne – j’étais
certainement monstrueux.
Or, je ne voulais pas être monstrueux, je voulais aimer. Ces
pulsions brutales qui habitaient mon corps et que je ne comprenais pas, pouvaient-elles
se transmuer en douceur, en tendresse, en partage ?
La seule information dont j’aie bénéficié au lycée fut une
conférence donnée par le chirurgien responsable des accouchements à l’hôpital
local. Je n’en ai retenu qu’une seule chose, c’est qu’il était recommandé
d’aller pisser après avoir eu des rapports, pour « expulser » les
bactéries qui auraient pu s’introduire là où il ne fallait pas. J’avais quinze
ou seize ans (âge minimum pour assister à la conférence) et ça ne m’avançait
pas à grand-chose : il n’avait pas jugé bon de nous expliquer en quoi,
exactement, consistaient les rapports en
question.
Mon éducation sexuelle, je me la suis faite tout seul, en
cachette. Au fond de la librairie en feuilletant les encyclopédies ; dans
les magazines « licencieux » que j’achetais en me faisant passer,
grâce à ma grande taille, pour plus vieux que je n’étais. J’ai même un jour,
changé ma date de naissance sur une carte de club sportif pour assister à une
projection de Helga – la vie intime d’une
jeune femme (1968), documentaire
suédois qualifié à sa sortie de
« film sur l’éducation sexuelle en eastmancolor ». J’étais trop ému
pour en retenir quoi que ce soit.
Il a fallu que je passe une année en Amérique – in Bloomington, Minnesota, of all places !
– pour entendre enfin parler de sexualité sans hypocrisie. Un jour, une de
mes camarades de Licoln High School m’emmena voir l’hilarant Everything you always wanted to know about
sex de Woody Allen. Quelques semaines plus tard, j’empruntai ouvertement à
ma Mère américaine le très sérieux ouvrage du Dr David Reuben (1969) qui avait
– très librement – inspiré le cinéaste. On était en 1973, j’avais dix-huit ans et
je découvrais l’existence des personnes transgenre, des cross-dressers, du fétichisme, du blowjob, de la pénétration anale… et de l’orgasme féminin. En
Amérique, depuis les Kinsey reports sur
la sexualité masculine (1948) et féminine (1953) on publiait bon nombre de
livres sur le sujet. En France, on ne parlait pas de tout ça.
Grâce à Magritte,
je savais que Ceci n’est pas une pipe.
Mais ce qu’était une pipe, je n’aurais su le dire. Martelé par le discours
freudo-lacanien omniprésent chez les enseignants, les journalistes et les
médecins, je pensais que tout le monde grandit en étant amoureux du parent de
sexe opposé (c’est pourquoi les jeunes femmes épousent les vieux messieurs),
qu’en tout homme il y a un pervers qui se cache (c’est pourquoi les vieux
messieurs séduisent les jeunes femmes) et qu’une femme qui ne veut pas être
mère doit avoir quelque chose qui cloche. Ce discours qu’on m’imposait, je voulais
le critiquer, mais je n’avais pas d’autres outils que mes intuitions pour le
faire.
Quarante ans – et quelques expériences sexuelles – plus tard,
il m’a fallu revenir en Amérique du Nord pour mieux comprendre la nature de la
sexualité humaine, ses pulsions et ses dilemmes, ses fondements biologiques et
ses déclinaisons culturelles. The Mating
Mind de Geoffrey Miller, Anatomy of
Love d’Helen Fisher ou The Male
Brain de Louann Brizendine ont fourni des explications scientifiques à mes émois
d’adolescent et à mes pulsions d’adulte ; Mother Nature de Sarah Blaffer Hrdy, The Origins of Virtue de Matt Ridley et The Folly of Fools – The Logic of Deceit and Self-deception de
Robert Trivers m’ont permis de comprendre les écartèlements du ressentir et du penser.
Aujourd’hui, je sais que je peux accepter mes pulsions et les contrôler – mon cerveau est aussi
fait pour ça.
Aujourd’hui, je sais que mes désirs peuvent s’épanouir, non
pas malgré moi, mais dans le respect
de l’autre, avec l’autre, en écho à ses désirs.
Aujourd’hui, je n’ai plus honte, je n’ai plus peur d’être un
homme.
Je vous entends murmurer : « A son âge, il est
temps ! »
Sans doute.
Mais il n’est jamais trop tard pour se sentir humain.
***
(ce texte rédigé en 2013 a été écrit pour, et publié par LIEU COMMUN _ revue de création et d’essai des étudiants de littérature française del’université mcgill _ numéro 2 _ automne 2013 _ contre nature)
(1) J'ai récemment acheté le DVD et revu Le Capitan, et le Marc des années 60 aime toujours Jean Marais. Comme le Marc des années 70 aime toujours le Cary Grant de An Affair to remember et Only Angels Have Wings, et le Rock Hudson de Man's Favorite Sport.
Merci Marc/Martin !
RépondreSupprimerIl est tout à fait remarquable et regrettable que les livres que vous citez ne sont pas encore traduits en français, à l'exception de Mother Nature de Sarah Blaffer Hrdy, publié chez Payot sous le titre "Les Instincts maternels".