mercredi 1 janvier 2014

Le métier d'écrivant, un feuilleton inédit (6) - L'autre métier

L’autre métier

Quand avez-vous décidé de devenir médecin ?

J’ai toujours eu envie d’être médecin. J’avais un modèle, mon père, que j’avais toujours vu soigner depuis que nous étions installés en France. Enfant, je le voyais accueillir avec chaleur les patients qui entraient, et je le voyais poser sur leur épaule une main protectrice quand ils repartaient. Il était médecin de famille - de toutes les familles : la nôtre et celle de ses patients. Comme le cabinet médical était dans la maison, il nous arrivait, à mon frère et à moi, d’ouvrir la porte aux patients ou de répondre au téléphone. Ou il nous envoyait jeter un coup d’œil dans la salle d’attente pour savoir combien de patients l’attendaient encore. Et il nous emmenait l'un ou l'autre avec lui dans sa voiture, après l’école, quand il partait faire ses visites à domicile. 

Quand je suis arrivé en fac, j’ai rapidement détesté la médecine hospitalière, que je trouvais violente et insensible à l’égard des patients. Je vivais très douloureusement l’idée d’être formé par des professionnels qui se comportaient – pas tous, mais pour beaucoup – de manière autoritaire, parfois même sadique. Alors je n’ai eu qu’une hâte, qui était de sortir de ce milieu et d’aller exercer à la campagne. Pendant mes dix-huit mois d’internat, à la première occasion, je suis allé faire des remplacements. La première fois que j’ai vue une femme en travail, je ne savais pas quoi faire et je m’en suis voulu. Alors je suis allé « doubler » les gardes des internes d’obstétrique pour apprendre à faire des accouchements. Bref, je voulais être prêt à tout. 

Juste après avoir soutenu mon mémoire de doctorat en médecine, en 1983, je suis allé m’installer à la campagne parce que c’est ce que je voulais faire. Et puis je sentais que mon père n’allait pas bien et que ses jours étaient comptés. Au moins, avant de mourir, il m’a vu soutenir ma thèse, je l’ai fait souper avec deux de mes enseignants préférés,  qui étaient dans mon jury – et je lui ai fait visiter le lieu où je me suis installé. Ça comptait beaucoup pour moi, autant que pour lui.

Pourquoi avez-vous cessé d’exercer la médecine au bout de dix ans ?

C’est ce que je lis parfois dans les notices biographiques, mais c’est inexact. J’ai quitté mon cabinet en 1993, mais je travaillais déjà depuis dix ans au centre de planification et d’IVG du centre hospitalier du Mans, où j’avais terminé ma formation. Et j’ai continué à y exercer jusqu’en 2008. J’étais vacataire - médecin contractuel, rémunéré à la demi-journée de travail ; j’y allais deux matinées par semaine. Je faisais du conseil et de la prescription contraceptive et je remplaçais les médecins des IVG pendant leurs vacances tous les étés ou presque. 

Au fil des années, mon activité s’est élargie à l’ensemble des questions de santé que  posaient les femmes qui venaient consulter : la sexualité en général, le désir ou le non-désir d'enfant, les problèmes de gynécologie courante, la peur du cancer, les difficultés des couples, les préjugés à l'égard de l'homosexualité, des transitions de genre, de la prostitution, des conflits entre parents et adolescentes. Bref, tout... J’ai été l’un des premiers médecins en France à poser des implants et, dans le département, l’un des rares à poser des stérilets sans restriction aux femmes de tous âges qui le demandaient et à soutenir les couples qui demandaient une vasectomie ou une ligature de trompes : je savais à qui les envoyer pour qu'ils obtiennent satisfaction. Je formais à la contraception les internes et les sages-femmes qui me le demandaient... Comme la section où je travaillais n’intéressait pas beaucoup les gynécologues-obstétriciens de la maternité dont elle faisait partie, j’ai pu y faire beaucoup de choses « sous le radar ». Et j’y ai beaucoup appris. 

