mercredi 5 octobre 2011

Les films de ma vie - par Younès (ex. n°19)


« Que du cinéma, quelques noms, quelques figures soient remarqués dans le temps », il prit un crayon et contrairement à ses habitudes souligna d’un trait maladroit la citation. Cinéma d’Alain Badiou devint son livre de voyage durant le trajet sur la ligne qui coupait La Seine à deux reprises et défigurait ainsi Paris en un smiley désabusé. Il y est aussi question de l’Amour dans le livre, ce qu’il a cru comprendre d’entre les lignes de philo et de quelques passages qui le laissaient songeur sur Identificazione di una donna d’Antonioni. De ses trois amours malheureuses restaient trois films.

Elle intervint sur Citizen Kane et l’éblouit quand elle dit :
-       Vous voyez que dans cette chambre obscure où des inconnus regardent News on the march, et tous ces journaux qui défilent à l’écran… Et finalement vous avez ce type qui sort la Rosebud. Orson Welles dit magistralement, ce n’est pas le propos du cinéma que cet étalage des news. Le propos du cinéma, c’est cet imaginaire pur de l’enfance.
Brillante comme elle était, le cinéma l’attendait avec impatience. Son histoire à lui se résumait au pain. Le pain a toujours été cher.

A la sortie du cinéma, elle lui fit part de son étonnement. A Serious man des frères Coen l’avait tellement secoué par sa pertinence, et il n’arrêtait pas de parler de ce plan où Larry Gopnik arrivait à la fin de la démonstration du principe de l’incertitude quantique. La caméra s’éloignait et découvrait un homme, un savant, petit devant ce tableau immense de l’amphi plein de formules qui cherchaient à figer l’incertitude. Juive, elle n’en revenait pas d’entendre un musulman interpellé par Hachem et ce principe vieux comme le monde. Quête éternelle pour lui, pour elle, pour tout le monde qu’il disait. Il voulait l’embrasser pour la première fois et passer la nuit à reproduire ses formules sur la peau délicate de son beau corps nu dont il ignorait tout, qui le rassurerait et lui prouverait que l’amour, au moins, était une certitude. L’ouverture du film s’y prêtait déjà avec cet infime point lumineux qui introduisait les Jefferson Airplanes et s’avérait être l’écouteur branché à l’oreille du fils de Larry. Il devint tout d‘un coup sérieux. Un homme sérieux. Tout n’est pas possible sur cette terre.

Ils étaient de ces rêveurs du bus qui faisaient durer leurs songes du matin jusqu’à l’arrivée à leur boulot. Elle s’appelait Nastassia, comme l’actrice de La Féline selon elle ou comme le personnage de Dostoïevski dans L’Idiot selon lui. Elle était vexée, l’évitait et il avait compris qu’il ne devait pas chercher une femme ni physiquement ni virtuellement. Il n’aurait pas dû. Dieu était-il dans The Tree of Life ou pas ? Dès le début, la caméra flottait incertaine sur le chemin à prendre. En off, la mère disait The only way to be happy is to love. Unless you love, your life will flash by. Un film mystique, un homme seul. Sa mémoire vagabonda un peu et trouva un petit air connu d’Ennio Morricone qui siffla lentement dans sa tête, You see in this world there's two kinds of people, my friend. Those with loaded guns, and those who dig. You dig. Le genre de répliques qui ne prennent jamais une ride, il savait à quelle catégorie il appartenait. Il écrivit à Nastassia qu’il ne prendrait plus jamais ce trajet de bus.

Au premier bras de la Seine, il laissait partir son âme sur les flots et plongeait dans sa lecture. Il la récupérait au deuxième bras et ne lui posait pas de questions. Il avait remarqué que les deux bras ne se ressemblaient guère. Il se promit d’être fidèle à ces deux rendez-vous.