J'y animerai des ateliers d'écriture, des rencontres en bibliothèques de quartier, j'y donnerai des conférences et je participerai à diverses activités. Tout cela dans le cadre de la préparation d'un prochain roman, qui sera situé dans la ville de Tours et ses environs, en 1968 et 1942.
Pendant ces deux mois, je présenterai également mes deux derniers livres en date, tout deux publiés cette année :
La vie, c'est risquer (Editions du Seuil) et
Au pays du mépris (Ed. Robert Laffont)
Voici les dates des rencontre d'Octobre
(Attention, la date de rencontre à Paris a changé !!! C'est le 17 et non le 15 !!!)
Tours (37), Mercredi 2 octobre, 15 h 00 - 17 h 00 -Visite historique de la ville en compagnie d'une guide conférencière.
Ces dernières semaines, je me suis mis à ranger mes archives...
Il y a bien sûr beaucoup de textes, de brouillons, de cahiers, mais il y a aussi un paquet de lettres.
J'ai échangé beaucoup de lettres avant l'internet (et beaucoup depuis, mais celles-là, elles sont déjà archivées sous forme numérique) et, comme je suis sentimental, je garde tout.
Je garde même parfois mes propres courriers parce que depuis longtemps je fais des copies (d'abord au carbone, déjà quand j'écrivais à la main, puis évidemment sous forme de tirage papier puis de fichier quand j'ai eu un ordinateur, à partir de 1988), même des lettres désagréables (et de mauvaise foi) que j'ai rédigées dans un élan de colère, des lettres d'excuses que j'ai envoyées honteux, des lettres vengeresses que je n'ai pas osé mettre à la poste, etc. Et je rougis de confusion en les relisant... Ca me fait faire une petite cure d'humilité.
Je garde, bien sûr, tous les courriers personnels. Car la plupart ont une importance symbolique ou affective. Je ne détruis que lorsque conserver me semble indiscret pour la personne qui l'a envoyé. Parfois, je rends les courriers à la personne qui les a envoyés, si on ne se parle plus.
(Par exemple, j'ai rendu à ma première épouse, à sa demande, les courriers qu'elle m'avait écrits. Elle m'a rendu les miens.)
J'ai un joli dossier dans laquelle je garde les cartes que Rachel, ma blonde, glisse dans ma valise chaque fois que je pars en France. (J'ai aussi gardé tous nos courriels, bien entendu.)
J'ai un carton à chaussures plein de courriers de lecteurices (depuis La Vacation et jusqu'à En souvenir d'André, à peu près, car ensuite, j'ai reçu très peu de lettres écrites à la main, mais ça m'arrive encore, j'en ai reçu une ce matin, d'une lectrice de Ateliers d'écriture). Il y a des lettres stupéfiantes, de trois lignes ou de vingt pages et d'autres simplement émouvantes. Aucune n'est "banale" à mes yeux.
J'ai deux épaisses chemises contenant les lettres que ma mère américaine, Betty et mon meilleur ami du Minnesota, Jim L. m'ont envoyées pendant plus de vingt ans. (Après, ils sont passé au courriel). Et ceux de mon prof de classe de première et aujourd'hui ami, Raphaël Monticelli, avec qui j'échange depuis 1970, par là...
Une autre contient des lettres ou des cartes écrites par des personnalités ou des lecteurices "célèbres", en réponse à l'admirateur inconnu qui leur avait écrit de Pithiviers ou du Mans (Isaac Asimov, Léo Malet, Umberto Eco, Jean-Luc Benoziglio) ou après avoir lu un de mes livres (Mylène Demongeot, Pierre Bourdieu, Claude Nougaro), ou parce qu'on était ami·e·s (Daniel Zimmermann et Claude Pujade-Renaud, Philippe Lejeune, Paul Otchakovsky-Laurens), ou simplement parce qu'on s'était rencontrés, on s'était trouvé des intérêts communs et on s'était mis à s'écrire de temps à autre (Gotlib, Serge Tisseron, Jean Guenot).
En triant tous ces courriers, j'ai découvert avec tristesse que je n'ai plus qu'une ou deux lettres de mon ami Opher, ami d'enfance et d'adolescence qui fut mon principal correspondant entre treize et dix-huit ans. Je ne sais pas ce qu'elles sont devenues.
J'ai gardé beaucoup de lettres de mes parents et toutes celles que je leur ai écrites d'Amérique, que ma mère avait conservées dans un tiroir et que j'ai retrouvées après sa mort.
J'ai beaucoup de chance : dans tout ça, je n'ai pas souvent reçu de lettres d'insultes. J'en ai peut-être reçu une demi-douzaine depuis soixante ans.
Mais en les triant, j'ai retrouvé une lettre désagréable. L'auteur (au ton de la missive, je pense que c'est un homme) ne l'a pas signée et je ne suis pas sûr de l'époque à laquelle je l'ai reçue, mais comme il mentionne des articles dans Libération, je pense qu'il fait allusion à un "Bloc-Notes" écrit pour le quotidien, et publié le 4.12.1999.
Toujours est-il qu'il m'écrit ceci (je transcris parce que je suis pas sûr que le scan est bien lisible)
CHER CAMARADE,
(Comme vous le voyez peut-être, il emploie des majuscules dans tout le texte. C'était avant le courriel, le SMS et la nétiquette, mais il avait déjà compris qu'en majuscules, ça fait plus menaçant...)
VOS ARTICLES DANS LIBERATION SONT RISIBLES ET PITOYABLES. VOUS VOUS CROYEZ ENCORE EN MAI 68, DU TEMPS DE LA LCR ET DES MAOS SPONTEX (sic !).
FAITES UN BILAN DE VOTRE CARRIÈRE C'EST UN VRAI DESASTRE. VOUS N'AVEZ ÉTÉ CAPABLE QUE DE DEVENIR UN PETIT AVORTEUR PROVINCIAL...
("Avorteur et provincial", c'est vrai. Et même poseur de stérilet ! On me l'a déjà reproché, alors je vais pas discuter. Mais "petit", c'est tout relatif... je mesure 1,80, même après m'être tassé un peu, alors...)
C'EST MINABLE POUR UN MEDECIN DE VOTRE INTELLIGENCE !
REGARDEZ UN PEU DANS LE LOINTAIN PASSÉ ET FAITES VOTRE AUTOCRITIQUE ! QUEL GÂCHIS ! VOS PROCHES DOIVENT ÊTRE SIDÉRÉS DE VOTRE INFANTISME. (sic !)
RESSAISISSEZ VOUS ! COURAGE !
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C'est bizarre de retrouver une lettre d'insultes. Pasque bon, elle ne contient pas d'injures à proprement parler, mais elle est désagréable quand même. Je me suis jamais pris pour (ni même frotté à) un Mao Spontex ; j'ai toujours été marxiste tendance Groucho...
C'est bizarre, parce que je ne me souviens pas évidemment comment j'ai réagi lorsque je l'ai reçue. Je peux supposer qu'elle m'a surtout intrigué (comme aujourd'hui) et que je me suis gratté la tête pour la comprendre. Et que c'est pour ça que je l'ai conservée. Si je l'avais traitée par le mépris, je m'en serais débarrassé, mais non.
Et je n'ai pas pu lui répondre, bien entendu : il n'y avait ni signature ni adresse retour sur l'enveloppe. Je regrette. Ca aurait pu donner lieu à un bel échange.
Mais en la relisant, je l'ai pris au mot, je me suis retourné vers mon passé (encore plus lointain que lorsqu'il l'a écrite) de petit avorteur provincial, écrivant professionnel et occasionnel contributeur de Libé.
Et je me suis dit que, somme toute, cette lettre me faisait du bien.
