dimanche 29 décembre 2024

Comment je suis en train d'écrire un de mes romans - 6e épisode : "Qu'est-ce que je fous là ?"



Quand on accumule les documents sur une époque (je l'ai déjà fait pour Franz en Amérique, alors je savais à quoi je m'exposais), on traverse inévitablement plusieurs phases d'abattement et de découragement. 

La première phase de découragement découle de la quantité de documents et d'informations qu'on accumule. 

Comment les exploiter ? Comment faire le tri ? Comment choisir ce qu'on va mentionner, intégrer dans son récit et ce qu'on décidera de laisser de côté ? Comment définir ce qui est "pertinent" (relevant, en anglais) dans le propos, et ce qui ne l'est pas ? 

Tchekhov disait en substance que s'il y a un revolver posé sur la table du salon au premier acte, il faut qu'un des personnages s'en serve avant la fin du troisième acte. Il ne peut pas être là "juste pour faire beau". Certes, une scène de théâtre est un environnement limité, et le nombre d'accessoires qu'on y emploie l'est aussi. Dans un roman, on a plus de latitude. Mais quand on essaie de reconstituer toute une époque (l'Occupation) dans une ville donnée, qu'est-ce qui est important, qu'est-ce qui ne l'est pas ? Qu'est-ce qui va pouvoir servir avant la dernière page et qu'est-ce qui sera là "pour faire beau" ? 

D'un autre côté, est-ce que l'évocation du temps et du  lieu, seront à la hauteur de la réalité ? De même qu'on cherche à créer des personnages complexes et à trois dimensions, comment restituer une ville et une époque qui n'aient pas l'air d'un décor en carton-pâte ?  

Et enfin : où s'arrêter dans la collecte et, concrètement, faut-il lire tout ce qu'on a collecté ? 


La deuxième phase de découragement résulte de la nature de ce qu'on lit et de ce qu'on veut en faire. Tout ce qui s'est passé autrefois semble infiniment plus grave et plus sérieux que l'entreprise dans laquelle on s'engage. Car, somme toute, écrire un livre, ce n'est pas une entreprise extraordinaire : ça n'a rien à voir avec le travail que représente de peindre quarante tableaux ou de sculpter quarante pièces pour une exposition ; c'est infiniment plus facile que monter un spectacle de danse ou une pièce de théâtre, ou produire un film. 

Ecrire un roman, même si ça "ne se fait pas tout seul", c'est relativement simple : on le fait seul, on a du temps, on n'est pas tenu·e de rendre sa copie à date fixe comme l'est un·e journaliste, on n'a pas à se préoccuper de matériel ou de financement et, quand on a la chance - comme c'est mon cas - d'avoir un éditeur, on n'a même pas à se soucier de savoir s'il sera publié. 

En l'absence d'obstacles matériels ou logistiques, l'écriture d'un livre apparaît comme un acte tout à fait mineur, tout à fait vain, un peu futile. Il y a tant de livres sur les tables des librairies, qu'est-ce qu'un livre de plus pourra bien apporter, et à qui ? 




En fait, cette question recouvre pour moi plusieurs interrogations entremêlées.  

D'abord : "Qu'est-ce qu'un roman qui se passe pendant la seconde guerre mondiale pourra apporter à quiconque ?"

Je sais, vous allez me dire : "Ce genre d'interrogation n'empêche personne d'écrire. Des romans qui se déroulent pendant les guerres, il s'en publie des brassées chaque année." 


C'est vrai. En soi, l'époque et les circonstances ne sont pas une objection, ni un obstacle. Et à bien des égards, les oeuvres de fiction qui se passent pendant une guerre sont - hélas ! - constamment d'actualité : il y a toujours un conflit quelque part. 

La seconde interrogation qui me vient est : "Est-ce que j'ai le droit de parler de cette époque ?" Ou plus précisément : "Est-ce que je peux en parler de manière respectueuse, sans exploiter les sentiments (conscients ou non) des lectrices, sans trahir les personnes qui l'ont réellement vécue et parfois y ont laissé la vie ?"  

La troisième interrogation est : "Est-ce que ce sera un roman intéressant, un bon roman ?" - étant bien entendu que la définition d'un "bon" roman est très variable d'une autrice et d'une lectrice à une autre. A mes yeux (et ça n'engage que moi), un "bon" roman, c'est un roman qu'on ne peut pas lâcher (à chaque page, on a envie de connaître la suite) ou dont on a hâte de reprendre la lecture,  et dont on sort à la fois éclairé (on a appris des choses), remué (on a éprouvé des sentiments marquants), heureux (on est content de la traversée) et un peu malheureux (on est triste que ce soit fini). 

Et bien sûr, les interrogations qui précèdent masquent la plus profonde : 

"Est-ce que je suis capable d'écrire un bon roman sur ce sujet, ces personnages, cette époque ?" 

Croyez moi, la réponse ne tombe pas sous le sens. Le même doute me ronge à chaque roman, alors même que je ne l'ai jamais quand j'écris des essais ou des livres de partage du savoir. Les essais sont des énonciations d'idées, d'intuitions, d'opinions, d'analyses. Les livres de partage du savoir sont un travail de présentation et d'explicitation de notions scientifiques plus ou moins complexes (la contraception, le cycle menstruel, la douleur, la santé des femmes). Mes idées ne sont pas nées seules, je les ai adoptées, j'y ai adhéré, je les ai modelées au contact ou à la lecture de personnes qui les ont élaborées avant moi. Le savoir est indépendant de ma personne : d'autres que moi écrivent des livres sur la santé des femmes ou la douleur. 

Autrement dit, pour les essais et les livres de partage du savoir, je travaille avec un matériau qui m'est en grande partie extérieur. 

Pour les romans, en revanche, c'est toujours en moi que je puise. Dans mes émotions, mes fantasmes, mes aspirations, mes détestations, mes désirs. Et je me pose constamment la question de savoir si tout ça a de la valeur. Est-ce que c'est "bon" ? Est-ce que ça fait de moi un individu "bon" ? (Est-ce que ça suggère, même de loin, que je suis "bon" ?)  

Je n'aurai jamais la réponse à ces questions. 

Je veux dire que même lorsque je parviens à écrire un roman, je ne sais jamais s'il est "bon", ni qui je suis après l'avoir écrit.

Pas même après qu'il a été publié. Parce que voyez-vous, j'ai publié déjà beaucoup de romans (neuf chez P.O.L, huit chez d'autres éditeurs), mais je ne sais toujours pas s'ils sont "bons". Je les ai tous écrits avec la même énergie, le même désir de raconter, de transmettre et d'émouvoir, mais certains ont eu beaucoup de succès, d'autres très peu, ce qui me confirme que le succès (mesuré par le nombre d'exemplaires vendus) ne dit rien de la "qualité" des livres, ou de l'accomplissement qu'ils représentent pour l'auteur·e. 

Et encore moins des qualités de l'auteur·e concerné·e. 

Et je me trouve donc devant ce paradoxe : écrire sans savoir si ça vaut (si je vaux) quelque chose. 

Et donc, si ça en vaut la chandelle. 

Ma blonde me dit souvent : "Tu sais, tu n'as rien à prouver. Tu as travaillé très fort, tu n'es plus obligé d'écrire pour gagner ta vie et élever tes enfants. Tu pourrais rester devant la télé à regarder des films ou des séries et à manger des bonbons, je ne trouverais pas ça scandaleux."  

Et pourtant, je me trouve toujours de nouvelles idées de romans, d'histoires à raconter ou d'essais à composer. Sans savoir si ces idées valent le prix de l'encre, et surtout du papier sur lesquelles on les imprime. 

En ce moment, je suis dans ce creux, cette hésitation, cet enlisement.   

Je lis des documents, je regarde des films, j'écoute des émissions pour un roman qui se déroulera à Tours en 1942, en sachant à peu près et chaque jour un peu mieux - car le récit se construit dans ma tête, on écrit même quand on n'écrit pas - ce que je veux en faire, mais sans savoir "ce que ça vaut". 

C'est le moment le plus désagréable de l'élaboration d'un roman. Un moment de doute, de "vide symbolique", de profonde incertitude. Ce n'est pas un moment douloureux mais juste un moment où je me demande ce que je fous là, pourquoi je le fais et pour qui ? 

