mercredi 15 juillet 2020

Autobiographie, autofiction et fiction - comment s'y retrouver ?

(Extrait de Ateliers d'écriture , à paraître en septembre 2020 chez POL-poche) 

 

Quand on demandait à John Ford ou à Jean Gabin ce qu’il fallait pour faire un bon film, tous deux répondaient : « Une bonne histoire, une bonne histoire et une bonne histoire. » Un film a besoin d’un scénario solide pour porter sa narration visuelle.

Toutes les histoires méritent d’être racontées, je le maintiens, mais toutes les histoires ne sont pas bonnes à raconter pour tout le monde. La même histoire n’était pas « bonne » pour John Ford et pour Jean Gabin. Chaque écrivante doit soigneusement choisir l’histoire qui sera bonne à raconter pour elle.

Votre « bonne histoire » a des caractéristiques particulières :  elle fait naître en vous des émotions complexes, parfois contradictoires ; elle vous intrigue ou vous rend perplexe au point que vous voulez l’explorer sous toutes ses facettes ; enfin, l’idée de l’écrire vous excite et vous stimule – autrement dit : vous êtes impatiente de la raconter.

Une bonne histoire n’est pas nécessairement compliquée. Beaucoup de bonnes histoires peuvent se résumer en quelques mots : « Un homme enquête sur la malédiction qui s’est abattue sur son peuple et découvre qu’il en est la cause » (Œdipe Roi) ; « Deux jeunes gens s’aiment alors que leurs familles veulent s’entretuer » (Roméo et Juliette) ; « Un naufragé tente de survivre sur une île déserte (Robinson Crusoë) ; « Un homme emprisonné à tort décide de se venger » (Le Comte de Monte Cristo) ; « Une petite fille découvre un monde magique » (Alice au pays des merveilles)   

Vous noterez que je donne ici l’anecdote centrale de chaque histoire, et non ses détails, son dénouement ou son « message ». Vous  noterez aussi que ces descriptions succinctes peuvent aussi bien convenir à une pièce de théâtre, un film ou une bande dessinée qu’à un roman. Quand on a une bonne histoire sous la main, il y a mille et une manière de la raconter.

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L’argument de mes deux premiers romans tient en une phrase :

La Vacation (1989) : « Un jeune médecin qui pratique des avortements tente d’écrire un roman. »

La Maladie de Sachs (1998) : « Neuf mois dans la vie d’un généraliste de campagne, racontés par les personnes qui l’entourent. »

Entre ces deux romans, j’avais entrepris la composition d’un livre très ambitieux, très complexe, très touffu, qui n’a jamais été publié.[1] Une fois terminé, il ressemblait à une cathédrale en allumettes : c’était un gros boulot (700 pages à la dactylographie serrée !), mais ça sonnait creux. Il lui manquait la bonne histoire qui lui aurait servi de fil d’Ariane. La preuve : trente ans ont passé et je ne peux toujours pas la résumer en une phrase !

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L’histoire que vous choisissez de raconter est le cœur de votre projet. Elle ne s’arrête jamais de battre le tempo. Elle est là pour rappeler qu’une fiction est une machine vivante, et non un simple empilement de paragraphes ou de chapitres.

Si vous n’avez pas d’histoire en tête, il n’est pas interdit d’en emprunter une. L’Odyssée n’a pas seulement inspiré James Joyce, mais aussi l’anime pour enfants Ulysse 31, un film des frères Coen (O, Brother), et bien d’autres.

Le Chœur des femmes reprend de manière assez libre la trame de Barberousse, un film d’Akira Kurosawa qui m’avait beaucoup impressionné pendant mes études.

L’un des livres que j’ai le plus lus et relus depuis mon adolescence est un roman de science-fiction d’Alfred Bester intitulé Terminus les étoiles.[2] Il m’a fallu attendre 2004 pour apprendre, de la bouche d’un spécialiste de Dumas, que l’auteur américain s’était fortement inspiré du Comte de Monte-Cristo. Je n’y avais vu que du feu, et mon admiration pour le modèle et son disciple n’en a été que plus grande.

 

Autobiographie, fiction ou autofiction ?