Ca doit être ma tournure d'esprit : je vois du positif dans presque tout, pas toujours sur le moment, mais après avoir pris un peu de recul. Là, par exemple, je peux me féliciter d'avoir continué à écrire et à publier (en général). Ca m'a permis de gagner ma vie.
Si ça se trouve, cette lettre m'a incité à écrire des maos plus spontex -- pardon ! -- des mots plus spontanés qu'avant.
Bref, il est très possible que mon interlocuteur inconnu m'ait poussé, comme il l'écrit, à me ressaisir de mon destin. Auquel cas, je lui dois beaucoup.
J'aimerais pouvoir le lui dire, et le remercier. Mais je ne peux pas. Et c'était il y a bien longtemps. Depuis tout ce temps, il est bien possible qu'il ne s'en souvienne plus. Ca me rend un peu triste.
Et d'ailleurs, pour ce que j'en sais, il est peut-être mort d'une apoplexie ou encore renversé par un bus deux jours après me l'avoir écrite, cette lettre. Vous vous rendez compte ? Ecrire ça et paf ! mourir juste après ? Quel destin cruel.
Oui, j'ai bien fait de la conserver. Si ça se trouve, je suis peut-être le dernier à l'avoir lu vivant (et, à présent, mort...)
Quand on apprend la mort d'une personne qu'on a beaucoup aimée et admirée, et dont l'importance symbolique pour soi est impossible à mesurer, on est toujours à court de mots pour la décrire.
Mais on peut raconter.
Voici deux témoignages, le mien puis un texte que Pauline, qui la connaissait bien, a écrit pour elle et lu à ses obsèques aujourd'hui.
"Parrain/marraine" en écriture : je veux dire qu'elle et lui ont littéralement accueilli, encourage, veillé sur et entouré mon activité d'écrivant à l'âge adulte.
Au milieu des années 80, j'écrivais depuis plus de quinze ans, j'étais médecin généraliste à la campagne à l'hôpital et journaliste médical à La Revue Prescrire, mais je n'avais jamais publié un texte de fiction.
J'ai eu entre les mains -- probablement après l'avoir découverte à "La Taupe", la librairie que je fréquentais le plus au Mans -- une revue trimestrielle intitulée Nouvelles Nouvelles. Claude et Daniel, nouvellistes chevronné·e·s l'une et l'autre, l'avaient créée pour donner au public des textes courts (le genre était alors profondément sous-estimé par la presse et l'édition française) mais aussi pour publier de nouveaux auteurs. Je me suis abonné dès le premier numéro.
A l'époque, je travaillais sur un roman (resté inédit mais accessible en ligne) et retravaillais sans cesse une nouvelle écrite à la fin de mes études et intitulée "Spectacle Permanent". Je me suis mis à lire les livres des deux co-créateurs de la revue. D'abord ceux de Daniel Zimmermann, en particulier Les Morts du lundi (1978) et Chronique du rien (1981), puis ceux de Claude Pujade-Renaud, Les enfants des autres (1985) et La danse océane (1988).
Comme la revue invite les nouvellistes à envoyer des textes, j'envoie la nième version retapée de "Spectacle permanent".
Au bout de quelques semaines, je reçois par le courrier une réponse un peu sybilline de Claude P.-R. qui me dit "Nous aimerions publier votre nouvelle, mais il faut la retravailler." C'est plus que je n'en attendais (plusieurs revues l'avaient refusée) mais moins que je n'espérais (qu'est-ce qu'il fallait donc que je retravaille ?).
J'ai appelé. Je ne savais pas que je tombais chez eux. (Ils vivaient dans deux appartements contigus au cinquième étage d'un petit immeuble du 15e arrondissement. Ils y avaient l'un et l'autre leurs lieux de travail et de lecture, mais aussi des salons pour recevoir des amis ou les autres animateurs/rices de la revue.)
C'est Claude qui me répond. Je lui demande ce qu'il faut que je retravaille exactement et, comme elle résiste à me le dire précisément (pour des raisons que je comprendrai plus tard), j'insiste en disant : "Je suis prêt à retravailler, mais il faut me dire où ! Autrement, je risque de faire n'importe quoi."
Elle m'entend, prend une pause et finit par me dire que dans la nouvelle, il y a une "parenthèse", une incise de deux pages concernant un personnage secondaire et qui n'est pas nécessaire à l'intrigue. Cette incise casse la fluidité du texte. Elle me conseille de la couper -- quitte à reprendre le personnage dans un autre texte -- et de "suturer"pour que ça ne se voie pas. Je l'écoute attentivement, je dis : "Très bien, comptez sur moi" et, juste après avoir raccroché, je monte dans mon bureau pour me mettre au travail.
J'ai envoyé la version retravaillée quelques jours plus tard et j'ai reçu peu après une lettre d'elle me disant que mon texte allait être publié. C'était la première fois que je publiais un texte de fiction sous mon pseudonyme, dans une revue de littérature.
Cette publication a été déterminante, à plus d'un titre. D'abord parce qu'une revue d'écrivant·e·s chevronné·e·s me publiait au milieu d'autres auteur·e·s qui ne l'étaient pas moins. Ensuite parce que Claude et Daniel m'ont littéralement "pris sous leur aile". Ils m'ont reçu chaque fois que j'allais à Paris et passais les voir (parfois sans prévenir), ont répondu à toutes mes lettres (et je leur en écrivais beaucoup), ont lu tous les textes que je leur ai soumis (en me faisant des critiques très précises mais toujours constructives et jamais blessantes) et m'ont encouragé à écrire ce qui est devenu mon premier roman.
Apprenant que ledit roman se déroulait dans un centre d'IVG, Claude m'a offert son premier livre La Ventriloque, publié en 1978 aux éditions Des Femmes, et alors introuvable. Après l'avoir lu, très ému, j'ai inscrit quelques-unes de ses phrases en épigraphe de La Vacation.
Daniel me parlait comme à un "jeune disciple" (ce qui me convenait parfaitement) mais Claude m'a toujours traité en égal (ce qui me gratifiait beaucoup aussi). Leurs conseils, leur écoute, et leurs invitations à me joindre à leurs soirées littéraires ou amicales m'ont fait beaucoup de bien. Et je ne suis pas le seul : ils ont publié et encouragé beaucoup de jeunes auteur·e·s, et je suis fier et chanceux d'en avoir fait partie.
J'étais un auteur inconnu, mais j'étais aussi l'un de leurs "groupies" les plus assidus : je me rendais au Salon du livre de Paris rien que pour les voir, et je les ai faits inviter à plusieurs reprises par les "24 heures du livre" du Mans pour avoir le plaisir de les recevoir chez moi.
A La Revue Prescrire, j'écrivais des "vignettes cliniques" racontant des rencontres ou des conversations avec certain·e·s patient·e·s. Quand je les lui ai données à lire, Claude m'a déclaré immédiatement : "Mais ce sont des textes balintiens !!! " Elle avait participé à des groupes Balint d'enseignants pendant les années 70 (ils étaient l'un et l'autre spécialisés dans les sciences de l'éducation et avaient publié plusieurs livres importants sur la communication non-verbale en classe) et, dans ma manière de parler du soin, elle avait reconnu immédiatement l'approche narrative typique de la formation Balint.
Pendant les années qui ont suivi la publication de La Vacation, Claude et Daniel m'ont invité à me joindre au groupe d'écriture qu'ils avaient formé avec Alain Absire, Jean Claude Bologne, Michel Host et Dominique Noguez, et ça a donné un roman policier et littéraire collectif : L'affaire Grimaudi.
Ce fut une expérience épatante, parce que là encore, j'étais considéré comme un égal par une demi-douzaines d'auteur·e·s chevronné·e·s. Le roman a été écrit à tour de rôle (on tirait au sort l'ordre d'écriture des chapitres, chacun·e de nous a écrit deux chapitres, et une conclusion/solution de l'énigme) et chaque mois on se réunissait pour lire deux chapitres fraîchement produits.
