Faites-vous des ébauches de vos romans ? Et, une fois que vous
avez fini, est-ce que vous réécrivez beaucoup ?
Il m’arrive de faire des ébauches de textes, à l’écran ou à la main
dans des cahiers. Je prends des notes, que parfois je retranscris à l’écran,
parfois non. Souvent, quand j’ai pensé longtemps à un roman, j’écris un début,
et parfois ça colle – je sais que je peux continuer et le jour venu, je
continue. Ca a été le cas pour Le Chœur
des femmes : j’ai écrit tout le début, le monologue de Jean, à
l’automne 2008, en m’arrêtant au moment où on comprend de qui il s’agit, et
j’ai enchaîné sur la suite cinq mois plus tard, pour ne plus m’arrêter.
J’ai
procédé de même pour En souvenir
d’André : le début que j’avais écrit n’a pas bougé lorsque, quelques
semaines plus tard, j’ai poursuivi l’écriture du roman. Mais parfois, ça ne
colle pas. Entre 2010 et 2012, j’ai tâtonné pendant plusieurs mois sur le début
d’un roman familial que j’avais en tête depuis longtemps. Et je ne trouvais pas
ce que je cherchais. Mes débuts s’accumulaient et ne me conduisaient nulle
part. Si ça ne colle pas, ça veut dire que je me trompe, je ne me trouve pas là
où il faut. Je me suis rendu compte que je tentais d’écrire plusieurs romans à
la fois : il y avait là plusieurs thèmes qui n’allaient pas ensemble.
Alors je me suis mis à faire autre chose : j’ai écrit En souvenir d’André et là, j’ai su où j’allais. Et puis un jour,
pendant que j’attendais le bus Place des Arts, à Montréal, je suis allé
m’installer sur une des balançoires qui avaient été montées là pour l’été et,
en me balançant comme quand j’étais enfant, j’ai trouvé le début de mon roman
familial. Il est toujours dans ma tête, mais je le laisse mijoter, j’ai une
autre idée de roman à écrire auparavant.
Je procède souvent ainsi : les
débuts de roman ou les notes me servent à identifier l’histoire, le projet le
plus proche de l’éclosion. Les conversations régulières avec Paul
Otchakovsky-Laurens m’aident aussi souvent à identifier ce qui est prioritaire,
quel projet est le plus avancé. Quand je me lance dans un roman, il m’arrive de
laisser tomber un grand nombre de textes préparatoires, et de tout reprendre à
zéro. Mais justement, ce sont des textes préparatoires. Chaque texte prépare le
suivant. Même si j’ai eu un grand plaisir à écrire certains chapitres, je sens
parfois la nécessité de les abandonner, et de reprendre l’écriture sous une
autre forme, ou de manière très différente.
Quand je suis lancé, j’écris au
kilomètre, sans me préoccuper beaucoup de syntaxe, en me concentrant sur la
progression narrative et la logique de l’histoire. Régulièrement, je ressens le
besoin d’imprimer ce que j’ai déjà écrit, et de le relire, pour m’assurer que
tout ça tient debout. Je corrige les détails du texte, je réécris, je rature,
je rajoute, je permute – tout ça à la main, sur le papier. Je relis toujours
beaucoup mieux sur le papier qu’à l’écran car certaines choses, singulièrement,
ne sont pas visibles à l’écran et apparaissent à l’impression. Il est possible
que ce soit lié à la mise à distance : quand j’écris, ma pensée se
transfère directement sur la page, et je n’ai pas de vision générale de ce que
j’ai écrit, je ne vois que ce qui apparaît sous mes yeux ; il est possible
aussi que cette meilleure lecture soit favorisée par la disposition différente
du texte : l’écran a une dimension fixe, le texte y apparaît seulement
sous forme de fragments, tandis que le texte imprimé a une épaisseur, un
volume, une dynamique différente. La lecture sera elle aussi différente.