Je n’aurais pas pu écrire un roman comme Le Chœur des femmes sans cette pratique de longue durée qui est restée discrète, presque invisible du monde extérieur, même quand je suis devenu un écrivain connu. Je n'ai jamais publicisé, à l'hôpital, le fait que j'écrivais des romans, et j'ai toujours refusé qu'on vienne me filmer "en situation" dans le service à l'occasion de la sortie d'un livre. Je l'ai fait pour conserver la confidentialité que je devais aux patientes, mais rétrospectivement, je me félicite de l'avoir fait aussi pour une autre raison : une équipe de télé dans un service hospitalier, ça ne passe jamais inaperçu, et je ne tenais pas à attirer l'attention sur moi. Ce qui m'importait c'est que notre petite section fonctionne et que les femmes viennent y consulter  parce qu'elles savaient y être accueillies et entendues, pas parce qu'une "vedette" y exerçait. 

Regrettez-vous d’être devenu médecin au lieu de vous orienter directement vers l’écriture ?

Non. Mon père était un homme bon, il exerçait un métier qui faisait du bien. Enfant, je ne pouvais pas imaginer ne pas suivre ses traces. Plus tard, à l’âge adulte, je me suis demandé si j’étais devenu médecin seulement à cause de ça. Et il est certain qu’il a joué un grand rôle dans ce choix, mais aujourd'hui, je sais que ce n'était pas seulement par émulation. D’ailleurs, si je n’avais pas voulu vraiment être médecin, j’avais toutes les possibilités imaginables pour échouer : il me suffisait de rater le concours... Mais aussi longtemps que je m'en souvienne, j'ai toujours voulu soigner. J’ai toujours été scandalisé de voir les gens souffrir, j'ai toujours éprouvé le désir de soulager, de consoler, de venir en aide. La souffrance me fait réagir, l'injustice me fait réagir, je me sens mal chaque fois que je croise un SDF ou qu’on me demande de la monnaie dans la rue. Si je m'écoutais, je donnerais à tout le monde. 

Quand je vois un homme allongé sur le trottoir, je m’approche, je lui parle pour vérifier qu’il n’est pas en train de mourir. Et puis, je n’ai jamais eu peur de soigner les membres de ma famille qui me le demandaient, ou mes propres enfants. Alors j’ai des raisons de penser que j'étais fait pour devenir soignant. Si je n'avais pas réussi au concours, je serais allé m'inscrire dans une autre école de professionnels de santé, ou j'aurais fait de la psychologie clinique. C'est d'ailleurs ce que je conseille aux étudiants qui ne parviennent pas à franchir le concours. Quand on veut soigner, il y a bien d'autres métiers que la médecine, et ceux qui veulent soigner peuvent toujours le faire. Ce n'est pas une question de diplôme, c'est une question d'attitude face à la souffrance des autres.

Pensez-vous que vous auriez publié plus tôt, si vous n’aviez pas été médecin ?

Je me le suis demandé, mais je crois sincèrement que non. Les études et la pratique médicales ne m’ont pas empêché d’écrire, elles m’ont stimulé et nourri. J’ai toujours vu l’écriture non comme un but en soi, mais comme un outil. Et je n’étais pas fixé sur une seule forme : j’avais envie d’écrire des nouvelles, des romans, des essais, des pièces de théâtre, des scénarios… Il me fallait du temps pour apprendre à maîtriser mon outil, et la pratique médicale m’a donné de belles occasions de le faire ! 

En 1983, l’année de mon installation, j’ai commencé à aller aux conférences de rédaction de la Revue Prescrire, à laquelle j’ai collaboré pendant six ans, jusqu'en 1989. En sortant de fac, je savais seulement une infime partie de ce que j’avais besoin de savoir. La revue avait été fondée par des médecins qui avaient quinze ans de plus que moi, j’ai bénéficié de leur expérience à tous points de vue. Très vite, je me suis intégré aux activités de lecture critique et surtout d’écriture, car les membres de la rédaction qui écrivaient se comptaient sur les doigts d’une main. Et ceux qui tapaient leur texte et le faisaient circuler sans avoir à le confier à une secrétaire étaient encore plus rares.

Je pense que les « écrivants » devraient toujours avoir un autre métier, car c’est une liberté de ne pas avoir à écrire pour gagner sa vie. Cela dit, pendant plusieurs années, j’ai gagné ma vie à la fois en pratiquant la médecine et en travaillant à Prescrire. La collaboration à la revue me permettait de compléter ma formation scientifique et d'arrondir mes fins de mois (mon activité de médecin de campagne nouvellement installé n'était pas très importante, on ne manquait pas alors de médecins comme aujourd'hui) mais elle m’a aussi fait écrire beaucoup. En particulier à écrire « sous contrainte », dans des formats particuliers, avec des exigences spécifiques. Apprendre à rédiger en très peu de lignes, c’est extrêmement formateur. On est obligé de réfléchir à chaque mot, à chaque tournure de phrase. Et aux doubles sens qu’on peut décider d’y glisser. Je me suis de plus retrouvé en charge des pages réservées à l’expression personnelle des rédacteurs et des lecteurs et j’y ai publié des textes qui racontaient mon exercice quotidien. Certains de ces textes annonçaient ce que j’allais écrire dans mes romans.