Et comme on se réunissait autour d'une table de restaurant, on a bien mangé, bien bu et beaucoup ri.
Quand j'ai écrit La Maladie de Sachs, Claude m'a dit, après avoir lu le manuscrit : "Voilà, vous avez écrit le premier roman balintien en langue française."
J'avais perdu mes parents bien des années auparavant. C'était une grande chance d'avoir trouvé en eux le couple de parents-écrivants qui voulaient bien m'accompagner en chemin. Ca a été un grand bonheur de pouvoir leur faire partager mon succès. Daniel m'avait dit "Si tu remportes le Livre Inter, tu nous invites à la Closerie des Lilas" (Ils n'y avaient jamais mis les pieds, ni l'une ni l'autre), et je me suis fait un plaisir de les emmener déjeuner là-bas.
Quand les ventes du roman se sont mis à décoller après le Livre Inter, Daniel m'a dit : "Si tu atteins les 100 000, tu nous envoies une caisse de champagne". Comme on a dépassé les 300 000, je leur en ai envoyé trois. J'en ai bu quelques bouteilles avec eux.
Daniel m'exhortait à passer dix heures par jour à écrire. Claude m'encourageait à vivre d'abord, et à écrire ensuite.
Daniel me donnait des conseils techniques. Claude m'encourageait à formuler mes sentiments.
Daniel était un homme "formidable", qui prenait beaucoup de place. Claude était une femme d'une grande délicatesse, une grande écoutante, une narratrice pleine d'humour, championne de l'ironie.
Il suffit de lire celle de ses nouvelles que je préfère : "Un si joli petit livre", pour l'apprécier.
Sa délicatesse est difficile à décrire, mais elle est bien résumée par l'explication qu'elle me donna lors de la publication de ma première nouvelle. Je lui demandai pourquoi elle avait pris des précautions infinies avant de me dire ce qu'elle pensait que je devais "retravailler". Pour ma part, j'avais trouvé ça très précis, très simple, et ça ne m'avait posé aucun problème, car elle avait été très claire sur le fait que le passage à retirer nuisait à la construction de la nouvelle - et donc, à sa lecture.
Elle me répondit : "Un peu avant vous, nous avons reçu la première nouvelle d'un autre jeune auteur, à qui nous avions donné le même conseil, en lui disant quel passage retravailler. Il l'avait très mal pris, nous avait répondu qu'il n'était pas question qu'il touche à une ligne de son texte, auquel il était très attaché, et nous n'avons plus entendu parler de lui. J'ai eu peur que vous ayez la même réaction. Nous voulions publier de jeunes auteurs, pas les faire fuir... Je suis heureuse que vous ayez entendu ce que je vous ai dit de manière positive."
Mais je n'aurais pas pu l'entendre autrement : à mes yeux, elle incarnait un équilibre subtil entre force et bienveillance.
Claude illustre à mes yeux un parcours qui devrait encourager beaucoup d'écrivantes : c'est après une carrière professionnelle déjà très prenante (l'éducation physique, le sport, la danse) qu'elle s'est mise à écrire des livres très personnels, nourris par son expérience. Qu'on en juge : née en 1932, elle a écrit toute son oeuvre (regardez sa page Wikipédia, c'est impressionnant) à partir de 1978 - elle avait 46 ans.
En plus des livres de pédagogie, elle a publié des nouvelles, des romans (Belle-Mère) contemporains et historiques (Platon était malade), des textes intimes bouleversants (Le sas de l'absence), de la poésie et, en collaboration avec D. Z., d'autres livres de pédagogie, des romans pour la jeunesse et des textes autobiographiques (Les écritures mêlées, magnifique récit de leurs itinéraires parallèles).
Pour moi, elle est l'autrice féministe par excellence : celle qui affirme sa singularité et son expérience de la vie et du monde par une écriture qui lui est propre, dans des textes qui parlent de la condition et des émotions des femmes de toutes les époques avec énergie, subtilité, finesse et humour.
Elle sera aussi, pour toujours, la personne de confiance à qui je suis souvent allé demander conseil dans les moments les plus difficiles et les plus délicats de ma vie. Et qui m'a toujours écouté sans jugement et sans complaisance, chaleureusement et avec intérêt.
Début 2013, alors que nous étions installés au Canada depuis quatre ans, la femme avec qui je vivais depuis près de vingt-cinq ans a déclaré qu'elle voulait qu'on se sépare. Quelques semaines après cette annonce, je me suis rendu en France. J'étais extrêmement abattu. L'une des premières personnes que je suis allé voir pour lui parler de ce qui m'arrivait était Claude. Elle m'a invité à déjeuner avec une amie commune. Quand elle m'a entendu dire que je me préparais à finir ma vie seul parce qu'à cinquante-huit ans "plus personne ne voudrait de moi", Claude s'est mise à rire et s'est exclamé : "Bien sûr que si !", et je ne comprenais pas pourquoi elle en était si sûre. "Vous verrez."
Quelques mois plus tard, à l'autre bout du continent nord-américain, j'ai rencontré par hasard la femme avec qui je vis depuis onze ans à présent. Pendant que nous apprenions à nous connaître, j'ai beaucoup pensé à Claude.
Et je sais aujourd'hui qu'elle ne m'a pas seulement accompagné sur mon chemin d'écriture. Par ses textes et par sa présence, elle m'a aussi appris à vivre.
Elle sourit. Son regard est profond, encore vif et perçant. On la lui fait pas.. Elle l’a déjà fait le tour de cette question, dans une nouvelle du même nom. Bien sûr qu’elle est toute seule ! Ça ne se voit pas ? Disloquée, mais seule.
- Vous savez, La Mort, je devenais une vieille femme ratatinée. - Vraiment ?
- Mon corps m’échappait, ma mémoire aussi.
- Vous êtes bien exigeante avec vous-même, Claude.
- Je suis lucide, La Mort. Et puis, cela faisait plusieurs années que j’avais terminé d’écrire. Les brouillons, les heures passées par mon amie à taper mes textes, les relectures, la métamorphose des mots, la course folle de Sam, les caresses de la féline Guapa, l’émoi des animaux du zoo… Tout a travaillé par mon corps. Et cela m’échappait.
Il me restait mes livres, les auteurs anciens, que j’aimais relire. Mes promenades au parc Georges Brassens. Mon piano aussi. Oh, pas grand-chose, mais cela me faisait plaisir.
- Chère Claude, dites-moi, on peut dire que vous m’avez tourné autour… - Oui, La Mort, je sais que vous étiez là. Depuis ma naissance. Et dans chacun de mes textes. Dans chaque corps, dans chaque personnage, dans chaque frontière fragile entre la réalité et la déraison, vous étiez là, tapie, sinueuse. Enfants sans existence, ventres vides et vidés, parents qui nous échappent, femme se mouvant dans l’ombre, danseuses jouant avec l’apesanteur. Vous étiez là, follement vivante. Je vous tournais autour, créais autour de vous.
Le silence s’installe.
Dans la mémoire de chacun peut s’élancer Martha, Eglantine, Mathilde, Julien, Eudoxie, Elissa, Estelle et Stefa, Gérard et son lecteur précoce, Claire, entre ses deux « Terrasses ».`
- Alors, Claude, vous êtes toute seule ? répéta La Mort.
- Je crois qu’il m’attend, La Mort. A une table, là-bas, dressée pour deux. Je vais retrouver l’homme que j’ai terriblement aimé.
Claude, tu as rejoint nos Chers Disparus. L’harmonie, au numéro trois, s’est envolée.