 

Souvent, les participantes à un atelier s’interrogent sur les limites et frontières entre autobiographie et fiction. Il faut dire qu’au cours des vingt ou trente dernières années, de nombreux romans – souvent écrits par des femmes, mais pas exclusivement – se sont revendiqués (ou ont été désignés) comme relevant de l’« autofiction ».

Le terme a été utilisé pour la première fois, avec une ironie certaine, par le critique et romancier Serge Doubrovsky sur la quatrième de couverture de son roman, fils (sans majuscule).[3] Ledit roman mêle les souvenirs anciens et récents du narrateur (qui porte le même nom que l’auteur) à la préparation mentale d’un cours qu’il doit donner sur Phèdre, alors qu’il roule sur l’autoroute menant à New York.  

Serge Doubrovsky adorait les calembours. Un de ses ouvrages critiques, consacré à Proust, s’intitule La Place de la Madeleine ; un de ses romans a pour titre Un amour de soi ; quant à fils, le mot désigne à la fois l’enfant et les liens. Lorsqu’il qualifie avec humour ce roman d’autofiction[4], il ne lui échappe certainement pas qu’une bonne partie de la narration se déroule dans sa voiture…

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Depuis une vingtaine d’années, le terme est employé, parfois de manière un peu réductrice ou par effet de mode, et pas toujours avec l’accord des premières intéressées, pour désigner des œuvres de Marguerite Duras, Annie Ernaux, Camille Laurens, Guillaume Dustan, Edouard Louis et d’autres. Mais s’agit-il vraiment d’un genre à part, ou plus simplement de la preuve que les frontières entre autobiographie (censée tout raconter de soi, de manière détaillée et fidèle à la réalité) et roman (censé être « entièrement imaginaire ») sont arbitraires et poreuses ?

La véritable différence entre l’ « autofiction » et le « roman d’inspiration autobiographique » c’est peut-être simplement que pour le premier, l’écrivante affiche clairement la couleur : « Regardez ! C’est de moi que je parle ! » alors que pour le second, elle ne dit rien et laisse les lectrices penser ce qu’elles veulent. Mais je suis peut-être trop simpliste…

 

Les deux cravates

 

Pour illustrer la « porosité » des genres, laissez-moi vous raconter une toute petite histoire.

Tout d’abord, posons, pour simplifier, qu’une histoire est :

« Un ensemble d’événements et d’informations, exposé dans un ordre délibéré et déterminant, et conçu comme un tout cohérent ».

 

Prenez l’énoncé suivant :

Une mère offre à son fils, pour son anniversaire, deux cravates : une rouge et une bleue. Le samedi suivant, le fils va déjeuner chez sa mère en arborant fièrement la cravate bleue. La mère demande : « Pourquoi la bleue, mon fils ? La rouge ne te plaît pas ? »

 

« Ensemble d’événements et d’informations » : une mère et un fils, un anniversaire et un repas, deux cravates, deux couleurs, une question embarrassante.

« exposées dans un ordre délibéré et déterminant… » : il y a trois phrases dans cette histoire. Si je les place dans un ordre différent - à rebours, par exemple…

La mère demande : « Pourquoi la bleue, mon fils ? La rouge ne te plaît pas ? » Le samedi suivant, le fils va déjeuner chez sa mère en arborant fièrement la cravate bleue. Une mère offre à son fils, pour son anniversaire, deux cravates : une rouge et une bleue.

… la signification de chaque phrase reste intacte, mais l’histoire devient confuse car c’est l’ordre des phrases qui lui donne son sens.

« … conçu comme un tout cohérent. » : si vous retirez l’une des phrases, l’histoire n’a plus de sens du tout.

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Si ma petite histoire est ainsi construite, c’est pour produire un effet particulier sur la lectrice. La question finale surprend puis fait rire parce qu’elle met la lectrice dans la même position impossible que le fils. Il n’est pas nécessaire d’en dire plus, on comprend immédiatement de quoi il retourne.

Racontée seule (version 1, ci-dessus), c’est une histoire drôle.