Chaque fois (pour chaque roman), c'est comme si j'accumulais des planches, des outils, de la peinture pour fabriquer un labyrinthe (ou une maison) en les empilant là, en vrac. Et pendant des semaines, je passe mon temps à étudier et à redessiner les plans de ce que je veux construire. Sans jamais enfoncer un clou. 


Et puis, il arrive un moment où je me sens tellement las que je m'endors, sous les planches, les étais et des cloisons. Et quand je me réveille, je découvert que pendant mon sommeil, il y a eu une tempête. Protégé par mon attirail, je n'en ai rien vu mais à présent, tout mon chantier est enfoui sous le sable (ou sous la neige). 

Je n'aime pas ça. Je tolère très bien d'être bloqué dans mon travail par la trop grande abondance de documents à étudier, mais pas d'être enfoui sous la neige ou le sable. Alors je sors, je prends une pelle et je déblaie. 

Et, en déblayant, je me dis que cette cloison-ci devrait aller ici; cette cloison-là, par là. Que l'entrée devrait se trouver de ce côté, la sortie de l'autre... Et, peu à peu, à mesure que j'extrais mes planches de la neige ou du sable, je me me mets à construire le labyrinthe narratif dont je me propose de sortir. 


Alors, en ce moment, j'ai beau être dans le creux, le doute, la mélasse, je sais - parce que je suis déjà passé par là - que je vais en sortir et, cela, d'une seule manière : en pelletant - ou plutôt : en écrivant. 

En commençant par la phrase que j'ai choisie pour le début : ("La bibliothèque était en flammes") et en écrivant une phrase après l'autre, en direction de la fin (une phrase que j'ai déjà dans la tête, mais qui peut encore changer, alors je ne vous la livre pas...). Et en me frayant un chemin non seulement dans le sable/la neige, mais aussi dans les matériaux. En ne gardant que ce qui me semble (ce que je sens) à sa place, et en oubliant le reste. Au jugé. Intuitivement. 

Non parce que mes intuitions sont toujours "bonnes", mais parce qu'elles sont qui je suis. Pour le meilleur et pour le pire. 

Et j'écrirai sans plus me poser de questions. Simplement parce que tout ce que j'ai accumulé, j'ai envie de l'assembler, et d'en faire quelque chose qui tient debout. Je ne saurai jamais ce que ça vaut. Mais je sais que j'aurai fait de mon mieux. Et peut-être que d'autres que moi auront envie de s'y plonger, dans cette histoire-labyrinthe, de s'y perdre et de l'explorer avant d'en ressortir. 

Et peut-être que ça leur fera plaisir. 

Et en pensant à ce double plaisir (celui d'avoir à le construire ; celui qu'auront d'autres, peut-être, à le lire) je me dis que le jeu en vaut la chandelle. 

Allez, au boulot ! 

(A suivre...) 

Les épisodes précédents : 

Premier épisode : La résidence

Deuxième épisode : Genèses

Troisième épisode : Une université, un cinéma, une librairie

Quatrième épisode : L'histoire (de l'Occupation) en images

Cinquième épisode : L'année 1942  

lundi 16 décembre 2024

Comment je suis en train d'écrire un de mes romans - 5e épisode : L'année 1942


Depuis l'épisode précédent, j'ai beaucoup lu, et amassé bien des informations, et je me sens de plus en plus submergé. 

Car, à mesure que mon intrigue se construit (j'en ai déjà les grandes livres, les personnages principaux, le début, le milieu et la fin, et un certain nombre d'autres "balises"), je me rends compte peu à peu de l'ampleur de la tâche. Situer un roman pendant l'Occupation, c'est prendre en compte d'innombrables éléments qui faisaient partie de la vie quotidienne des Françaises et des Français à une époque difficile et très en rupture avec tout ce qui avait précédé et ce qui a suivi. 

Un exemple très simple : si je veux qu'un personnage se déplace, de nuit, dans une ruelle humide et sombre, je dois non seulement penser à l'éclairage (présent ou absent) des rues, à ce qui recouvre le sol, à ce qui se trouve dans la rue, etc. Mais en 1942, je dois aussi penser à ses souliers. Au beau milieu de l'Occupation le cuir était introuvable en raison des restrictions et des réquisitions opérées par l'armée allemande ; quand on faisait ressemeler ses souliers, il fallait leur mettre des semelles en bois. Bruyant, quand on marche dans la rue... Et le bois sur des pavés mouillés, ça glisse... 



Et donc, mon héroïne, si elle arrive en 1942 avec des chaussures de 1968, celles-ci auront l'air... déplacées. Etranges. Surtout si ce sont (par exemple) des tennis en toile avec des semelles en caoutchouc, très banales au cours des années 60, surtout au printemps... mais qui n'existaient pas en 1942... 

Du fait même de l'extrême dureté de la vie pendant la guerre, je me rends compte que faire passer un personnage de 1968, année de richesse (que j'ai connue), à 1942, année de restrictions extrêmes (que je découvre), ça demande beaucoup d'attention et de précision, si je veux que mon récit semble plausible... 

***

En plus des films, je me suis mis à écouter des émissions de radio et des podcasts, en particulier ceux de 2000 ans d'histoire, la série documentaire de France Inter. Ce sont des émissions courtes (30 min le plus souvent) et focalisées sur un sujet précis, à l'occasion d'une publication ou d'une exposition : la ligne de démarcation ; le cinéma français pendant l'occupation ; les tsiganes pendant la guerre ; le marché noir ; les femmes dans la résistance française, etc. 

Ce matin (lundi 16) j'ai commencé à écouter un épisode de 2000 ans d'histoire consacré à la politique antisémite de Vichy. L'invité en était le journaliste et historien Maurice Rajsfus (1928-2020), qui était adolescent pendant l'Occupation, porta alors l'étoile jaune et échappa par miracle avec sa soeur aux rafles, tandis que leurs parents étaient envoyés à la mort. 

Il est question du trajet de Rajsfus dans l'un des livres que je lis en ce moment : The Unfree French de l'historien britannique Richard Vinen, consacré à la France pendant l'Occupation. Ce livre passionnant et brutal n'a pas été traduit, alors qu'il date de 2006, et c'est très dommage. C'est une histoire sociale de la période, racontée par ses acteurs : Vinen a puisé dans les innombrables témoignages rédigés à l'époque ou juste après la guerre.  

Le tableau est infiniment pire que ce qu'on voit dans les fictions. 




En parallèle, je lis un autre livre, français celui-là : Les Français au quotidien 1939-1949 de Eric Alary, Bénédicte Vergez-Chaignon et Gilles Gauvain. Les deux ouvrages se complètent et se répondent, et donnent de l'Occupation et de la vie quotidienne une description impressionnante. 

Deux documentaires viennent à l'appui (visuel) de ces livres : 

Le temps des doryphores, film français datant 1967, mais aussi En France à l'heure allemande, document de Serge de Sampigny plus récent diffusé par Arte, et constitué d'archives cinématographiques privées françaises et allemandes croisées par le montage. 

Je ne vous cache pas que l'immersion dans cette période est très éprouvante. Moins éprouvante que de l'avoir vécue, bien entendu, mais plus que je ne l'imaginais. J'ai grandi à une époque où les films de guerre étaient légion, mais ils parlaient surtout de "hauts faits d'armes" (ou de résistance), pas de la vie au jour le jour de madame et monsieur tout-le-monde, du port de l'étoile jaune, des vieillards, des enfants, des personnes handicapées. Ils montraient la violence et la mort de manière "stylisée", mais pas la faim, le froid, la fatigue extrême d'avoir à faire la queue pendant des heures pour s'entendre dire qu'il n'y a plus rien à vendre ou à marcher des kilomètres pour aller travailler. 

Ces livres, en revanche, le restituent dans les moindres détails. 

(A noter qu'Eric Alary, historien spécialisé dans la période, a beaucoup écrit sur la Touraine et la ligne de démarcation. Ses livres sont un des piliers de ma documentation, ainsi que les conférences ou les émissions de radio innombrables auxquelles il a participé.) 

***

Lire tout ça est difficile (je fais des pauses souvent et je lis les livres en épisodes), mais entendre des extraits d'émissions de propagande dans lesquelles on parle des Juifs ou des Tsiganes comme des "parasites" qui profitent de la richesse française et méritent d'être expulsés du pays est proprement glaçant, d'autant plus qu'en 2024,  les propos fascistes et racistes qu'on peut entendre aux Etats-Unis, en Italie, en France et même au Québec, n'ont rien à leur envier. 