Nous nous sommes rencontrées, pour la première fois, à la librairie Ithaque. Tu venais de publier, aux éditions Actes Sud, Le Désert de la grâce. J’étais jeune étudiante, je venais de commencer la danse – la danse venait de me prendre à bras le corps. Pendant 17 ans, nous avons correspondu, échangé, archivé, voyagé (jusqu’à ce qu’enfin, je soutienne ma thèse à l’université de Pau). Tu m’as accompagnée dans mes écrits et dans ma vie, mariage, naissances (Mon grand a largement baigné dans la première partie de ma thèse. A Pau, pour la soutenance, ma deuxième avait tout juste un mois… elle a aujourd’hui 7 ans et demi), séparation, disparition du père (combien d’heures nous avons passé à parler des héritages familiaux, des non-dits et de ce que le corps porte et garde comme trace, de la ténacité à vivre au milieu des histoires qui ne nous appartiennent pas). Je devais t’appeler pour te dire comment s’était passée mon opération.
Je crois que tu as toujours porté, en toi et dans chacun de tes écrits, une force animale, une pulsion de vie, quasi monstrueuse, qui tranchait avec la finesse et les déliés de ton corps de danseuse, la douceur de ton regard.
Jusqu’aux limites du soutenable, Doris Humphrey a cherché à expérimenter : Fall and Recovery.
Je ne sais pas si c'est votre prénom, ni si vous lirez jamais ceci, car je sais peu de choses de vous.
Je ne sais si quelqu'un qui vous connaît et vous aura reconnue vous signalera un jour ce message ; s'il vous rappelle de mauvais souvenirs, je vous prie de me le pardonner, vous n'êtes en aucun cas tenue de le lire.
Je sais seulement - et surtout - qu'un jour, vous avez écrit à un "auteur connu". Je ne sais pas ce que vous aviez exprimé dans votre lettre, mais voici comment il le rapporte dans un de ses livres :
Un jour, une lycéenne qui avait lu mon roman XXXX dans le cadre du Goncourt des Lycéens, m’avait écrit, d’un ton pincé, pour me dire qu’elle n’avait rien compris à mon livre, que ça ne racontait pas d’histoire, qu’elle se demandait bien quel message j’avais voulu faire passer.
Evidemment, son compte-rendu est un peu court. Vous en avez sûrement dit plus que ça. La plus élémentaire honnêteté de sa part aurait été de publier l'intégralité de votre lettre, puisque vous aviez pris la peine de l'écrire et de l'envoyer ; mais il n'en a rien fait, il s'est contenté de publier sa réponse à la suite de ce paragraphe.
Sa réponse, vous la connaissez déjà, je ne vais donc pas vous l'imposer une nouvelle fois, mais pour les autres personnes qui liraient ceci et voudraient la connaître, ils pourront la trouver à la fin de cet autre texte, sur ce même blog.
Si je vous écris, aujourd'hui, ce n'est pas pour "réparer" (je ne pense pas que ce soit possible) les propos insultants que cet inqualifiable* a tenus dans sa réponse, ni la laideur du procédé consistant à publier cette lettre méprisante dans un de ses livres, comme s'il en était fier (il le laisse entendre, d'ailleurs, cet andouille !!!).
Si je vous écris, c'est pour vous dire, d'abord, que je suis de tout coeur avec vous. Car, en vous répondant ainsi, cet inqualifiable* ne s'est pas contenté de très mal vous traiter, il a aussi montré son mépris pour toutes les personnes qui lisent et écrivent. Ce qu'il vous a écrit est purement et simplement une violence de classe, de caste, âgiste et sexiste. Et son mépris disqualifie non seulement ce qu'il dit, mais le disqualifie, lui, en tant qu'interlocuteur.
Ensuite, je tiens à vous remercier de lire des livres ; et même, parfois, ceux qui ne vous intéressent pas, et qui vous semblent ne rien raconter et ne pas dire grand-chose. Je suis un écrivant, j'ai la chance d'être publié, mais je n'oublie jamais que dans un monde où tout est commerce, je ne le serais pas - ou très difficilement - s'il n'y avait pas des lectrices pour me lire. (Je dis "lectrices" parce que la majorité des personnes qui achètent des livres et les lisent sont des femmes.) Alors merci, pour les autrices et les auteurs que vous lisez. Vous les honorez et vous contribuez à les faire vivre, ou survivre.
De plus, je vous remercie d'avoir des opinions sur vos lectures. C'est tout ce qu'une autrice ou un auteur peut souhaiter : qu'une lectrice pense quelque chose d'un de ses livres. Toutes les personnes qui écrivent le font avec leurs pensées, leurs sentiments, leurs émotions, et elles espèrent qu'en retour, leurs textes déclenchent pensées, émotions et sentiments à la lecture. Il n'y a rien de pire qu'un livre qui laisse indifférente ou amnésique. Merci de faire vivre les livres avec vos émotions et vos questions !
Merci encore de prendre la plume pour écrire à celles ou ceux dont vous lisez les livres. C'est le plus beau geste et signe d'intérêt, de partage et de sororité qu'une autrice ou un auteur puisse attendre. On s'adresse aux autres, sans savoir qui iels sont, en espérant une réponse, sous une forme ou une autre. En écrivant, vous répondez "Je vous ai lu.e." -- et c'est la plus belle réponse qui soit. Cela veut dire qu'on n'a pas écrit en vain.
Merci également, de savoir ce que vous attendez d'un livre. Qu'il raconte des histoires, qu'il transmette quelque chose - et toutes les autres attentes que vous avez en plus de celles-là. Les autrices et les auteurs ont besoin de lectrices exigeantes : c'est grâce à cela qu'elles se creusent le cerveau pour -- entre autres -- inventer des histoires. Je suis lecteur depuis longtemps, et c'est parce que j'ai toujours attendu plus des livres que je lis (et des personnes qui les ont écrits) que j'essaie, à mon tour, d'écrire des livres qui captivent, qui émeuvent, qui éclairent au moins un peu le monde et la vie. Alors, oui, continuez à être exigeante, nous tous - lectrices et écrivant.e.s - nous en avons besoin.
Enfin, j'aimerais vous demander une faveur. Je ne la demande pas pour moi, mais pour toutes les écrivantes qui méritent votre respect, votre intérêt et votre lecture. Toutes ces écrivantes qui ne sont pas des fats vaniteux et mal embouchés comme l'inqualifiable* innommable à qui vous avez eu affaire.
Cette faveur est simple : ne croyez pas un mot de ce qu'il vous a écrit.La littérature n'est pas cette chose rabougrie, étriquée et flétrie qu'il voudrait enfermer dans ses "définitions" poussiéreuses et momifiées. La littérature, c'est tout ce que vous lisez et aimez lire. Elle est faite de tous les textes et de toutes les formes, de tous les goûts et de toutes les couleurs, de toutes les origines et de tous les futurs. Il n'y en a d'ailleurs pas une seule, mais autant qu'il y a de lectrices : la littérature c'est ce que chacun.e de nous lisons, séparément et ensemble.
La littérature, c'est aussi, ou ce sera, ce que vous écrirez peut-être. Car il y a une écrivante dans chaque lectrice, j'en sais quelque chose : j'ai longtemps été l'une avant d'être l'autre, et nul n'a le droit de vous laisser entendre que vous ne pourrez pas, si vous le désirez, écrire un jour des textes infiniment plus intéressants que ceux des inqualifiables* boursouflés de suffisance.
Chaque livre que vous lisez, vous l'écrivez en vous-mêmes, vous en gardez la trace. Ce n'est pas le livre à lui seul qui vous marque, c'est vous, d'abord, qui choisissez ce que vous en retenez, le souvenir d'un sourire ou d'un goût ou d'un souffle ou d'une mélodie. Alors ne laissez personne prétendre que vous n'êtes pas actrice, autrice et maîtresse de ce que vous lisez. Votre littérature, vous la construisez en vous-même, un livre après l'autre.