Une fois que j’ai écrit puis, peu à peu, relu et corrigé tout le texte,
j’intègre mes corrections, mais ce n’est jamais un simple report de
corrections : souvent, je récris le texte de manière assez étendue, parce
qu’il me vient des variantes, des incises, des idées que je n’avais pas eues
auparavant et qui apparaissent dans le mouvement de réécriture. Je pense que ce
passage d’une forme à l’autre – écran à papier, papier à écran, souvent
plusieurs fois de suite, d’abord sur des portions du texte, puis sur l’ensemble
– est le processus qui fonctionne le mieux pour moi, car c’est celui
que j’ai adopté intuitivement, d’emblée, pour tous mes textes. Mais c'est personnel, je pense qu'il y a autant de "méthodes" que d'individus.
Dans plusieurs de vos livres, on trouve des épigraphes, des dédicaces,
une liste de remerciements longue comme un générique. Dans En souvenir d’André, tous ces
éléments ont disparu. Pouvez-vous expliquer pourquoi ?
Il y a plus de vingt ans, j’ai été passionné par un livre du critique
Gérard Genette intitulé Seuils, qui
parlait en détail de tout ce qu’il nomme le « péritexte » - les appendices, les "fioritures" qui accompagnent un texte, d’une couverture à l’autre. Or, j’avais déjà
rencontré un modèle de cette utilisation signifiante des seuils, c’était La Vie mode d’emploi. Ça commençait par
le mot « romans », au pluriel, inscrit sur la couverture, sous le
titre et ça se terminait par le texte de quatrième, signé G.P.. Je n’avais
jamais vu d’index ou de « liste des histoires racontées dans ce
roman » auparavant, je n’avais jamais vu un auteur consacrer un paragraphe
aux écrivains et artistes dont il avait repris des citations « parfois
légèrement modifiées »…
Genette parlait de tout ça et soulignait la charge
signifiante que le péritexte pouvait communiquer au lecteur, indépendamment du
texte du livre. J’ai été fasciné parce que je pensais - et je pense toujours - que tout, dans
l’objet-livre, devait être décidé par l’auteur. Or, je découvrais qu’il n’en était
rien, que l’éditeur, ou d’autres personnes, interviennent – en particulier dans l'illustration de couverture, la mise en page, le choix de la police, le texte de quatrième,
etc. Et je me suis promis que si un jour je publiais un livre, je participerais
à toutes les décisions.
J’ai donc écrit toutes les « quatrièmes » de mes
livres P.O.L et la grande majorité des livres publiés chez d’autres éditeurs. Dans presque tous les cas (en particulier pour les éditions Folio), j'ai rejeté ou approuvé les illustrations de couverture. Cela étant, même chez P.O.L, certaines décisions, comme le choix du papier par
exemple ne relèvent pas de la
responsabilité des auteurs, et c’est tant mieux. Mais pour ce qui concerne
l’aspect intérieur du livre, je suis toujours consulté, dans les limites que
permettent les contraintes de fabrication.
C'est dans le même esprit que j’utilise les
« seuils » exactement comme l’explique Genette : pour donner des
indications que ne donne pas le texte du livre. Pour La Vacation, je savais très précisément à qui j’allais le dédier,
mais j’ai cherché longtemps l’épigraphe par laquelle je voulais inaugurer le
livre. J’ai choisi une phrase de La
Ventriloque de Claude Pujade-Renaud, au dernier moment ; il était
épuisé et Claude m’en avait donné un exemplaire après que mon roman avait été
accepté par P.O.L. Et quand Paul m’a demandé si je voulais écrire un texte de
quatrième, j’ai choisi d’y insérer un extrait du texte intérieur, car je ne voyais pas
comment ajouter à ce ce que j’avais déjà écrit. A un moment donné, j'écris que "Bruno tire deux traits" sous ce qu'il vient d'écrire. Paul m'a dit : "Comment les voyez-vous, ces deux traits ?" Je les ai faits à main levé, sur une feuille blanche. Il a pris la feuille, l'a envoyée à la fabrication, et il y a mes deux traits sur la page (ils ont été conservés dans la version Folio).