Incidemment, l'écoute de ces émissions d'époque remet en perspective certaines figures "célèbres" (et célébrées) du Panthéon culturel français. L'émission consacrée au cinéma pendant l'Occupation illustre les contorsions auxquelles se sont prêté(e)s, volontiers ou sous la contrainte, certaines vedettes de l'écran. Et au début de l'émission sur Vichy et les Juifs, on entend un certain Chaumet, président en 1940 de l'association des journalistes antijuifs (sic !) déclarer : 

"Cet envahissement de la France [par les Juifs] tient tout entier dans une phrase de Ferdinand Céline : 'Un termite, toute la termitière. Une punaise, tout le bois de lit.' " 

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Ce qui m'apparaît plus clairement, aussi, à mesure que je lis, regarde et écoute, c'est que 1942 est une année très périlleuse, à tous points de vue, pour situer un roman. Certes, les Etats-Unis sont entrés en guerre après Pearl Harbour, en décembre 1941 et les troupes d'Hitler sont en train d'en découdre avec l'URSS depuis novembre de la même année, mais les jeux ne sont pas encore faits, et de loin. C'est aussi en 1942 que Vichy impose le port de l'étoile jaune, que les rafles de Juifs, d'homosexuels et de Tsiganes prennent toute leur ampleur et que les premiers convois partent de Pithiviers ou Drancy en direction  d'Auschwitz et des autres camps de la mort... 

En 1942, la fin du cauchemar n'est pas pour demain, loin de là. 

Mais c'est pendant cette année-là que j'ai décidé d'envoyer ma protagoniste. 

Et, comme elle, sans doute, je me demande ce que je fous là. 

A suivre... 

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Les épisodes précédents : 

Premier épisode : La résidence

Deuxième épisode : Genèses

Troisième épisode : Une université, un cinéma, une librairie

Quatrième épisode : L'histoire (de l'Occupation) en images


lundi 9 décembre 2024

Comment je suis en train d'écrire un de mes romans - 4e épisode : L'histoire (de l'Occupation) en images

(c) J.C. "Grec" Decoudun 

Plusieurs lectrices et lecteurs de ce blog (et de ce feuilleton) ont exprimé leur (bonne) surprise en se voyant invité·e·s dans ma "cuisine" (ou mon garage ; je parle souvent de "soulever le capot pour regarder comment ça tourne") et m'en ont remercié. 

C'est très gratifiant, et je l'apprécie beaucoup, mais ça me surprend toujours un peu : je ne trouve pas particulièrement extraordinaire de partager ma démarche. Quand j'étais adolescent, je passais mes samedis après-midi chez un ami artiste, Jean-Claude "Grec" Decoudun, et je le regardais peindre pendant qu'on parlait de science-fiction, de jazz et de BD (c'était un grand fan de Gotlib, entre autres). C'est un de ses tableaux que je vous montre ci-dessus. (A la fin de sa vie, il les a photographiés et m'a envoyé un CD des tableaux qu'il préférait...) 

Quand je lui demandais pourquoi il utilisait tel pinceau ou telle couleur, il me répondait volontiers et me montrait comment il rectifiait des cartes de marine (c'était aussi un excellent navigateur). 

Ca me laissait sans voix : j'étais infoutucapable de dessiner un pot de fleurs, alors le voir peindre me fascinait, même quand il répondait à toutes mes questions. Mais peu à peu, j'ai compris que peindre (ou écrire, ou faire de la musique, car il jouait aussi du trombone ) est un travail. 

Et quand on travaille longtemps, patiemment, on acquiert "du métier", comme mon ami Grec, et ça donne aux personnes qui n'ont pas fait le même travail le sentiment que les gestes sont "magiques". Ce qui rend toutes les explications un peu surprenantes... parce que justement, elles n'enlèvent rien à la magie... 

Mais cette magie, comme on dit en anglais, elle est in the eyes of the beholder, dans les yeux de la personne qui regarde. Comme quand on voit évoluer un couple de danseurs professionnels, ou une gymnaste qui jongle et fait des acrobaties avec un cerceau... ou un prestidigitateur qui fait disparaître un éléphant. 

L'écriture, c'est un peu la même chose. Le roman qui vous transporte, c'est l'équivalent de la séquence de Dansons sous la pluie que Gene Kelly et Stanley Donen et toute l'équipe du plateau ont mise en place, répétée et filmée pendant... trois semaines avant d'avoir obtenu un résultat satisfaisant, c'est à dire une suite de plans et de plans-séquences qu'il a ensuite fallu monter et intégrer au reste du film... Pour cinq minutes de produit "fini", quel boulot !!! 




En vous faisant entrer dans ma "cuisine", comme je le fais ici, je ne vous montre pas mon travail -- pour ça, il faudrait que je place une caméra au-dessus de mon épaule et que je filme à la fois mon clavier et mon écran, et que vous regardiez ça pendant... plusieurs heures, plusieurs jours de suite, ce qui serait un tantinet fastidieux. 

C e que je vous montre, ce sont les ingrédients. C'est la checklist, les pièces détachées. Et, croyez moi, j'en ai beaucoup plus qu'il ne m'en faut. Une fois que j'aurai fait le tri, faudra monter tout ça. 

***

Ecrire un roman historique et fantastique (puisque c'est de ça qu'il s'agit) s'accompagne d'un certain nombre de difficultés, surtout quand on veut être "crédible". Je me souviens avoir eu un jour une conversation avec Hervé Gagnon, écrivain et historien québécois, auteur d'excellents romans policiers historiques, au cours de laquelle je lui demandais comment il procédait, et s'il vérifiait tout. Il me répondit que l'essentiel, c'était d'être plausible et de faire confiance aux lecteurs. Quand un personnage ouvre une porte, que ce soit au 20e ou au 19e siècle, il n'est pas nécessaire de la décrire dans les moindres détais. Tout le monde sait ce qu'est une poignée de porte, parce que les portes n'ont pas changé beaucoup en un siècle (ni même en quatre). Ca ne devient nécessaire que si ladite porte (ou sa poignée) ont des caractéristiques qui entrent en jeu dans la narration : un lourd verrou, un judas, que sais-je ? Mais bien sûr, quand il s'agit d'un objet important (usuel ou non), la moindre des choses consiste à vérifier qu'il existait au moment où se déroule l'action. Et aujourd'hui, grâce à n'importe quel moteur de recherche, c'est possible de le faire pour à peu près tout, à l'année près... 

Dans le cas qui m'occupe, ce ne sont pas les portes qui me soucient, mais des éléments presque aussi triviaux : les vêtements que portent les personnages, ce qu'ils mangent, comment ils s'expriment, la circulation dans les rues (ce qui y circule)... 

Le moyen le plus simple de savoir tout ça, c'est de regarder des films. Le vingtième siècle est celui du cinéma, et l'apport documentaire d'un film sur l'époque à laquelle il a été tourné  est inestimable. Et, quand il s'agit d'un film historique tourné bien après l'époque représentée, il en dit beaucoup sur la manière dont on voyait et représentait cette époque lointaine au moment du tournage. 

Mais même si on s'en tient à des films qui se passent "dans leur temps", quand on voit Bogart téléphoner dans Le faucon maltais ou Le grand sommeil, on constate que les téléphones des années 40 n'avaient pas la même tête que ceux des années soixante. Outre qu'on évite un anachronisme (il n'y avait pas de téléphone sans fil, à l'époque), ça rappelle aussi que tout le monde n'avait pas le téléphone, qu'il y avait des cabines téléphonique à l'intérieur des cafés, par exemple, et qu'à une certaine époque, pour demander un numéro longue distance, il fallait passer par l'opératrice (qui pouvait par conséquent identifier l'origine de l'appel).  

Mais même l'âge d'un téléphone, c'est trompeur. Je revois Frasier (ça se prononce "frayjeur", pas "frazié"), la comédie télévisée, en ce moment. Elle date du milieu des années 90 et je ne me rappelais pas qu'il y avait déjà des téléphones cellulaires à l'époque (avant les smartphones). 


(Niles, le plus beau personnage de la série, interprété par l'extraordinaire David Hyde Pierce.)

Or, tous les "détails" et/ou objets usuels peuvent servir d'éléments de narration, même le téléphone. Je m'en suis servi par exemple dans Abraham et fils pour définir les modalités, en 1942, d'une dénonciation anonyme qui n'avait pas laissé de traces. 