Voilà, j'en ai fini. Si on vous a signalé ce message, je vous remercie de l'avoir lu jusqu'au bout.
Et je vous remercie de m'avoir, sans le savoir, incité à l'écrire.
En vous souhaitant de belles lectures, de belles correspondances, de belles rencontres et une bonne vie,
Et avec toute ma solidarité et ma reconnaissance,
Mar(c)tin
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(* : Remplacez ce mot par la première insulte qui vous vient à l'esprit.)
A tou.te.s les écrivant.e.s qui écrivent sans savoir (ni se demander, Dieu merci !) si iels "font" de la littérature. Avec mon chaleureux soutien et mes vifs encouragements.
Bonne année 2024 !!!
L'autre jour, sur Facebook, j'aperçois la photo d'un auteur francophone connu, respecté, estampillé, multiprimé, ornée d'un petit texte.
L'auteur en question -- la soixantaine, chauve, chemise bleu sombre ouverte sans col -- regarde droit vers la caméra. Il a peut-être un demi-sourire en coin. Je dis "peut-être" parce qu'on n'est pas sûr qu'il sourie, même à demi. Il est peut-être simplement circonspect. Ou peut-être que la photo l'a saisi pendant qu'il était en train de compléter son sourire. Un instantané, c'est trompeur... Et ambigu.
Le texte imprimé sur la photo ne l'est pas moins.
Et c'est signé "Jean-Edouard" (c'est pas son vrai nom).
Faut-il dire que ça m'a énervé ? Je précise que ça m'aurait énervé venant de n'importe qui, c'est pour ça que je ne trouve pas nécessaire de vous donner son nom. Ce sont les paroles que je discute ici, pas la personne. Autant dire que dans mon esprit, "Jean-Edouard" c'est moins le type du portrait que la ou les personnes qui ont décidé de placarder ces affirmations et son nom sur son portrait comme si c'était une maxime de La Rochefoucauld ou un bon mot de Bossuet.
Pourquoi ça m'a énervé ? Prenons les choses dans l'ordre :
"Par ailleurs..."
On comprend que ces quelques phrases sont extraites de quelque chose : un entretien, un article, peut-être un podcast ou une émission de télé. On n'a pas le contexte ni l'ensemble de la pensée de l'auteur en question. Cependant, les phrases imprimées sur la photo peuvent être lues comme un tout, un aphorisme, une déclaration, une profession de foi ou au moins un credo puisqu'elles sont publiées sans contexte et semblent se suffire à elles-mêmes. Donc, même si c'est pas l'auteur qui les publie comme ça, les personnes qui s'en sont emparées les ont comprises - et nous les retransmettent - comme un tout.
"... je tiens à dissiper deux malentendus"
Sur cette phrase-là, je reviendrai tout à l'heure.
"La littérature n'a pas pour vocation de raconter des histoires".
Ah bon ? Et où il a vu ça, Jean-Edouard ? Il tient ça de qui ?
C'est une opinion personnelle ou c'est une vérité vraie indiscutable ?
C'est le produit d'un travail scientifique fouillé, étayé, fondé sur des preuves, ou bien c'est juste un truc qu'il lance comme ça, en passant, pour provoquer ? (Et il a le droit !)
Impossible de le dire mais ça surprend et ça "interroge", comme on dit.
Qu'est-ce qu'il veut dire par "La littérature", d'ailleurs ?
"La littérature" c'est difficile à définir puisque par exemple, en France, On dit que certains livres sont de la littérature (les collections blanches de Gallimard, Minuit et P.O.L, mettons ; les "grands classiques" comme Proust, Flaubert et cie) et que d'autres n'en sont pas -- par exemple les romans policiers, les romances, la SF, les romans graphiques, les romans pour jeunes adultes, les autobiographies, les journaux personnels...
(Quand je dis "On", je parle de ceux qui savent -- les professeurs, les critiques, bon nombre d'auteurs et d'autrices bien informé.e.s -- toutes catégories dont je ne fais pas partie car j'ai la faiblesse de croire que la littérature c'est tellement vaste qu'on ne peut pas la (dé)limiter, la classer, la ficher, l'estampiller, la cloisonner, la faire entrer dans des cases... Bref, la littérature, dans mon esprit, c'est le Numéro 6...)
Tandis que, par exemple, chez les anglophones cette distinction n'existe pas, on parle de "fiction" et de "non-fiction", deux catégories qui se préoccupent seulement du contenu (c'est imaginaire ou c'est factuel) et non du statut du texte (c'est de la litchératchure ou ce n'en est point).
... n'a pas pour vocation...
Le mot "vocation" me fait me gratter la tête, parce qu'en principe, la vocation, ça concerne une personne, pas un concept. Un prêtre peut avoir la vocation ; un médecin, à la rigueur. Mais la littérature n'a pas de "vocation", aucune muse ne l'a appelée en lui disant "Eh, ma pote la Littérature, fais-moi rire/pleurer/trembler/fulminer/rêver !!!" et elle ne se lève pas la nuit pour produire quoi que ce soit.
La littérature, si ça existe et si on peut la définir, c'est produit par des millions de personnes (au moins) et pour savoir si c'est par "vocation" (terme à définir) ou pour tout plein d'autres raisons, il faudrait le leur demander, à chacune...
"... de raconter des histoires".
On aimerait demander à Jean-Edouard de préciser sa pensée. Est-ce qu'il a voulu dire "n'a pas toujours pour vocation" ou "pas nécessairement", par exemple ? Parce que là, on serait d'accord ; comme "la littérature" est un champ plutôt imprécis, aux contours larges et extensibles, on ne va pas contester qu'elle peut produire des textes qui ne racontent pas d'histoires, comme c'est souvent le cas en poésie, par exemple.
Mais si Jean-Edouard voulait dire "n'a jamais pour vocation", est-ce que tous les poèmes narratifs (et y'en a une flopée) de Victor Hugo ne sont pas de la littérature ? Et Les Misérables, non plus ? Et Proust, alors ? Lire toutes les histoires qu'il y a dans sa Recherche, c'est vraiment du temps perdu ?
On aimerait aussi savoir si, dans l'esprit de Jean-Edouard (ou des personnes qui le citent, avec son assentiment ou non), les personnes qui lisent des textes-qui-racontent-des-histoires et pensent qu'elles lisent de la littérature se fourrent le doigt dans l'oeil jusqu'au coude. Si elles se trompent du tout au tout. Si elles vivent dans le mensonge -- ou dans le déni, ce qui serait pire...
Et si tel est le cas, qu'est-ce qu'on fait de tous les textes qui racontent des histoires ? En commençant par l'Iliade, l'Odyssée, le Mahabharata, le Dit du Genji, les Mille et une nuits ? (Je vous épargne la liste de tout ce qui vient après...)
Pasque si Jean-Edouard (ou ceux qui le mettent en avant) pense vraiment que quand ça raconte des histoires, ce n'est pas de "la littérature", il va falloir requalifier un paquet de choses. Et quand on se met à requalifier, on requalifie quoi, et comment ? Et qui requalifie, au fait ?
"L'écrivain n'a pas à délivrer de message."
"Il n'a pas", c'est un peu ambigu, ça aussi. Là encore, s'il était écrit "pas toujours" ou "pas forcément", ce serait plus clair. Mais là, est-ce que ça veut dire : "Il ne doit pas" ou "Il n'est pas obligé de" ? Et puis d'abord, pourquoi "il" et pas "iel" ou "il ou elle" ? Les auteures, les autrices et les écrivaines ne comptent pas ?