Il m’arrive aussi souvent d’écrire la quatrième de couverture avant d’avoir fini le livre…
Pour La Maladie…, comme j'ai mis longtemps à l'écrire, j’ai eu
beaucoup de temps pour réfléchir à mon péritexte, j’avais envie de faire des
clins d’œil à des proches, des amis, des personnages, des auteurs, alors je me
suis fait plaisir. Je ne savais pas du tout que le livre serait un best-seller,
c’était destiné à mes proches et mes amis, je pensais que les lecteurs ne le
regarderaient pas, qu’ils trouveraient ça lourd – et j’ai découvert qu’au
contraire, ils lisaient tout, que ça les intriguait et ça leur faisait plaisir
de voir pêle-mêle des musiciens, des personnages de séries télé et des inconnus,
ils m’en parlaient dans leurs messages ou quand ils venaient à ma rencontre. De
sorte que, dans les livres suivants, j'ai pensé au péritexte en même temps qu’au
reste.
Dans les remerciements, je ne me retiens pas de citer les personnes proches qui comptent pour moi ou
m’ont soutenu moralement dans mon entreprise. Je tiens aussi à dire où j’ai
emprunté tel ou tel document quand il ne s’agit pas d’une création pure et
simple. Pour mes « gros » livres – ou mes romans policiers ou de SF –
le péritexte se justifie parce qu’il fait en quelque sorte partie du roman. Au
début du Chœur des femmes, j’ai
inséré le texte et la traduction d’un extrait de Women’s Choir, poème que j’attribue à Betty Boren. A la fin de Deux pour tous, les remerciements sont
présentés sous la forme d’un générique de fin de film – ou de télésérie, car
tout le livre est découpé ainsi, et même commenté par trois
spectateurs qui la regardent !
Pour En
souvenir d’André, en revanche, comme pour La Vacation, le propos était plus grave, tous ces jeux n’avaient
pas leur place dans la conception du livre. Les seuls éléments ludiques sont
les épigraphe. La première, que j’attribue à Kurt Vonnegut, résume tout le
projet du roman. La seconde est « extraite » d’un livre imaginaire
attribué à Emmanuel, le narrateur du roman. Et cet épigraphe, elle
« théorise » très brièvement l’esprit d’ Emmanuel, et suggère que le
titre de mon livre, En souvenir d’André, désigne
le livre d’Emmanuel… Et je n’ai rien mis à la fin du livre parce que cette fin
est une mise en suspens, et je ne voulais pas l’atténuer.
Les dédicaces ont une signification particulière à mes yeux. J’ai dédié
certains livres à des personnes, vivantes ou disparues, qui avaient revêtu une
importance particulière dans ma vie de soignant ou d’écrivant. Et j’ai eu
l’occasion de constater qu’il n’est jamais anodin de faire figurer un nom en
tête d’un livre. J’ai dédié La Maladie… à
quatre médecins disparus : mon père, Ange Zaffran ; Pierre Bernachon,
le « leader » du groupe Balint que j’avais co-créé au milieu des
années quatre-vingt ; Olivier Monceaux, un de mes plus proches camarades
de faculté et Christian Koenig, le père de ma compagne.
Au cours des nombreuses rencontres que m’a valu le succès du livre, d’anciens
patients de mon père m’ont parlé de lui avec chaleur, des amis de Pierre
Bernachon m’ont dit leur émotion. Ils étaient heureux de trouver le nom de l'un ou de l'autre dans le livre.