***

Pour (d)écrire de manière plausible la ville de Tours en 1968 et en 1942, j'ai donc entrepris de regarder des films des années 60 et 40 (je vous en ai cité un certain nombre dans l'épisode précédent). 

Je n'ai pas encore tout regardé, la liste comporte une quinzaine de films en tout, mais voici ce que j'en ai tiré jusqu'ici (dans l'ordre de visionnage). 

La Ligne de démarcation (Cl. Chabrol, 1966) est tournée de manière semi-documentaire et plutôt réaliste, ça se passe en province, dans une ville située au bord d'un cours d'eau qui sert, de fait, de frontière entre la zone occupée et la "zone nono" (non-occupée). La châtelaine (Jean Seberg), d'origine britannique, apporte son concours à un réseau de "passeurs" qui aident des fugitifs à franchir la ligne. Le film s'efforce de représenter une sorte de "micro-société" de l'Occupation : les Allemands, les Français riches (le châtelain, officier de retour de captivité) mais qui ne veulent pas se mouiller, le traître (qui escroque et livre une famille juive à l'Occupant), les résistants, les villageois qui font de leur mieux pour survivre, les hommes  réfugiés à Londres qui se font parachuter en zone occupée pour apporter une radio et des informations aux maquisards, etc. Le film n'est pas dénué de "messages" plus ou moins subliminaux sur la résistance ordinaire (des femmes, en particulier), la trahison, le courage, la fidélité, la solidarité face au drame et à l'oppression. Le récit est simple, linéaire, et dans une certaine mesure chaque personnage joue le rôle qu'on attend de lui. Mais ce qui semble aujourd'hui convenu ne l'était peut-être pas en 1966. En tout cas, c'était une entrée en matière intéressante. 

La Traversée de Paris (Cl. Autant-Lara, 1956) est plus ancien de dix ans, et plus sombre. Et même très sombre, bien qu'il n'y ait pratiquement pas de coups de feu et pas de morts (du moins, au cours du récit). C'est une comédie noire, dans laquelle un homme ordinaire (Bourvil), "porteur de valises" pour joindre les deux bouts, doit véhiculer un cochon entier entre la boucherie qui l'a découpé (et le vend au noir) et le boucher qui doit le mettre sur le marché. Contrairement à ce que je pensais, ce n'est pas une description du marché noir, mais une analyse assez antipathique de la manière dont les Parisiens font face à l'Occupation. Le protagoniste est en effet obligé de faire équipe au dernier moment avec un inconnu (Jean Gabin) qui, pendant toute leur équipée, lui met des bâtons dans les roues, se moque de lui et le fait tourner en bourrique. Il se révèle être un privilégié, peintre qui vit bien de ses tableaux et qui l'a accompagné "pour voir jusqu'où ça mène". Autrement dit, il s'est offert une visite en touriste parmi les pauvres, cette "saleté de pauvres" (c'est lui qui le dit) qui tentent de survivre. C'est un film très antipathique, dans lequel aucun personnage n'est attachant, et qui se termine de la manière la plus sombre qui soit : même en temps de guerre, les riches s'en tirent toujours, et les pauvres portent les valises des autres. 

Le film ne dit pas grand-chose sur l'Occupation, il en dit bien plus sur le regard du cinéaste, mais je n'arrive pas à déterminer si ce regard est nihiliste et méprisant, ou s'il se veut une analyse mordante de la lutte des classes en temps de guerre. En tout cas, je n'ai pris aucun plaisir à le voir... 

Le Père tranquille (René Clément, 1946) est un film infiniment plus sympathique. Inspiré par des personnages réels, il met en scène un petit homme discret (Noël-Noël), fonctionnaire retraité, qui passe son temps à faire pousser des orchidées mais est en réalité chef d'un réseau de résistance provincial. Et cela, à l'insu de sa famille - sa femme n'y voit que du feu, son fils (José Artur, tout jeune) le prend pour un planqué et brûle d'entrer dans la Résistance, et sa fille finit par le percer à jour. C'est un film réaliste, mis en scène de manière très économe, qui m'a fait penser aux films britanniques de la même époque, où la gravité et le drame sont contrebalancés par des moments de comédie inhérents à la situation et qui ne sont jamais gratuits. 

C'est un film aussi chaleureux que le précédent est froid. Il n'a pas la réputation du film d'Autant-Lara, mais il me semble plus proche, dans le temps et dans l'esprit, de ce que devait être vraiment la vie sous l'Occupation, y compris dans des familles dont certains membres avaient, à l'insu des autres, une activité clandestine. Comme dans le film de Chabrol, le rôle des femmes dans la transmission des informations et la cohésion des réseaux est bien montré. La Résistance n'aurait pas pu s'organiser et survivre sans elles. 

La Grande Vadrouille (G. Oury, 1966) est une comédie, l'un des plus grand succès du cinéma français, et je me suis décidé à le revoir avec réserves (j'ai dû le voir quatre ou cinq fois pendant mon adolescence - au cinéma à sa sortie et à la télévision par la suite), tant je craignais de m'infliger un pensum. Eh bien, j'ai passé un très bon moment. C'est un film authentiquement drôle, grâce au duo Bourvil-De Funès mais aussi au trio qu'ils font avec Terry Thomas (une scène aux bains turcs absolument hilarante, à bien des niveaux, quand on devine que si le pilote anglais a donné rendez vous à des résistants, c'est qu'il a dû fréquenter l'endroit assidûment avant-guerre, et pas seulement pour les eaux...). 

L'argument est simple : deux Français que tout sépare - un peintre en bâtiment et un chef d'orchestre de l'Opéra - aident trois parachutistes britanniques abattus au-dessus de Paris à franchir la ligne de démarcation. Le scénario est très bien écrit et cohérent, les dialogues excellents, le jeu des acteurs, les gags visuels et de slapstick tout à fait réussis. Ca m'a rappelé les films de Buster Keaton et de Mack Sennett (c'est une course poursuite avec l'armée allemande dans le rôle des Keystone Cops) mais il m'a fait aussi penser (je sens que certains vont hurler, mais j'assume) à la plus grande comédie qui se déroule pendant la seconde guerre mondiale : j'ai nommé To Be or not to Be d'Ernst Lubitsch (1942), que je ne saurais trop vous recommander si vous ne l'avez jamais vue ou pas revue récemment. 



C'est à ce pur chef-d'oeuvre que le film rend hommage, à mon avis, et cela sans se déshonorer ni déshonorer son modèle. 

Il y a dans le film de G. Oury une folie burlesque réjouissante, sans une seule de ces plaisanteries graveleuses ou scatologiques dont les comédies françaises sont pourtant friandes. Et ici encore, des femmes (interprétées par Marie Dubois, Colette Brosset et  Andréa Parisy) jouent un rôle actif et majeur et non "utilitaire" dans l'histoire.  C'est drôle, c'est efficace, et historiquement parlant, ça ne raconte pas n'importe quoi ; la contribution des nonnes des Hospices de Beaune à l'équipée des fugitifs a eu un équivalent dans la réalité : lesdites religieuses ont effectivement caché, pendant des mois, un chef de réseau au risque de se faire arrêter et fusiller. 

Comme je le disais dans l'épisode précédent, il y a un lien entre le film d'Oury et le musée du compagnonnage à Tours. Dans ledit musée est en effet exposé une grande reproduction des Hospices de Beaune entièrement fabriquée avec en nouilles alimentaires par un compagnon cuisinier bourguignon, Georges Bouché. 

A mes yeux, La Grande vadrouille est en un sens une oeuvre de compagnonnage, de par le principal moteur qui anime ses personnages : la solidarité.  

Last but not least, j'ai revu Le chagrin et la pitié - chronique d'une ville française sous l'Occupation (Marcel Ophuls, 1969). Commandé par la télévision française, ce documentaire de quatre heures en deux parties raconte la période à travers des images d'archives mais aussi grâce à des entretiens avec des témoins français, allemands et britanniques -- soldats d'occupation, résistants, collaborateurs plus ou moins avoués, hommes politiques et "simples citoyens".  

C'est un document passionnant et exceptionnel, qui contribua à mettre à mal l'image d'Epinal qui prévalait après-guerre - celle d'une France unanimement hostile à l'occupant. On y apprend une foultitude de choses et il peut être revu deux ou trois fois sans effort tant il est riche et dense. 

