jeudi 5 novembre 2009

Il-Elles (Je me souviens,13) - par Younes

Il se souvient des jours passés assis sur le trottoir à décortiquer l’état du monde en compagnie de fauchés qui ne pouvaient se payer un café crème, en attendant des jours meilleurs où la crise se dénouerait et ouvrirait plein les portes de l’espoir et de la dignité.



Elle se souvient avoir participé à des manifs dans les années quatre-vingt pour changer. Paris faisait la grève ou la subissait, mais Paris bougeait. Mitterrand était vivant avec quelque parcours politique enterré, mais l’histoire pardonne toujours aux puissants.



Il se souvient de ce bourdonnement qui rappelle les ruches dans l’unique salle de révision de la faculté des sciences. Les étudiants révisaient ou rêvassaient et n’oubliaient pas de se lancer des regards pour s’assurer qu’il y a la vie et que c’est beau d’être amoureux.



Elle se souvient lui répéter incessamment qu’il avait l’esprit constamment occupé et qu’il risquait de se faire mal dans cette campagne dure où la pierraille la disputait aux maigres herbes. Elle regardait toujours avec affection ce garçonnet, fils de sa nièce et fille adoptive, qui était là pour lui rendre visite et qui n’osait exprimer ses sentiments face à la maladie.



Il se souvient avoir reçu une gifle de la part du gérant de la bibliothèque du collège qui ne voulait pas lui rendre ses deux malheureux dirhams de la caution de prêt. Il avait lu ‘’Michel Strogoff’’ ou ‘’Sans famille’’ pour son entrée en sixième.



Elle se souvient qu’elle s’était rendue en maillot de bain à l’hôpital où on avait emmené son fils en urgence car une voiture l’avait renversé. Le père lui avait dit d’être courageuse, le gamin ne survivrait pas.



Il se souvient avoir rêvé avec son père d’être avocat et de travailler dur pour défendre les pauvres et que la justice règne.



Elle se souvient avoir lu sa rédaction sur une quelconque bagarre de rue et qu’elle avait appréciée. Elle avait emmené sa troupe et lui avec découvrir le cinéma à travers les ciné-clubs. Ils voyaient des films en noir et blanc, brésiliens, soviétiques, polonais et d’autres contrées où le septième art était aussi fauché que les gens qu’il montrait.



Il se souvient qu’on lui avait volé son portefeuille au moment où il mettait son pied dans le bus. Il est redescendu du bus, puis un type est venu le lui rendre. Il n’y avait rien de consistant dedans, ni avant, ni après.



Elle se souvient qu’elle ne savait pas si elle rentrait de l’école. Dans son pays, la guerre faisait loi, les balles, les obus sifflaient. Elle était petite, elle faisait son devoir de petite fille.



Il se souvient que le jeune réalisateur libanais évitait ce passage où des souvenirs risquaient de remonter à la surface. Il y était allé faire un tour après le débat collectif sur le scénario. La Porsche n’a pas changé l’enfant qu’il était.



Elle se souvient que sortir de la maison serait fatal pour lui. Elle ne l’a pas empêché de coller l’oreille derrière la porte pour entendre des balles pour de vrai claquer et percer les murs. Le jour d’après, ils surent qu’ils ont percé aussi des poitrines. Une histoire de pain à Casablanca.



Il se souvient d’eux et d’elles.

3 commentaires:

  1. J'aime beaucoup le maillage entre les différents personnages, qui donne du "corps" au "Il" central.Encore un texte très touchant...

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  2. Merci Martine. C'est un premier commentaire dont je me souviendrai

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  3. Bien joli ce texte... Lu au bureau, empli de bruits et de vie. Et je trouve que ça s'y prêtait bien. Félicitations Younes...

    FredC envie de tempete.

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