mardi 22 mars 2011

Partir, revenir (Ex n°12, rattrapage) par Wejna



Yves est rentré hier d’un an tour du monde. Yves est mon copain d’enfance. Il est venu directement dîner à la maison. Isabelle lui avait fait un tiramisu.
- Alors ce voyage, c’était comment ? lui a-t-on demandé, pour trouver un lien entre son absence et maintenant qu’il revenu.
- Bien, a-t-il simplement répondu avec le sourire. Puis voyant que son assistance restait un peu sur sa faim, il raconta deux trois anecdotes. J’ai appris le Russe, j’ai mangé des insectes au Laos, j’ai fait la fête à Shanghai, j’ai remonté l’Amérique du Sud, j’ai parcouru 10 000 kilomètres, etc. 
Ca a suffit à combler la curiosité de l’assistance. J’étais content de le retrouver mais une mince séparation de glace restait, invisible. C’est vrai qu’un an c’est long mais je dois reconnaître que je n’ai rien vu passer. Comment n’ai-je pas plus ressenti son absence ? Aurais-je été capable d’oublier mon super pot ?

- Et toi, quoi de neuf à Paname ? demanda-t-il, me renvoyant malicieusement la balle.
Mais oui, qu’ai-je fait, moi, pendant cette année ? Quel est le chemin parcouru quand nous n’avons pas de carte à tracer ? J’eu envie de répondre : c’est la rentrée des classes, très peu différente de l’année dernière. Dans un mois ce sont les vacances scolaires de la Toussaint puis viendra Noël et les fêtes de fin d’année. On va de repères en repères...
- Tu sais les enfants changent beaucoup en ce moment, vite. Ils se transforment physiquement d’une saison à l’autre. Ils construisent leur caractère. Nous, on change peu. On les observe.
Je repris un peu de ce Chardonnay bien frais remonté juste de la cave. Il ne disait rien alors je poursuivis.
- Nous avons refait la cuisine. Elle est plus claire. D’après Isabelle, c’est la mode du blanc, enfin en ce moment. Avec un peu de vert vif. C’est toujours bon d’avoir des petits projets. 
- Tu te souviens du Texas ?
Bien sûr ça n’avait rien à voir avec les cuisines, mais il a demandé ça comme ça sans transition. Et je me souvenais du Texas. Et de la postière aussi. Un jour Yves avait découvert un vieux terrain vague derrière l’A10. On y accédait encore par des petits chemins dans la campagne. Il m’avait vendu l’endroit comme un désert aride avec des puits de pétrole, un truc géant. En vrai, c’était un terrain de falun à l’abandon derrière une autoroute. Les camions de marchandises passaient là à toute vitesse avec le soleil dans le dos, faisant briller les chromes quand ils en avaient. Pour nous c’était la route 66. Le terrain était grand pour deux mômes. Des pelleteuses étaient garées pas très loin. Ca pouvait ressembler à un désert et à une compagnie d’extraction d’or noir. C’était devenu une cachette, c’était notre Texas. Puis il avait raconté ça à la postière qui s’ennuyait un peu dans la journée et était contente de parler à deux gamins inventifs. Il l’avait convaincu de nous accompagner.
- Comment était-elle venu la postière déjà ? lui demandais-je comme si je ne me souvenais plus bien. Mais j’avais juste envie qu’il me raconte. Et il adorait ça.
- Je lui avais prêté un vélo trop petit et nous avions roulé entre les nids de poule et le bruit des camions.
En disant ça, on a revu les mêmes images et on est parti à rire.
Je me souviens des odeurs sur ce chemin, les odeurs de pesticide, les odeurs de fer près des rails abandonnées, de l’herbe fraîchement coupée, de la paille et la couleur des bleuets tout le long de la route. La postière avait bien rigolé je crois et nous aussi. Elle nous avait fait fumer là notre première cigarette, des Lucky Strike, et on avait rejoué des scènes de feuilletons américains ou de western, ça je ne me rappelle plus très bien.

- Tu sais que je me suis remis à fumer, lui avouais-je. Oui je sais j’avais arrêté, puis j’ai repris, souvent.
Je ne lui dis pas combien j’avais regretté qu’il parte, que je lui en avais voulu même. J’aimais ces moments, où nous laissions nos copines aller se coucher après le dîner pour nous échapper derrière la cabane de jardin avec un verre de whisky et un cigare. On refaisait le monde ou on se le faisait croire. On parlait whisky. Chaque ouverture de bouteille était sacrée. Il l’accompagnait d’une tirade d’une demi heure au bas mot sur sa provenance, sa distillation. C’est comme ça que j’ai apprécié les single malt de caractère, élevés aux embruns et à la tourbe. Nous aimions les Laphroaig un peu épais ou la finesse des Nikka un brin salés. Il ne se lassait pas de me parler des territoires et des hommes qui ont l’amour de la terre. Il a ce don de savoir vous faire voyager à travers un whisky, un cigare ou même un vin de pays. Une année, il voulu m’emmener faire un tour à bicyclettes des distilleries sur les îles d’Ecosse. Ou alors il disait : « viens, on s’achète un bateau, on part trois mois et on atteint le Cap Vert ». Mais il y avait Isabelle et les enfants déjà. Et puis on disait ça comme ça, pour déconner entre pots, ça n’était pas vraiment sérieux.

Il regardait le fond du jardin avec attention.
- Et cette cabane ? Tu l’a retapée ou bien ?
- Non. En plus elle est pleine de mousse.
Je sais qu’il y a de la mousse sur la cabane à jardin parce que j’y vais toujours, seul. Je m’y cache pour fumer. Il n’a pas voulu laisser ses rêves à l’enfance le salaud. Ils les a construits parce que c’est ce qu’il s’était promis d’être. Il n’a simplement pas réussi à grandir sans eux, à faire le deuil de ses jours heureux de petit garçon.
- Tu n’as jamais cessé d’y croire au fond...
- A quoi ?
- Au Texas.
- Et toi ?

 Wejna 

6 commentaires:

  1. Tres beau texte. La fin est tres reussie...

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  2. En lisant, ce texte, je me suis dis que ça faisait du bien de lire les mots d'un homme. Pour moi qui suis une femme, l'univers masculin garde son mystère. Et j'arrive à la signature : Wejna. Wejna, si c'est une femme, a réussi à partir d'elle-même pour aller vers cet autre territoire, qui n'est finalement pas très loin, tout comme le Texas.

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  3. J'ai juste envie de dire merci.

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  4. Merci à vous.
    Et je vous confirme...je suis une femme. Wejna est un pseudo emprunté aux indigènes de Patagonie, un clin d'oeil à Bruce Chatwin.

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