Preuve qu'il "gênait aux entournures", la télévision refusa de le programmer une fois terminé et c'est grâce à une sortie en salles qu'il toucha le public français. D'après Marcel Ophüls, le directeur de la RTF serait allé demander au Général de Gaulle ce qu'il pensait de la diffusion de ce document "révélant des vérités encombrantes". De Gaulle lui aurait répondu "Les Français n'ont pas besoin de vérité mais d'espoir." 

Je n'en ai pas trouvé de bande-annonce en français (c'est dire...) mais on peut voir beaucoup d'extraits et l'intégralité du film en ligne sur divers sites... 

Du point de vue strictement factuel, Le Chagrin est l'oeuvre la plus éclairante de cette liste, bien évidemment, mais il met en relief la manière dont chacun des autres films représente et reflète fidèlement ou au contraire "romance" l'ambiance de l'époque. 

Dans le prochain épisode, je vous parlerai d'autres films et des premiers documents écrits que j'ai consultés ces dernières semaines.  

(A suivre...) 

Les épisodes précédents : 

Premier épisode : La résidence

Deuxième épisode : Genèses

Troisième épisode : Une université, un cinéma, une librairie


mardi 3 décembre 2024

Comment je suis en train d'écrire un de mes romans - 3e épisode : une université, un cinéma, une librairie.

Contrairement à Franz en Amérique, pour lequel je me suis essentiellement documenté sur la période 1968-1972 à Oakland, Cal. et dans la baie de San Francisco, le roman actuel, Some Other Time/Une autre fois m'oblige à faire des recherches à deux périodes différentes de l'histoire de Tours : 1968 pour la première partie du roman, 1942 pour la seconde. 

Pour la première partie, c'est relativement facile : j'étais déjà un spectateur de l'actualité française et je ne manque pas de repères. La période m'a toujours intéressé, et j'ai déjà beaucoup lu à son sujet, ma recherche est donc principalement locale : que s'est-il passé à Tours au printemps 68 ? 

Afin de répondre à cette question, je me suis focalisé sur une source principale : la lecture de La Nouvelle République de l'époque. Les faits historiques plus généraux concernant la période sur le territoire français m'importent moins. Ce qui m'intéresse, c'est la manière dont la population d'une ville de province a réagi aux "événements". Tours est une ville universitaire. Il serait surprenant que parmi les nombreux étudiant·e·s de la ville, certain·e·s n'aient pas manifesté leur solidarité envers leurs camarades parisiens et des autres grandes villes. Comme ma protagoniste est étudiante, ce n'est pas sans intérêt pour ce qui lui arrive pendant cette première partie. 

***

En dehors de la topographie de la ville (qui a beaucoup changé depuis 1968), j'avais besoin de me renseigner sur deux lieux dont le rôle est important dans l'histoire. 

Le premier est l'immeuble qui abritait Stanford in France. Cet immeuble existe toujours, il est situé au début de la rue nationale à droite du pont Wilson quand on entre dans Tours par le nord (aujourd'hui, on ne peut plus emprunter le pont Wilson en voiture, car il est dédié au tramway, aux pistes cyclables et aux voies piétonnes). 

Il se trouve en retrait par rapport à la rue des Tanneurs, qui longe la Loire à l'ouest de la rue Nationale et se poursuit à l'est par l'avenue André Malraux (au bord de laquelle se dresse l'actuelle bibliothèque). A peu de chose près, le bâtiment de Stanford se trouve quelques dizaines de mètres en arrière de l'emplacement de l'ancienne bibliothèque. 

Entre l'immeuble de Stanford (qui le louait à l'Education nationale) et la rue Nationale se trouvaient autrefois un escalier et une terrasse, construites après la guerre, et qu'on peut voir sur la photo ci-dessous. Cet élément a disparu et l'esplanade qui se trouve devant est aujourd'hui occupée par un hôtel. 




(L'immeuble de Stanford in France, à Tours, dans les années 60)


J'ai pu obtenir cette photo en m'adressant... à l'une des bibliothécaires de Stanford, en Californie. Je suis allé explorer le site de l'université, j'ai repéré les pages de la bibliothèque et, comme toujours, j'ai trouvé l'organigramme du personnel, bien évidemment accompagné pour chaque nom d'une adresse courriel. Je me suis adressé à Ms. Hahn, bibliothécaire dont le domaine de recherche est l'histoire de Stanford, en me présentant ainsi que l'objet de ma recherche, et lui ai demandé s'il était possible d'accéder à deux types d'informations : les programmes et les activités des étudiant·e·s à Stanford-in-France en 1967-68, et des documents photographiques concernant la vie sur ce mini-campus. 

Elle m'a répondu au bout de quelques jours, un courriel très détaillé dans lequel elle m'indiquait plusieurs sources en ligne où je pouvais trouver mon bonheur, et en me précisant que si je désirais accéder à des documents qui ne sont pas numérisés, Stanford permet aux chercheur·e·s éloigné·e·s de recevoir une centaine (!) de documents numérisés... gratuitement ! 

Pour le moment, je n'ai dépouillé que les albums photos, qui m'ont déjà donné des flopées d'informations précieuses : où vivaient les étudiant·e·s (dans l'immeuble ; ils et elles se faisaient bronzer sur les balcons l'été) ; comment iels s'habillaient ; comment se déroulaient les cours ; etc. J'ai aussi téléchargé le programme des enseignements et des activités des années 67 et 68, et je suis très impatient de les éplucher. 

***


Le second lieu important pendant la première partie du roman est le cinéma indépendant et associatif "Les Studio", haut lieu culturel et estudiantin de Tours pendant les années 60 et 70. Il me semblait logique que ma protagoniste s'y rende mais j'avais besoin de savoir quelle était la configuration du cinéma en 1968. Dans les années 70, les Studios comprenaient trois salles : le Studio 1 et le Mini (une petite salle de moins de cinquante places) installés rue des Ursulines 


et le Studio 3, installé dans un ancien cinéma autrefois nommé le Casino. Mais en 1968, qu'en était-il ? 

Je suis allé aux Studio en septembre 2024, la première semaine de ma résidence d'auteur à Tours avec mon amie Danièle, qui m'a hébergé plusieurs fois pendant ces deux mois, et nous y avons vu Emilia Pérèz de Jacques Audiard, qui m'a fait forte impression. 

Mais sur le moment, Silly me ! je n'ai pas pensé à m'adresser au personnel du cinéma pour leur demander s'ils avaient des archives et s'il était possible de les consulter. Pendant le reste de mon séjour, je n'y ai pas pensé non plus (j'étais trop focalisé sur l'histoire de la ville, de la ligne de démarcation, de l'Occupation...) 

A mon retour à Gatineau, je m'en suis mordu les doigts mais je me suis dit qu'avec un peu de chance...

Effectivement, on est en 2024, et le site web des Studios propose à ses visiteurs un PDF très intéressant sur l'histoire des salles. Certaines informations, malheureusement, n'y figurent pas. J'ai composé un message à l'intention de l'équipe, et cette fois-ci également, on m'a répondu très vite. Tarik Roukba, webmaster/documentaliste de l'association, m'a non seulement scanné et envoyé le programme de la salle en mars, avril et mai 1968, mais il m'a également donné les coordonnées téléphoniques d'une ancienne bénévole qui travaillait là-bas dans les années 60, en ajoutant qu'elle serait ravie d'évoquer ses souvenirs car... c'est une de mes lectrices.

En feuilletant les documents, j'ai découvert qu'au mois d'avril 1968, le Studio consacrait son programme de projection à... la guerre ! 



Et, justement, je ne voulais pas que mon héroïne se contente de lire des documents écrits sur la seconde guerre mondiale, je voulais aussi qu'elle aille au cinéma. Le Studio me donne l'occasion de lui composer un programme original de films consacrés à la guerre... que je vais substituer sans vergogne, pour les besoins du roman, à l'authentique programme de la salle. 

Ce programme est aussi actuellement le mien, bien entendu. Pour m'immerger dans la période de l'Occupation qui m'intéresse, je me suis tourné vers des films tournés soit juste après la guerre, soit dans les vingt-cinq années qui ont suivi. Je me suis limité aux années 45-70 parce que je voulais que la mémoire de l'époque soit encore fraîche dans l'esprit du public et des cinéastes. J'ai donc fait une liste des films que je voulais (re)voir (et, éventuellement, faire connaître à ma protagoniste). C'est une liste conséquente mais pas démesurée car je voulais m'en tenir aux films se déroulant pendant les années 40-44. 