Un soir de 1998, au Mans, quelques mois après le Livre Inter, au cours d'un dîner-débat (organisé par une association assez huppée) auquel
j’avais été invité avec ma compagne, et alors que je venais de m’adresser à
l’assistance, l’un des convives, sur un ton qui avait du mal à masquer sa
colère, m’a demandé pourquoi j’avais dédié mon best-seller à un assassin. Il faut expliquer que six ans plus tôt, en 1992, mon beau-père avait tué son ex-amie avant de
disparaître. Il n’a jamais été retrouvé. Mon interlocuteur, proche ami de la
victime, avait été choqué de voir le nom du meurtrier au début de mon livre. Je
ne m’attendais pas à la question, mais j’avais soigneusement pesé le pour et le
contre avant d’inscrire le nom de mon beau-père parmi les dédicataires. J’ai
répondu que son crime était impardonnable, mais que sa vie ne se résumait pas à
ce geste. Et, sans l’excuser en rien, j’avais trouvé important de signifier à
ses petits-enfants qu’à mes yeux leur grand-père n’était pas seulement un assassin. Qu’ils ne
devaient pas avoir honte de l’affection qu’ils avaient pour lui avant qu’il
commette cet acte irréparable, et qu’ils n’avaient pas à endosser sa
culpabilité en se sentant coupables, eux, de l'avoir aimé avant qu'il le commette. J’avais donc pris la décision d'inscrire son nom en toute connaissance de
cause, par solidarité avec le chagrin de la famille de mon beau-père, pas pour blesser la famille de la victime (ni pour excuser le crime). Et puis, quand je l'avais fait, j'étais à mille lieues d'imaginer que mon livre serait un best-seller et que ce que je considérais comme une marque de souvenir discrète serait remarqué...
Evidemment, je ne pouvais pas dire tout ça dans la dédicace. Mais j'ai eu l'occasion de m'en expliquer à ce moment-là, et dans un texte paru dans un numéro de la revue Autrement intitulé "Le père disparu" (janvier 2004).
Quelques temps plus tard, j’ai reçu une lettre concernant Olivier
Monceaux, le quatrième dédicataire du livre. Elle venait de ses parents.
Olivier était doté d’une intelligence hors du commun ; c’était aussi un
excellent médecin, remarquable de gentillesse et un écorché vif. Il s’est
suicidé, au milieu des années quatre-vingt, alors qu’il avait à peine trente
ans. Quinze ans plus tard, ses parents avaient reçu plusieurs coups de
téléphone d’amis proches leur révélant que le nom de leur fils figurait en dédicace
du livre-dont-tout-le-monde-parlait. Ils ne connaissaient pas « Martin
Winckler », mais ils avaient souvent entendu Olivier parler de Marc
Zaffran, et ils étaient très émus, car ils n’avaient pas eu l’occasion de me
connaître pendant que nous faisions nos études. Ils vivaient à Orléans, j’ai eu
l’occasion de les rencontrer là-bas et de leur dire qu’Olivier avait été pour
moi un modèle d'intégrité, de générosité et de loyauté envers les patients. Son
nom figure également parmi les dédicataires des Trois Médecins et du Chœur
des femmes.
Pour en finir avec les « seuils » : je fais attention à
tout, même aux titres de chapitres et à l’emplacement de la table des matières,
quand il y en a une. Les titres de chapitres posent des problèmes différents
selon les livres. Au milieu des années quatre-vingt dix, j’ai traduit deux
romans policiers de Patrick Macnee reprenant les personnages de la série Chapeau melon et bottes de cuir. Les
titres de chapitres étaient souvent à double sens, parfois intraduisibles. Au
lieu de les traduire mot à mot, ce qui aurait été un peu vain, j’ai décidé de
garder l’esprit des titres et de le transposer en les remplaçant
par des titres de films. Par la suite, j’ai repris le procédé à mon compte : les chapitres de tous mes romans policiers portent des titres de films.
Dans Les Trois Médecins, chaque
chapitre porte un titre ; d’autres portent précisent la date et le lieu
car la narration va et vient du présent au passé, et change parfois de pays ;
d’autres encore ont titre, date et lieu et portent, en plus, le nom du narrateur du
chapitre. J’ai introduit le nom du narrateur quand mes relecteurs, chez P.O.L,
m’ont fait remarquer que dans un roman polyphonique, ça facilite l'orientation du lecteur…
Dans Le Chœur des femmes, le
titre des chapitre tient en un seul mot ; lorsque j’ai écrit la fin, j’ai
soigneusement choisi ces mots pour que les titres de la dernière partie,
« Mercredi et après » aient une rythmique particulière quand on les
lit en séquence, dans la table des matières. Comme s'il s'agissait d'un poème.
Bref, quand le livre s'y prête, je sème du sens un peu partout...
(A Suivre...)
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