Mais écrire des textes sur votre métier ce n’était pas écrire de la fiction…

Non, mais le glissement de l’un à l’autre est toujours possible, et parfois il se fait de manière complètement insensible. Dans mon esprit – et mon expérience –, il n’y a pas d’un côté une écriture « noble » - le roman, l’essai, le théâtre, la poésie – et de l’autre côté, tout le reste. L’écriture est un outil qu’on peut mettre au service de nombreuses causes. Et cet outil (ou cet ensemble d’outils, plutôt), on l’affûte en écrivant beaucoup, des choses très variées.

Un jour, à Tours, au musée du Compagnonnage, j’ai été fasciné en découvrant une reproduction, au vingtième de sa taille, de la grille d’entrée d’un château de la Loire. Les vis, les boulons, les rivets utilisés étaient si petits que l’ouvrier ferronnier qui l’a réalisée avait dû fabriquer d’abord les outils nécessaires pour l’assembler. L’écriture, pour moi, c’est ça : on fabrique les outils dont on a besoin pour réaliser un projet. Et plus notre expérience est grande, plus nos outils sont nombreux, plus nos projets sont élaborés. Je pense que déjà, à l’époque de Prescrire, il m’importait avant tout de devenir un « pro » de l’écriture. Je voulais pouvoir écrire ce que je voulais, dans tous les domaines qui m’intéressaient – et pour lesquels je pensais avoir quelque chose à dire. L'important pour moi était de partager du savoir, d'exprimer des sentiments et d'énoncer des idées. Et tout ça, j'ai pu le faire à Prescrire.

Depuis mes études, j’avais beaucoup de choses à dire sur le métier de médecin et ça me démangeait de le faire. A Prescrire, des textes personnels sur mon exercice médical, j’ai pu en publier tous les mois pendant six ans ! Et j’ai eu l’occasion de jongler avec des formes très différentes, de la note de lecture savante au récit autobiographique, en passant par des textes loufoques ou des textes satiriques comme « Les mille et une méthodes sadiques pour empêcher un bébé de sucer son pouce », que j’ai un jour rédigé en réaction à des questions que nous avaient envoyées des lecteurs. J’ai fait mes premières  traductions, collaboré au premier grand dossier français sur le traitement des douleurs par la morphine chez les patients cancéreux… 

Bref, j’ai beaucoup écrit et beaucoup appris, car en tant que membre de la rédaction, je lisais et commentais tout ce qui était proposé, et l’un de mes boulots consistait à « éditer » au sens anglo-saxon du terme : couper, remonter, récrire les articles. J’ai eu la chance d’arriver au bon moment et de me joindre à l’équipe alors que la revue n’avait que trois ans et travaillait encore de manière très artisanale, et je me suis trouvé là au moment où elle s’est professionnalisée. Ça a été une expérience déterminante car j’ai acquis une formation en pharmacologie, un sens critique et une lucidité qui font défaut à la majorité des médecins français, qu’on n’enseignait pas bien dans les facultés d'alors -- et qui manque encore cruellement aujourd'hui. 


Votre premier roman, La Vacation, a été publié l’année où vous avez quitté Prescrire. Comment la transition s’est-elle faite ?

Progressivement. Je me souviens avoir parfois noté amèrement dans mon journal que je pondais des kilomètres d’articles mais que j’étais infoutu d’écrire un roman, en concluant avec amertume que Prescrire, c’était « presqu’écrire » ; mais je me suis accroché jusqu’à ce que l’idée centrale de mon premier roman survienne et devienne plus forte que tout. 
Lorsque j’écrivais mes nouvelles d’adolescent, je transposais mes émotions, mes fantasmes de manière intuitive, innocente – autrement dit, je parlais surtout de ce que je subissais sans le comprendre. Pendant mes études de médecine, j’ai transposé ce que je vivais, ce qui m’arrivait, ce que je voyais, pour écrire aussi bien des pamphlets et des textes de fiction que des récits autobiographiques. Une des nouvelles  écrite pendant mes études – je l’ai perdue depuis – imaginait le concours de première année sous la forme d’une sorte de grand combat de gladiateurs entre les étudiants : tous les coups étaient permis et les premiers arrivés à l’amphithéâtre étaient autorisés à devenir médecins… 