- La bataille du rail (René Clément, 1946) car la ville de Saint-Pierre-des-Corps, qui jouxte TOurs, était une plaque tournante ferroviaire importante ; 




- Le père tranquille (René Clément, 1946), qui raconte les activités d'un retraité que personne ne soupçonne d'être chef d'un réseau de résistance... 





- Le silence de la mer (Jean-Pierre Melville, 1949), adaptation d'une nouvelle de Jean Bruller (nom de résistant : Vercors) publiée clandestinement par les éditions de Minuit en 1942.  



- La traversée de Paris (Claude Autant-Lara, 1956), qui raconte comment deux hommes transportent de nuit dans des valises à travers Paris occupé un cochon entier, pour le revendre au marché noir. 



 - La ligne de démarcation (Claude Chabrol, 1966), adapté d'une série de récits écrits juste après la guerre par le Colonel Rémy  (résistant historique), et qui mettaient en lumière le rôle des "passeurs" clandestins. 



- L'armée des ombres (Jean-Pierre Melville, 1969), adapté d'un livre paru en 1943 à Alger dans lequel l'écrivain Joseph Kessel transposait (en changeant les noms) les récits qu'il avait recueillis auprès de résistants depuis 1940.





- La grande vadrouille (Gérard Oury, 1966), qui raconte comment deux individus que tout sépare recueillent l'un et l'autre des aviateurs britanniques dont l'avion a été abattu au-dessus de Paris et leur font traverser la ligne de démarcation. Le film a pulvérisé tous les records en salle pendant les deux années qui ont suivi sa sortie (17 millions d'entrées !!!), et il reste à ce jour le troisième film le plus vu en France de toute l'histoire du cinéma. Même si ce n'est pas à proprement parler un film "historique", il me semble logique qu'une étudiante américaine passant six mois en France en 1968 soit amenée à le voir - ne serait-ce que parce que, connaissant son intérêt pour la période, ses camarades étudiants français le mentionnent. Et il a un rapport (indirect, mais marquant) avec le musée du compagnonnage, que le personnage ira visiter à plusieurs reprises.  




L'héroïne du roman ira voir d'autres films, tournés pendant les années 60 et représentatifs de cette période (ça ne manque pas), ainsi qu'un film hollywoodien auquel je pense toujours quand j'évoque la résistance : Casablanca (Michael Curtiz, 1942). 



Je vais aussi voir ou revoir des documentaires pour m'imprégner non seulement de l'atmosphère mais aussi de la manière dont les gens vivaient, s'habillaient, se déplaçaient pendant l'Occupation, et en particulier : 

- Le temps des doryphores (Jacques de Launay et Dominique Remy, 1967) ; 

- En France à l'heure allemande (Serge de Champigny, 2012), montage de films d'amateur d'époque ; 

- Le Chagrin et la pitié (Marcel Ophuls, 1969) que je viens de revoir, et qui est un film extraordinaire à tous égards. 

Bref, un programme passionnant. Pour moi, au moins. Et pour vous si vous avez la curiosité et la possibilité de les voir. 


***



L'action de Some Other Time va de plus se dérouler dans une librairie inspirée par un "modèle" qui malheureusement, n'existe plus. C'était une librairie installée dans les locaux d'une librairie réelle des années 70, la Librairie Franco-Anglaise, rue du Commerce à Tours.  

Je suis retourné rue du Commerce en septembre dernier pour essayer d'en retrouver l'emplacement, et je ne suis pas sûr de l'avoir localisé. Les boutiques ont beaucoup changé en (purée !) cinquante ans. Et bien sûr, les libraires des années 70 sont partis vivre leur vie ailleurs (ou sont décédés). 

(Si quelqu'un parmi les lectrices ou les lecteurs les connaissaient et savent ce qu'iels sont devenu·e·s - c'était un couple, elle s'appelait Nancy et était américaine, il s'appelait je crois Jean-Charles et il était français - je serais heureux de l'apprendre.) 

Il n'est bien sûr pas question de leur faire vivre des aventures qu'iels n'ont pas vécues. Alors je vais faire ce qu'on fait dans ces cas-là. Je vais installer une librairie imaginaire rue du commerce et y faire vivre les personnages indispensables à mon intrigue.  

Dans le prochain épisode, je vous ferai part de mes réflexions sur les films mentionnés plus haut (et d'autres, peut-être) et vous dirai en quoi ils m'aident à écrire le roman. 


A suivre... 

Les épisodes précédents : 

Premier épisode : La résidence

Deuxième épisode : Genèses

Le quatrième épisode est ici




 










mardi 26 novembre 2024

Comment je suis en train d'écrire un de mes romans - 2e épisode : Genèses

Ce sera quoi, ce roman ? 

Ce sera d'abord un roman historique, qui se déroule à Tours (Indre-et-Loire) à deux époques : en 1968 et en 1942. 

Ce n'est pas la première fois que j'écris un roman "historique" -- je veux dire situé (au moins en partie) dans le passé. Je l'ai fait pour la première fois dans la ville imaginaire de Tourmens dans Touche pas à mes deux seins, dont les personnages se rencontrent au début des années 80. Puis dans Les Trois médecins, qui transpose la trame des Trois mousquetaires de Dumas (à Tourmens, toujours) dans les années 70. Et j'ai continué avec le triptyque Abraham et fils/Les histoires de Franz/Franz en Amérique qui couvre les années 1963 à 1972, dans une autre (petite) ville imaginaire, Tilliers. 

Je me rends bien compte que qualifier d' "historiques" des romans situés dans un passé récent n'est peut-être pas tout à fait approprié. Toutes ces histoires avaient lieu à des époques que j'ai traversées, et dans des cadres que j'ai construits, à la fois par facilité (dans des lieux imaginaires, on fait ce qu'on veut) et pour m'y sentir en sécurité (Tilliers, Tourmens, son CHU, l'unité 77 du Choeur des femmes ont beaucoup de points communs avec Pithiviers, Tours et Le Mans, villes où j'ai passé la plus grande partie de ma vie). 

Dans Franz en Amérique, pour la première fois, j'ai situé un de mes romans (du moins, la partie qui concerne le personnage central) dans une ville réelle, Oakland, Calif., et dans la baie de San Francisco. 

Dans le roman à venir, je situe de nouveau l'action dans une ville réelle (Tours) et à une époque antérieure à ma naissance (1942). 

Ca n'a l'air de rien, comme ça, mais même quand on a de la bouteille, ça représente des difficultés nouvelles. Quand on explore un passé dont on est le contemporain, on a déjà des repères sur ce qui existait ou non dans la vie quotidienne. Quand ce passé est plus lointain, tout devient incertain ; les mots, les expressions, le langage même ont tellement changé qu'on n'est pas toujours sûr qu'on peut s'en servir comme on le ferait aujourd'hui. Est-ce qu'on commandait déjà "un steak-frites" au restaurant en 1968 ? Ou est-ce qu'on disait "un bifteck-frites" ? Et en 1942 ? C'est difficile à dire, non seulement à cause des restrictions, mais peut-être aussi parce que ça ne se disait pas comme ça en 1938. 

Est-ce que le mot "chewing-gum" existait dans le langage courant avant la guerre, ou s'est-il répandu après l'arrivée des troupes U.S. ? 

Deux sources qui nous permettent de savoir comment on parlait à cette époque-là sont évidemment les textes écrits (le journal, les romans) et les textes enregistrés (le disque, la radio, le cinéma). Je parlerai de ces sources-la dans un prochain épisode. 

***

Autre exemple : avant 1960, il n'y avait ni faculté, ni CHU de médecine à Tours. Il y avait en revanche une école de médecine, qui connut pas mal de luttes intestines pendant la seconde guerre mondiale. Quelle est la différence entre une école et une faculté ? Il a fallu que je le recherche. Parler du "CHU de Tours" en 1942 aurait été un anachronisme. 

La beauté de la recherche historique, c'est qu'en permettant de faire renaître une réalité en partie effacée, elle donne de nouvelles pistes narratives. Dans le premier épisode de ce feuilleton, je vous ai montré des photographies de la bibliothèque et de l'école des beaux-arts de TOurs avant et après leur destruction par les bombardements allemands en 1940. Un ami et lecteur, Jérôme, m'a envoyé une autre photo, impressionnante, qui montre Tours depuis le ciel, après l'incendie qui prit naissance à la bibliothèque et ravagea tout un quartier de la ville. La voici : 




Il est évident qu'on n'explore pas une ville de la même manière quand on est au pied d'un immeuble détruit, quand on la voit du ciel ou quand on s'avance dans les décombres. Ca donne au moins trois points de vue différents. Donc, trois formes de narrations, qui peuvent se combiner ou se succéder. 