Si c'est "I(e)l ne doit pas", de quel droit dit-il (lui fait-on dire) ça, (à) Jean-Edouard ? Il a été nommé préfet de la Police-aux-écritures (haha) ? Moi qui suis écrivante professionnelle et publie (entre autres) des livres qui racontent tout plein d'histoires et qui sont considérés (Par certains, au moins ; par Jean-Edouard ? Je ne saurais le dire, ne l'ayant jamais rencontré) comme de la littérature, je délivre des messages si je veux quand je veux, d'abord !
Mon corpus écrit, mon choix !!!!
Et si c'est "I(e)l n'est pas obligé·e de", on est bien content qu'il le dise, mais est-ce qu'on avait vraiment besoin de Jean-Edouard (ou de ses citataires) pour le constater, le savoir, le penser et se le dire pour soi (et pour les auteurs et autrices qu'on lit) ?
Quand on lit beaucoup, on sait bien que sur les étagères des librairies, au rayon "littérature", il y a des flopées de livres qui
1° ne racontent rien de rien,
et 2° ne délivrent aucun message même quand on écarquille les yeux et qu'on ouvre grand ses oreilles.
(Ces livres-là, personnellement, je dépasse rarement la douzième page, mais il en faut pour tous les goûts.)
Et d'ailleurs, c'est quoi un "message" ? Pasque ça aussi c'est foutrement ambigu. Sauf erreur de ma part, toute parole (orale ou écrite) est un message - elle transmet des informations. Quelle partie de ce "message" l'écrivain "n'aurait-i(e)l pas à délivrer" ? Ou bien y aurait-il des "messages" dignes d'être considérés comme de la littérature et d'autres pas ?
Bon, je crois deviner de quels "messages" il est question : les messages qui veulent absolument dire quelque chose. Qui transmettent des valeurs. Des engagements. Des opinions. Des critiques. Des révoltes. Des convictions profondes, comme celles pour lesquelles on milite, entre autres, en écrivant. Tout ça, Jean-Edouard (ou ses citatifs) n'en voudrai(en)t pas, si l'on en croit cette double injonction (peut-être subtilement reformulée).
Voyons, enfin, Jean-Edouard penserait-il vraiment que la littérature doit être ineffable, éthérée, in-signifiante (ce qui serait somme toute coton, car tout signifiant est un message, et vice-versa) ?
Voudrait-il vraiment seulement de la littérature dégagée, sans enjeu, apolitique ; pas seulement blanche, mais pratiquement opaque ? Qui bloque bien la lumière ?
J'ai du mal à le croire.
Et ce serait un peu triste ; mais aussi, franchement, voué à l'échec.
Pasque, sauf erreur, un texte, quand il est imprimé, l'autrice ou l'auteur ne le contrôle plus. Que se passe-t-il si un message s'est, malgré tous leurs efforts, glissé dedans ? Qu'est-ce qu'iels doivent faire ? Demander à l'éditeur de tout envoyer au pilon ? Publier un rectificatif : "A la page 127, je tiens à affirmer vigoureusement qu'il n'y a aucun message !!!!" ? Faire leur mea culpa à la télé ? Implorer Jean-Edouard et tous les Saints de la littérature française pour recevoir l'absolution ?
Et les lectrices et lecteurs, si ça leur chante de percevoir un message (n'importe lequel) dans le bouquin, que faudrait-il faire ? Le leur interdire ? Leur dire que c'est pas bien, pas approprié, pas "littéraire" ? Exiger qu'iels cessent de voir des messages partout ?
Bref, qu'est-ce qu'ils ont dans la tête, Jean-Edouard ou ses citateurs, quand ils nous assènent des trucs pareils ?
D'autant que, comme c'est dit en ouverture, cette double injonction vise "à dissiper deux malentendus".
Ben oui, dame ! Si vous pensiez que la littérature a pour fonction de raconter des histoires et que les écrivains ont le droit de délivrer un message, vous n'aviez pas bien compris !!!Vous étiez doublement dans l'erreur !!!!
A lire ça, on se dit "Il est fort, Jean-Edouard ! Il sait déjà quelles fautes (d'appréciation littéraire) les autres commettent, avant même qu'ils ou elles aient dit quoi que ce soit !!! Un vrai directeur de conscience à l'ancienne, façon Port-Royal !!! Louons Dieu que des hommes comme lui soient là pour nous corriger avant qu'on ne persiste fâcheusement dans cette double faute !!!"
(En littérature comme au tennis, les doubles fautes, c'est diabolique - et impardonnable.)
Je m'énerve, je m'énerve, mais il faut que je précise, tout de même : Jean-Edouard n'y est peut-être pour rien...
La double injonction qui lui est attribuée a été postée par un organisme qui a pour but de faire écrire des personnes qui ont le désir d'écrire.
Organisme que j'aime beaucoup, et avec qui j'ai travaillé plusieurs fois.
Mais avec lequel, sur ce coup-là, je suis pas d'accord. Du tout, du tout.
Ce qui me gêne, c'est que lorsqu'on a le désir d'écrire, depuis trois semaines ou depuis cinquante ans, cette double injonction ne laisse pas beaucoup de latitude. Et si on décide (à Dieu ne plaise !) de passer outre cette parole-d'évangile-peut-être-apocryphe -de-Jean-Edouard, et de raconter des histoires en délivrant des messages, on semble condamné·e d'avance à ce que ça ne soit pas de la littérature, mais du blasphème. De l'hérésie. Pour ne pas dire : de la soupe.
C'est un peu fort, je trouve. Pasque bon, quand on y réfléchit, c'est tout de même un sacré... message, que ses citationnistes lui font délivrer là, à Jean-Edouard, en trois petites phrases !!! Et ça ne peut pas être l'essentiel de sa pensée...
D'ailleurs, parmi ses bouquins, à Jean-Edouard, est-ce qu'il y en a qui racontent des histoires (et qui ne sont pas de la littérature) et d'autres qui n'en racontent pas (mais qui en sont) ? Lesquels ? J'aimerais le savoir parce que j'ai été jadis un lecteur de Jean-Edouard, mais j'aimerais être sûr que je me suis pas trompé sur ce que j'ai lu.
J'aimerais être sûr que ces bouquins de lui que j'ai aimés, et qui me semblent tout à fait raconter des histoires (et parfois, subtilement, délivrer des messages, pas toujours visibles mais quand même), j'aimerais être sûr, dis-je, que dans mon enthousiasme, je n'ai pas pensé à tort que c'était de la littérature !
Pasque ça, vous voyez, je ne m'en remettrais pas.
Mar(c)tin Winckler
Post-scriptum du 27.01.24 :
J'ai pris beaucoup de précautions. Trop. Un de mes amis vient de me révéler que les phrases en question étaient bien signées "Jean-Edouard" et provenaient d'un livre dans lequel il répond à une lycéenne qui lui avait écrit.
Intrigué, je suis allé consulter le livre en question. Voici l'extrait, qui en dit long. Très long. Attention, c'est du lourd.
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“(...) Ce qui est en jeu, dans la littérature, ce sont des questions hyper spécialisées, hyper techniques, souvent d’une infinie complexité, la plupart du temps inaccessibles au profane. Un jour, une lycéenne qui avait lu mon roman XXXX dans le cadre du Goncourt des Lycéens, m’avait écrit, d’un ton pincé, pour me dire qu’elle n’avait rien compris à mon livre, que ça ne racontait pas d’histoire, qu’elle se demandait bien quel message j’avais voulu faire passer. J’avais fait grand cas de sa lettre, et je m’étais efforcé de lui répondre avec soin :
"Chère Hélène (le prénom a été modifié – ou pas, je ne sais plus), j’aurais pu accueillir votre lettre d’un haussement d’épaules et d’un sourire amusé. Mais je vais vous répondre, car votre lettre me paraît exemplaire d’une méconnaissance très répandue de ce qu’est la littérature. En vérité, les sources de votre légitimité m’échappent. C’est parce que vous êtes en première « littéraire » que vous me jugez – et condamnez – avec autant d’aplomb ? C’est comme si vos camarades de première « scientifique » jugeaient des travaux de physiciens quantiques et allaient leur écrire pour se plaindre que leurs travaux sont incompréhensibles. Incompréhensibles pour qui ? Pour les lycéens ? Personne n’a dit le contraire. La littérature, pour être jugée, demande un minimum de connaissance, d’expérience et de culture.