J’avais aussi commencé un roman, Les Chambres, raconté par la femme de ménage du foyer d’étudiants où je vivais. Jour après jour, semaine après semaine, elle reconstituait la vie des étudiants en entrant dans leur chambre chaque jour pour ranger et passer la serpillière. A Prescrire, je me suis mis à écrire avec une plus grande distance. La rubrique de la revue dont je me suis occupé le plus longtemps le permettait : j’y publiais des textes écrits par des praticiens qui avaient envie de parler de leurs interrogations, de leurs doutes. Je me mêlais à leurs récits pour raconter mon trouble face à un patient ou à une situation, en changeant les noms et les éléments qui pouvaient permettre de reconnaître les personnes concernées. Je taisais certains éléments et j’en soulignais d’autres. A Prescrire, « le Docteur Marc Zaffran » rédigeait des chroniques de la vie d’un médecin de campagne. Mais insensiblement, mes anecdotes professionnelles se transformaient en fictions.

Tant que je restais dans cette posture professionnelle, ça ne me permettait pas d’exprimer des interrogations plus personnelles, de m’interroger sur mes propres ambivalences. Je me voyais -- et, dans mes chroniques, je me mettais en scène -- comme un soignant, mais au fond de moi j’avais du mal à comprendre comment j’étais soignant lorsque je pratiquais des avortements. A ce moment-là, je le vivais comme une contradiction. Et cette contradiction je ne pouvais pas à l’exprimer dans les pages de Prescrire. Ce n’était pas interdit, je savais que si j’écrivais deux colonnes sur le sujet, ça susciterait des réactions de lecteurs et ça se transformerait en échange de points de vue, mais ça n’était pas ce que je voulais. Je voulais pousser mes questions jusqu’au bout, et pour ça j’avais besoin d’une plus grande liberté, je sentais qu’il fallait que je cesse de dire « Je », comme je le faisais à Prescrire. 

Alors j’ai repris le personnage de Bruno Sachs, inventé pour mon roman en panne, et je l’ai mis un peu plus à distance avec une narration qui disait « Tu ». C’était de l’humour noir : Bruno avorte, donc Bruno tue ; et ses tentatives d’écrire avortent aussi ; et je voulais écrire un roman-qui-tue. Bref, toute l’entreprise était pleine de jeux de sens, et je prenais plaisir à me moquer de mon personnage, à le tourner en dérision. Dans mes chroniques médicales, quand je m’interrogeais sur ma pratique, c’était sincère et beaucoup de lecteurs aimaient que je fasse écho à des questions qu’ils se posaient aussi, mais j’étais toujours un peu compassé, un peu pompeux, je crois. Dans La Vacation, j’ai pu poser les mêmes questions beaucoup plus crûment, sans précautions, sans retenue. 

En un sens, j’ai pu écrire le roman lorsque j’ai compris que je ne pourrais pas aller plus loin à Prescrire. D’ailleurs, la publication du roman a été relativement mal prise par les membres de la rédaction, ce qui a contribué à ce que je m’éloigne. Plusieurs d'entre eux avaient été des militants de la première heure au MLAC, avant la légalisation de l'avortement. Ils passaient leur temps à dire aux femmes qu'un avortement ça ne faisait pas mal. Moi, dans le roman, je disais que ça fait mal, physiquement et moralement, et qu'il faut accepter cette vérité-là, et l'entendre quand les femmes le disent ; et qu'il appartient aux médecins de faire en sorte que ça soit le moins douloureux possible, mais certainement pas de faire taire l'expression de la souffrance (physique ou morale) des femmes. Plusieurs de mes collègues ne l'ont pas compris. Mais bon, je n'avais pas écrit le roman pour eux. Je l'avais écrit pour moi. Pour comprendre ce que je faisais là. Et ça m'a aidé à avancer non seulement dans mon trajet d'écrivain mais aussi dans mon itinéraire mental de soignant. 




A Suivre...
(Prochain épisode : L'autre métier, suite et fin


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