***

Bon, mais pourquoi à Tours ? 

L'idée initiale du roman m'est venue à Paris, dans une librairie (j'ai beaucoup d'idées qui sont nées dans des librairies), la librairie anglophone Brentano's, avenue de l'Opéra. A l'époque (et ça a pu changer, car le lieu a fermé et rouvert pendant les quinze années écoulées), ladite librairie était partagée en deux et les deux parties reliées par un (long ?) couloir, très sombre qui vous faisait, littéralement, passer d'un monde (de livres) à un autre. 

En passant par là, un jour, j'ai eu l'idée d'une histoire au cours de laquelle un lecteur serait "transporté" de son univers à un autre en passant par un couloir. Le narrateur/protagoniste entrerait dans une (cette ?) librairie et, en empruntant le couloir, se retrouverait... ailleurs. 

Initialement, je voulais donc situer le roman à Paris, et -- pour des raisons que j'explique plus loin -- je ne me sentais pas à l'aise dans une ville que je connais un peu, mais pas très bien. Je n'ai jamais vécu à Paris, j'y ai passé au plus quinze jours et pas en la visitant ou en me promenant dans les rues. De Paris, je connais surtout très bien le métro, plus que les monuments.

Plutôt que Paris, qui ne m'était pas suffisamment familière, j'ai cherché où je pourrais situer l'action. J'aurais pu retourner à Tourmens, mais je voulais me rapprocher de la réalité historique, et je me suis rendu compte que Tours était plus proche de ce que que je voulais explorer -- la ligne de démarcation, qui sépara la France en deux entre la capitulation de juin 1940 et novembre 1942, date à laquelle les troupes allemandes occupèrent tout le territoire français pour répondre au débarquement allié en Afrique du nord. 


***

Pourquoi dites-vous que ça se passe "en 68 et en 42" (et pas l'inverse : "en 42 puis en 68") ? 

Parce que la protagoniste remonte le temps. 

J'ai toujours été fasciné par la notion de voyage temporel. J'ai lu des tas de bouquins sur le sujet (sa possibilité ou son impossibilité physique). 

J'ai lu des flopées de time travel stories, à commencer par le roman de H. G. Wells, mais aussi beaucoup de nouvelles et romans de SF américaine. La fin de l'éternité, d'Isaac Asimov, m'a laissé un souvenir marquant, tout comme certaines nouvelles de Robert Heinlein ("All you Zombies") ou de Robert Sheckley ("A thief in time").  J'ai aussi une tendresse particulière pour un roman de Heinlein (qui aimait beaucoup le time travel) intitulé A door into summer (Une porte sur l'été). (Il y a souvent des chats dans les romans de Heinlein, et je me demande si je ne vais pas en mettre un dans le mien.) 

Plus récemment, j'ai été très marqué par la construction narrative de The Time Traveler's Wife (en français Le Temps n'est rien), le roman de Audrey Niffenegger, et par une superbe nouvelle de Geoffrey Landis intitulée "Ripples in the Dirac Sea" (traduite et reprise en français dans un recueil chez Presses Pocket). L'un et l'autre sont aussi des histoires d'amour. 


Lors de la première mise en ligne de cet article, j'ai oublié de mentionner un autre roman que j'aime beaucoup, Time and Again de Jack Finney (à qui on doit aussi un excellent recueil de nouvelles dont le sujet est le voyage dans le temps et très justement intitulé About Time). On peut le lire en français sous le titre Le Voyage de Simon Morley, dans une très belle traduction d'Hélène Collon. C'est un livre magnifique, que je vous recommande vivement. 



Je me suis colleté avec le voyage dans le temps dans les premières nouvelles que j'ai écrites, entre 15 et 17 ans, et plus récemment dans L'Ecole des soignantes, même s'il s'agit d'une "correspondance temporelle" plutôt que d'un voyage physique. 

Ces dernières années, j'ai ressenti le désir croissant d'écrire une histoire d'amour transtemporelle. Vous en avez un exemple très bien ficelé dans The Lake House (La maison du lac), un joli film avec Keanu Reeves et Sandra Bullock. 

Des films dans lesquels le voyage dans le temps est un élément central, ça ne manque d'ailleurs pas, dans tous les genres (et souvent dans des films d'action), mais j'ai personnellement un faible pour les comédies (Retour vers le futur), et les films romantiques comme The Lake House, déjà cité ou About Time, la comédie britannique de Richard Curtis.  

Il y a par ailleurs un vaste sous-genre du Romance novel consacré aux voyages dans le temps, le Time travel romance novel, dont l'exemple le plus connu est la série romanesque et télévisée Outlander (Le chardon et le tartan). 


***

Un titre de longue date 

Comme souvent, j'ai commencé par un titre. Le titre de ce roman-ci, Some Other Time (Une autre fois), je l'ai choisi au début des années 2000, après avoir entendu Blossom Dearie chanter la chanson qui porte ce titre, dans l'album Blossom Dearie sings Comden and Green

Comden et Green sont un couple de paroliers qui ont écrit en particulier le livret de On the Town (Un jour à New York), la comédie musicale composée par Leonard Bernstein. 

Cette très belle chanson (dont le thème a souvent été repris par divers musiciens de jazz) était l'un des points d'orgue du Musical quand il été produit sur scène, à Broadway, mais elle n'est pas reprise dans le film, car elle est à la fois mélancolique et grave, alors que le ton du film est bondissant.  


Les paroles disent en substance : "Nous avions tant à nous dire, tant de choses à partager, et nous n'en avons pas eu le temps. Oh well, we'll catch up some other time. Oh, c'est pas grave, on se rattrapera une autre fois." 
Mais le personnage qui les chante (un marin en permission d'une journée) sait qu'il n'y aura sans doute pas de prochaine fois. 

Mon idée de départ était un peu plan-plan : un homme retourne dans le passé pour éviter l'accident qui a tué la femme dont il était amoureux. Au départ, c'était une réécriture du mythe d'Orphée et Eurydice. 
J'avais déjà un découpage succinct en 2013, et puis l'idée a mûri, c'est devenu quelque chose d'un peu plus  élaboré (et engagé). 

***

Voici le "pitch" que j'ai rédigé pour le dossier de candidature en vue de la résidence d'auteur à Tours : 

"Une autre fois se déroulera à deux époques : en 1968 et en 1942.

L’argument est le suivant. (NB : certains détails, ainsi que les noms des personnages, sont temporaires et vont très probablement se transformer pendant l'écriture.) 

 

Stanford et Tours, 1967-68

Rachel Osler vit à San Francisco, entre une mère québécoise et un père américain. Brillante et volontaire —  malgré une épilepsie apparue pendant l’enfance, et pour laquelle elle prend des barbituriques en continu à faible dose — elle est fascinée par la seconde guerre mondiale et la Résistance. En effet, sa marraine Carole Danvers, amie intime de sa mère, séjournait en Touraine au début de la guerre lorsque les Etats-Unis étaient encore neutres. Alors que la majorité des Américains ont fui l’Europe juste après Pearl Harbour, Carole est restée en France et a pris part à un certain nombre de faits de résistance dans la région de Tours : espionnage au profit des Alliés, transport clandestin de messages et d’armes, participation aux réseaux qui permettaient de franchir la ligne de démarcation pour échapper à l’occupant.

Fascinée par la seconde guerre mondiale, Rachel est d’abord partie passer une année d’échange en Allemagne en 1965, à la fin de sa scolarité secondaire. À son retour, elle s’est lancée dans des études d’Histoire. Grâce à une bourse d’études, elle entre à l’Université Stanford, en Californie. Carole Danvers, qui vit non loin de là, l’accueille à bras ouverts. Au milieu de sa deuxième année d’université, Rachel se met en tête d’écrire une biographie de sa marraine pour illustrer le rôle majeur des femmes dans la Résistance — rôle auquel les historiens ne semblent pas beaucoup s’intéresser au cours des années 60. Mais lorsqu’elle demande à Carole de lui raconter ses souvenirs, celle-ci refuse obstinément de parler de ses activités pendant l’Occupation ; elle lui demande même de ne pas remuer un passé encore douloureux pour elle.