Par ailleurs, je voudrais dissiper deux malentendus.
1) La littérature n’a pas pour vocation de raconter des histoires.
2) L’écrivain n’a pas à délivrer de message.
La littérature est un art. Dans le meilleur des cas, il peut se dégager d’un livre une vision du monde, un rythme, une énergie, et un échange d’intelligence et de sensibilité peut s’opérer entre l’auteur et le lecteur. C’est ce qui se passe en général avec les livres des grands auteurs, reconnus par la critique et l’université. Or, précisément, mes livres sont reconnus par la critique et l’université, ils sont édités à l’étranger, font l’objet d’articles, de mémoires et de thèses. Je voudrais, si cela vous intéresse d’en savoir davantage sur la littérature, vous recommander la lecture d’un livre “accessible et passionnant, Préface à une vie d’écrivain, d’Alain Robbe-Grillet, qui, depuis près de cinquante ans, s’emploie à débarrasser la littérature de tous les lieux communs, présupposés et clichés qui l’empoussièrent."
J’ajoutais en post-scriptum : "J’ai lu votre lettre à mon fils Jean (qui doit avoir votre âge et votre impertinence), et qui, dans une réponse moins circonstanciée que la mienne, a conclu, en se marrant : « Va te cacher, Hélène ! "
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La messe est dite, et c'est très clair.
Jean-Edouard est ce qu'on fait de pire et de plus caricatural en matière d' "Hauteur" francophone : le fat supérieur, condescendant, méprisant, fier comme tout de se savoir grand-puisque-les-critiques-et-l'université-le-disent, et pas gêné le moindrement d'insulter et d'humilier une lectrice, ni de lui transmettre, avec le sien, le mépris de son fils -- décidément à bonne école.
Bref, c'est un inqualifiable*, qui ne mérite même pas d'être nommé ici.
(* Remplacez ce mot par la première insulte qui vous vient à l'esprit.)
Je viens de découvrir un podcast for-mi-dable. Il est en anglais, ce qui le rend difficile d'accès aux francophones qui ne parlent pas cette langue (qui ne "l'entendent pas", comme on disait autrefois). Et c'est bien dommage. Mais il est d'une telle qualité que je m'en voudrais de le garder pour moi.
Shedunnit est un podcast écrit, produit et raconté par l'autrice anglophone Caroline Crampton. Le mot-valise qui lui tient lieu de titre est construit à partir du mot Whodunnit, bien connu des amateurs de romans d'énigme/policiers/de mystère (je reviens plus bas sur la question terminologique) anglophones/philes.
C'est la contraction de "Who (has) done it ?" - Qui a commis le crime ? Le terme désigne les romans dans lesquels un crime a été commis et dont certains des personnages tentent de découvrir qui en est l'auteur.
Shedunnit (C'est elle qui l'a commis...) est un podcast consacré à ce qu'on appelle dans les pays anglophones The golden age of Murder Mysteries -- l'âge d'or des romans d'énigme. C'est à dire la période historique -- l'entre-deux guerres mondiales --pendant laquelle ces romans se multiplièrent comme des petits pains, d'abord dans le monde anglophone, puis bien au-delà.
C'est donc un podcast littéraire et historique, mais c'est aussi (comme son nom l'indique) une série radiophonique consacrée à la place des femmes dans ce genre particulier de la littérature qu'est le...
[Ici, je dois ouvrir une parenthèse. La langue anglaise propose bon nombre d'expressions pour désigner les romans appartenant à ce genre (whodunnit, murder mystery, crime fiction, detective stories) et leurs sous-genres (cozy mystery, impossible crimes, locked-room murders, police procedural, courtroom drama...).
La langue française est moins riche, et englobe tout ça dans le terme générique de "roman policier" ou de "polar". Or, le terme de "polar" ne permet pas de rendre compte de la richesse du genre, ne serait-ce que parce que beaucoup de ces romans ne mettent pas en scène des policiers, sinon dans un rôle secondaire...
On parlait autrefois (jusque dans les années cinquante) de "roman de mystère" mais l'expression a pratiquement disparu du vocabulaire. On parle aussi parfois de "roman criminel", mais le terme est vague alors que, encore une fois, la langue anglaise a des termes pour presque tous les sous-genres. Je vais donc sciemment, dans la suite de ce texte, employer le terme anglais]
... Murder Mystery.
Le genre, nous apprend Caroline Crampton dans le tout premier épisode de son podcast, est né à une époque (les années 20) où les femmes sont dans une situation inédite : rien qu'au Royaume-Uni, en 1921, on parle d'un "surplus" (!!!) de 2 millions de femmes. Et c'est une époque où beaucoup de femmes dont l'époux ou le fiancé a péri pendant la guerre -- mais aussi beaucoup de femmes célibataires -- subviennent seules à leur besoins, contrairement aux générations précédentes. Elles travaillent en usine, deviennent infirmières et enseignantes, secrétaires et journalistes, et s'engagent dans l'armée. Au Royaume-Uni, elles accèdent aussi au droit de vote dès 1918.
Et bien sûr elles lisent beaucoup (bientôt plus que les hommes), elles écrivent dans les journaux, souvent sous pseudonyme, et publient des romans.
Les autrices de Murder Mysteries sont le reflet de ce changement sociologique. Agatha Christie ("Hercule Poirot", "Miss Marple") était préparatrice en pharmacie pendant la seconde guerre mondiale et se forma plus tard à l'archéologie. Dorothy L. Sayers ("Lord Peter" et "Harriet Vane") était rédactrice dans une agence de publicité. Josephine Tey ("Inspector Grant") était physiothérapeute. Gladys Mitchell ("Mrs Bradley") était professeur d'histoire. Ngaio Marsh ("Roderick Alleyn") tenait une boutique d'artisanat...
Et leurs textes parlent des femmes de leur époque. En écoutant Caroline Crampton, on apprend que dans lesMurder Mysteries de l'époquece sont souvent desSpinsters (terme péjoratif désignant les femmes qui ont vécu seules toute leur vie) qui résolvent les énigmes: vous connaissez probablement Miss Marple, mais saviez-vous que Lord Peter (le héros de Dorothy Sayers) a souvent recours à une agence de détectives dirigée par une femme, Ms Climpson, qui n'emploie que des femmes célibataires...
Et la plupart de ces romancières mettent en scène des femmes indépendantes et qui tiennent à le rester. En cela, elles offriront aux lectrices des modèles de rôle qui ne leur étaient pas donnés dans les romans écrits par les hommes, et dans un genre littéraire populaire, qui n'est pas réservé (mais est souvent méprisé et ignoré) par les "élites" sociales.
Elle s'interroge aussi sur le premier Whodunit(et le découvre très loin dans le passé de la littérature occidentale) ; elle raconte que la naissance des mots croisés est contemporaine de celle des Detective Fictions et aborde les aléas des adaptations cinématographiques et télévisées...