Si j’écris : (version 2)

Pour son anniversaire, Sarah Goldstein offre à son fils Manny (Herman) deux cravates : une rouge et une bleue. Le samedi suivant, Manny va déjeuner chez sa mère en arborant fièrement la cravate bleue. La mère demande : « Pourquoi la bleue, mon fils ? La rouge ne te plaît pas ? »

… ça devient une « histoire de mère juive ». En ajoutant des noms, on ajoute une « couche de sens » (et donc, de lecture). Notons qu’il s’agit ici d’une histoire ashkénaze, mais que si on remplace les personnages par Ginette Aboulker et son fils Roger, elle se transforme immédiatement en histoire séfarade, sans que le sens profond en soit altéré.

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A présent (version 3), si j’ajoute à l’histoire deux phrases explicatives :

Nelly, ma mère, adorait les histoires drôles. Tout particulièrement celles qui mettaient en scène une mère – juive de préférence – et ses enfants. J’aimais beaucoup celle-ci :

« Pour son anniversaire, Madame Aboulker offre à son fils Roger deux cravates : une rouge et une bleue. Le samedi suivant, Roger va déjeuner chez sa mère en arborant fièrement la cravate bleue. La mère demande : Pourquoi la bleue, mon fils ? La rouge ne te plaît pas ? »

Cette histoire, Nelly me l’a racontée, un sourire en coin, alors que j’étais adolescent, le jour où j’essayais de nouer ma première cravate.

 

 … j’obtiens une anecdote autobiographique.

*

Enfin, si je rédige le tout de la manière suivante (version 4) :

 

Il n’arrivait pas à la nouer, cette foutue cravate. Fallait vraiment qu’il en mette une ?

- Je peux t’aider, mon fils ?

Avant que Marcel ait pu réagir, sa mère entreprenait déjà d’ajuster le nœud sur lequel il s’escrimait depuis dix bonnes minutes.

Elle devait savoir que ça l’agacerait et, pour détourner son attention, elle se mit à raconter sur le ton de la confidence, et avec un sourire entendu : « Pour son anniversaire, Madame Benamou offre à son fils André deux cravates : une rouge et une bleue. Le samedi suivant, André va déjeuner chez sa mère en arborant fièrement la cravate bleue. La mère demande : Pourquoi la bleue, mon fils ? La rouge ne te plaît pas ? »

Marcel resta un moment interdit. Avant qu’il eût retrouvé ses esprits, le sourire de sa mère se transforma en un petit rire de satisfaction.

- Voilà, c’est parfait », dit-elle en lissant la cravate. 

 

… ça pourrait passer pour un extrait de nouvelle, ou de roman.

 

Dans la version « autobiographique » (3), l’effet de l’histoire originelle est conservé mais j’y ai ajouté une dimension supplémentaire, produit par le contexte dans lequel l’histoire a été entendue pour la première fois.

Dans la version « fiction » (4), l’histoire originelle est enchâssée dans un texte plus précis, enrichi de détails évoquant les émotions des personnages ; les échanges (entre mères et fils, entre narrateur et lectrice) se répondent comme des jeux de miroir.

Ainsi « fictionnalisée », l’histoire des deux cravates pourrait aussi bien constituer le début (le moment déclenchant de l’action) que la fin (la « chute ») d’une nouvelle décrivant les « rites de passage » subis par un adolescent et les sursauts de possessivité d’une mère qui voit son fils devenir adulte.

Je sais. Vous vous demandez probablement ce qui, dans tout ça, est autobiographique et/ou fictif. Qu’est-ce qu’il nous dit de lui, le Winckler, avec cette histoire de cravates 

 

 

…. Eh bien pour le savoir, je vous invite à lire Ateliers d’écriture, à paraître en septembre chez P.O.L…



[1] Pour les lectrices curieuses, il s’intitule Les Cahiers Marcoeur et il est disponible en ligne, sur mon site www.martinwinckler.com

[2] The Stars, My Destination, 1956. Traduction de Jacques Papy, « Présence du Futur », Denoël, 1958.

[3] Editions Galilée, 1977.

[4] … mais aussi, toujours en 4e page de couverture, d’« autofriction, patiemment onaniste »