Contrariée par le mutisme de Carole, qu’elle adore et tient en haute estime, Rachel ne se décourage pas. L’université Stanford ayant une antenne à Tours, elle postule pour aller y passer sa troisième année d’université. Une fois là-bas, elle a bien l’intention d’enquêter sur les faits de résistance locale afin de retracer l’itinéraire de Carole et de ses camarades de clandestinité.

Au printemps 1968, Rachel est en France depuis six mois. Membre active d’un groupe d’étudiantes féministes nourries de contre-culture californienne, elle participe au bouillonnement qui va bientôt donner naissance aux mouvements de Mai dans l’Hexagone. Mais malgré tous ses efforts, elle désespère de pouvoir retrouver la trace de Carole. Les associations d’anciens résistants semblent ignorer son existence, ou l’avoir oubliée - tout comme celle des innombrables femmes qui ont participé à leurs combats. Alors qu’elle voit avec inquiétude s’approcher la fin de son séjour en France, Rachel se met à commander un nombre croissant de livres portant sur la seconde guerre mondiale à la librairie Franco-Américaine, que fréquentent les étudiantes de Stanford. Elle se lie peu à peu d’amitié avec Myriam Molina, la libraire. L’oncle de Myriam, Moïse, qui tient la librairie avec elle, a été résistant en Touraine, avant d’être déporté. Il est revenu des camps, très marqué. D’abord distant, il aide Rachel à consulter des archives départementales difficiles d’accès, mais reste muet sur sa propre participation aux réseaux de résistance locaux. Et quand elle mentionne Carole Danvers, il nie l’avoir rencontrée. Un soir, Myriam et lui invitent Rachel à dîner (ils vivent au-dessus de la librairie). Quand Rachel insiste pour le faire parler de “sa guerre”, Moïse se met en colère et lui signifie de partir. 

Bouleversée par l’attitude de Moïse, pour qui elle a beaucoup d’affection, Rachel se met à explorer les archives de Touraine de manière frénétique et y passe le plus clair de son temps, au point d’oublier de se nourrir, mais aussi de prendre son traitement anti-épileptique avec toute la rigueur nécessaire pour éviter des « absences » - des crises d’épilepsie qui donnent à l’entourage qu’elle est figée et sans vie, et qu’elle vit comme des « trous noirs ».  

Avec ses camarades de Stanford, Rachel va beaucoup au cinéma. Un soir, Myriam lui propose d’aller voir une reprise du film de Michael Curtiz, Casablanca, à  l’Olympia, vénérable cinéma de quartier situé rue Emile Zola.

Pendant les Actualités diffusées avant le film, une salve de lumières déclenche une crise d’épilepsie, et Rachel « s’absente ».

Quand elle se réveille…

 

Tours, Septembre 1942

Rachel reprend connaissance à l’hôpital de Tours, en 1942. La ville grouille de soldats allemands et d’officiers nazis. Quand elle essaie de dire qu’elle vient de 1968, on la traite de malade mentale et on la transfère au service de psychiatrie. Là, un étudiant en médecine nommé Maurice Malineau l’écoute, et semble croire à son récit incroyable. Bientôt, elle réalise que Maurice fait partie d’un réseau de résistance, et qu’il connaît Carole Danvers. Plutôt que se torturer à comprendre pourquoi et comment elle a fait un bond de vingt-six ans en arrière, Rachel se met en tête d’échapper au service de psychiatrie et de retrouver la femme qui deviendra sa marraine… "


***


Un projet en mouvement

Evidemment, mon passage à Tours a déjà fait évoluer le contenu du projet. Les éléments principaux vont rester les mêmes mais d'autres seront différents (la manière dont "Rachel" va voyager dans le temps, par exemple...). Les noms des personnages vont aussi probablement changer. C'est souvent ce qui se passe pendant l'écriture d'un roman (et de n'importe quel livre). On pose des pièces de manière approximative, et au fil du temps, on en remplace certaines, on en introduit de nouvelles, on modifie leur taille relative, leur agencement ou leur disposition, etc. 

Ce que vous lisez ici est donc une ébauche, un schéma, et non un résumé du livre à venir, qui va certainement s'en distinguer de nombreuses manières. Mais l'idée centrale est là. C'est une situation qui ressemble à celle de Retour vers le futur -- sans DeLorean et en plus grave. 

Il m'est en effet apparu, au cours des derniers mois, et en particulier en lisant La Dépêche, le quotidien tourangeau des années quarante, qu'un roman qui se déroule en 1942 devait parler de la vie des femmes en France à cette époque-là. C'est la raison pour laquelle j'ai choisi pour protagoniste une figure féminine, qui part à la recherche d'une autre figure féminine. 


(La dépêche, juin 1942)

Comme toujours quand je commence à travailler sérieusement sur un roman, je suis très préoccupé par l'ampleur que le livre prend dans ma tête. Une ampleur un peu écrasante. Au point que je doute, tous les jours, de pouvoir mener le projet à bien. 

Et ça va durer tant que je n'ai pas atteint ma "vitesse de croisière", c'est à dire le stade où je m'assied chaque jour devant mon clavier non plus pour prendre des notes ou me documenter, mais pour raconter par écrit, dérouler les mots d'un premier jet, d'un premier "état". 

Un début et une fin 

Pour tout roman, dans un premier temps, je m'efforce de choisir, puis de consolider un cadre narratif qui tienne debout :  les demi-journées de Bruno Sachs au centre d'IVG dans La Vacation ; le fonctionnement d'un cabinet médical dans La Maladie de Sachs ; la "semaine d'essai" de Jean Atwood à l'unité 77 dans Le Choeur des femmes ; l'année de lycée de Franz Farkas à Oakland dans Franz en Amérique. 

Mais j'ai aussi toujours besoin d'avoir un point de départ et un point d'arrivée. Pour reprendre l'image empruntée par Georges Perec à Raymond Queneau : je construis le labyrinthe narratif dont je me propose de sortir. Et pour ça, j'ai besoin d'un début, d'une entrée (vous venez de la lire, dans ses grandes lignes) mais aussi d'une fin, d'un point de sortie. 

Ce point d'arrivée, je sais où il se trouve, mais bien sûr je ne vais pas vous le révéler. :-) 

Ce qui manque, à présent, c'est tout ce qui se trouve entre les deux : le tracé du labyrinthe et la manière dont je vais monter les cloisons, en pensant à celles et ceux qui vont s'y engager une fois qu'il sera sur (le pa-) pied.  

Pour La Vacation et la Maladie..., le labyrinthe a été édifié à partir de repères chronologiques empruntés à ma propre vie professionnelle. Pour Les Trois médecins, qui reprend la trame des Trois mousquetaires de Dumas, le labyrinthe était déjà tracé. Je l'ai repris et l'ai "remeublé" à ma manière. Idem pour Le Choeur des femmes, ouvertement inspiré (surtout pour son argument, moins pour son déroulement) par Barberousse (1965) de Kurosawa Akira

Dans le cas de ce roman-ci, pour monter mes cloisons, j'ai besoin de piliers et de matériaux qui ne viennent pas seulement de mes souvenirs, de mes expériences personnelles ou de celles que j'ai recueillies, ou d'un cadre préexistant. Ces matériaux sont les éléments historiques et factuels qui vont rendre la narration plausible. 

Il ne suffit pas que je me renseigne sur la topographie de Tours en 1942 et 1968, il faut aussi que j'accumule des éléments sur l'antenne de l'université de Stanford qui se trouvait à Tours en 1968. 
Combien d'étudiant·e·s faisaient appel à ce programme de séjour à l'étranger ? Où se trouvaient les locaux de Stanford à Tours et comment les étudiant·e·s étaient iels logé·e·s ? Quels cours leur étaient offerts ? Combien de temps passaient-iels sur place ? Etc. 


(Le bâtiment occupé par Stanford in France à Tours, en bord de Loire, au début des années 60.)

Il va me falloir aussi me pencher sur la vie quotidienne des femmes et des hommes en France pendant l'Occupation, entre 1940 et 1942 ; sur les débuts de la Résistance (qui fut plus organisée à partir de 42 qu'au tout début de l'Occupation ; sur la Ligne de démarcation ; sur le marché noir, la police française, les salles de cinéma... 

Dans le prochain épisode, je vous raconterai comment j'ai procédé jusqu'ici, et procède en ce moment, pour obtenir ces informations, et comment elles orientent la construction du roman.  

A suivre... 
Le premier épisode est ici
Le troisième épisode est ici.