Déjà fort de 129 épisodes à l'heure où j'écris, Shedunnit est... extraordinaire. C'est une suite brillante d'analyses littéraires et historiques - rédigées selon une perspective manifestement féministe. C'est aussi une mine de références et de conseils de lectures car le site de Shedunnitrenferme non seulement l'intégrale des podcasts, mais aussi leur transcription intégrale, des liens vers tous les ouvrages cités et vers les contributrices et contributeurs invités par Caroline Crampton, des conseils de lecture, un club du livre... Sans oublier que Caroline Crampton écrit et raconte merveilleusement.
Pour les amatrices et amateurs du genre qui ont la chance d'entendre l'anglais, c'est une pure merveille et une source de grands bonheurs.
Cette semaine de septembre 2023 -- semaine de "rentrée littéraire" -- je suis tombé sur un dessin d' "humour" du dessinateur Chappatte.
(NB : Conflits d'intérêts de l'auteur de ce billet : aucun ; je n'ai pas de livre qui sort cette année, ni à la rentrée d'automne, ni en janvier).
Vous l'avez peut-être vu, vous aussi.
Et je dois dire qu'il m'a laissé songeur.
C'est censé être un dessin d'humour. Mais de quelle situation le dessinateur se moque-t-il ?
(Car il se moque, ça ne fait aucun doute.)
Soulignons d'abord qu'en période de rentrée littéraire, il y a toujours pléthore de nouveautés sur les tables des librairies. La pyramide que le dessinateur met en scène n'a donc rien de très extraordinaire.
Ensuite, il prend la peine tout de même de mentionner au moins trois auteurs identifiables dans son dessin : Christine Angot et Amélie Nothomb (affiches sous le présentoir) et Titeuf (sur un panneau suspendu, à gauche).
Qui sont donc les autrices et les auteurs empilés sur la pyramide ?
On ne le sait pas. Ils ne sont pas identifiables.
La seule chose que l'on sait, c'est ce que les deux personnes au premier plan disent :
"Les gens ne lisent plus. Ils écrivent".
Leur posture est significative : les deux personnes sont atterrées. La femme a les bras qui tombent, l'homme a les mains dans les poches, ce qui laisse entendre que ni l'une ni l'autre n'est tenté de feuilleter les livres qui leur sont proposés pour se faire une idée du contenu. Trop mauvais, sans doute : les bras leur en tombent d'emblée !
Le commentaire est clair : il n'y a plus ni lectrices ni lecteurs, il n'y a que des soi-disant autrices et auteurs.
Et je me pose la question : qu'est-ce qui a pu donner à ce dessinateur satirique l'idée que le commentaire de ses personnages est non seulement drôle, mais aussi représentatif de la réalité ?
Le dessin laisse entendre que "avant" (sous-entendu : Quand "les gens" n'écrivaient pas autant ? Quand ils lisaient plus ? ), les livres publiés étaient véritablement des "oeuvres" d'auteurs et autrices dignes de ce nom. Et que ce n'est plus le cas.
Or, ll faut être très ignorant de la réalité de l'édition pour penser que les éditeurs publient le premier manuscrit arrivé par la poste et que les rayons sont, en 2023, envahis par des plumes nouvelles mais (c'est sous-entendu) tout à fait dénuées de qualités littéraires.
Ce n'est pas seulement faux, c'est méprisant à l'égard des écrivantes et écrivants nouvellement publiées et de celles et ceux, beaucoup plus nombreux, qui ne le sont pas même lorsque leur texte pourrait tout à fait l'être.
C'est méprisant à l'égard des lecteurs et les lectrices -- il y en a encore beaucoup, merci, comme en témoignent les chiffres d'affaire de l'édition en France. Et s'il y a moins de livres qui se vendent, ce n'est peut-être pas seulement parce que "les gens lisent moins", c'est peut-être aussi parce qu'il y a moins d'argent à consacrer aux livres, en ces temps difficiles ?
C'est méprisant, enfin, à l'égard des professionnelles de l'édition, qui bossent toute l'année pour publier des livres qu'iels aiment, et espèrent faire connaître. Et qui les choisissent.
Oui, il y a du népotisme dans l'édition, et des passe-droits, et du favoritisme, mais il y a aussi des éditeurs et des éditrices qui se démènent pour publier des livres sensationnels. Alors il serait plus juste de ne pas mettre tout le monde dans le même panier, et d'examiner les livres l'un après l'autre.
Enfin, pour ça, faut avoir la curiosité de les regarder, les bouquins en question.
Mais le dessinateur ne l'a pas fait. Il a rendu son jugement, et voilà tout.
Au fond, qu'est-ce qu'il veut dire par son "Les gens ne lisent plus, ils écrivent" ?
Il veut avant tout exprimer du mépris.
Un mépris implicite envers les personnes qui, un jour, se mettent à écrire. Et qui, bien sûr, ne lisent plus... Comme si lire et écrire étaient antinomiques !!!
Certes, les ateliers d'écriture et l'auto-édition se sont beaucoup développées, ces dernières années. Surtout depuis la pandémie. Mais est-ce surprenant ? Et même, est-ce inquiétant ? Pour ma part, je trouve ça assez réjouissant.
Pour d'autres, c'est peut-être l'annonce d'une catastrophe.
Car la pensée qui sous-tend ce dessin, je l'entends d'ici :
"Mais enfin, écrire, c'est tout de même pas comme faire de la musique, du sport ou de la poterie !!!
Certes, toutes ces activités sont parfaitement respectables. Mais l'écriture, c'est autre chose !!!
Tout le monde ne peut pas se mettre à écrire comme ça, du jour au lendemain !
Il faut avoir du talent. Et même du génie ! N'est pas Flaubert ou Proust qui veut, enfin !
Et puis d'abord, il faut savoir conjuguer le subjonctif et ne jamais faire de fautes d'orthographe !!!
Ecrire, c'est sérieux ! C'est réservé ! Aux grand(e)s de ce monde ! A l'élite !
Pas à n'importe quels "gens" qui décident de prendre la plume.
Ces gens qui pourraient bien, puisqu'ils ne lisent plus (ils sont tellement incultes, de ne pas lire et de se targuer d'écrire), venir un jour occuper les tables de nouveautés et y prendre la place des VRAIS AUTEURS.
Et y opérer -- quelle horreur !!!! -- un "grand remplacement littéraire", en quelque sorte...
Dieu nous préserve d'une telle éventualité ! "
Oui, ce dessin est bien, décidément, une expression de mépris.
Un mépris de classe, un mépris bien élitiste. Un mépris, somme toute, bien français.
Marc Zaffran/Martin Winckler
PS : Pendant que j'écrivais ce billet, je pensais à un autre texte, écrit il y a longtemps. Je ne savais plus où et quand je l'avais écrit. Je l'ai retrouvé ce matin. C'est la fin d'un billet/tribune pour Libération, publié sous le titre "Bloc-Notes d'un citoyen ordinaire" le 4 décembre 1999.
Il se concluait ainsi :
A une époque où Libé publiait encore beaucoup ses lecteurs, un bandeau noir intitulé «Pourquoi écrivez-vous?» hanta ses pages pendant quelques jours.
Ce «teasing» ambigu annonçait un supplément «Salon du livre», réponses d'écrivains estampillés.
Aux réponses de lecteurs, Daniel Rondeau, alors responsable de la rubrique livres, rétorqua, hautain: «Manifestement, vous avez répondu à une question qui ne vous était pas destinée.»
Aujourd'hui, Libé n'a plus de courrier des lecteurs et Rondeau publie ... une biographie de Johnny.
Mais une chose n'a pas changé: l'écriture, comme la parole, est à tout le monde. Prenez-la.
Ce que vous avez à dire vaut la peine d'être crié ou écrit. Ouvrez vos gueules.
A la suite de la publication de ce billet, j'ai reçu plusieurs lettres me reprochant d'inciter "tout le monde et n'importe qui" à ouvrir sa gueule.
Certaines choses n'ont pas beaucoup changé depuis 1999.