mercredi 18 août 2010

Feuilleton d'été (10) - par Marc

Le foutu bouquin 

Et puis, lentement, insensiblement, inexorablement, et sans que tu puisses dire comment tu y es parvenu, tu as fini par en venir à bout, de ce foutu bouquin. Tu l’as envoyé à P-au-L. Et P-au-L l’a publié.

Et en cet instant où ton hôte/intervieweur/interlocuteur te le remets sur le tapis, le sacré bouquin que tout le monde a en tête, tu penses, les yeux écarquillés, que tu n’en reviens toujours pas,

Et si, de ce pas, tu pouvais te transporter (sans ligne téléphonique ni connexion sans fil, sans ordinateur ni souris mais par le seul pouvoir de la pensée dans l’hyperespace des textes qui sédimentent sagement) dans les rayons de tes disques durs, tu irais fouiller dans le sous-dossier C ://Mes Documents/Journaux, tu cliquerais sur Journal 98.doc et tu découvrirais qu’en janvier de cette année-là, au moment où ton foutu bouquin arrivait en quelques exemplaires en librairie au milieu des nouveautés du mois et des retours pas vendus pas vendables du trimestre précédent (passé Noël faut plus compter les écouler) tu écrivais :


Mon ordinateur est tombé en panne à cause d’un virus (mais j’ai pu récupérer l’essentiel de mes fichiers textes)/MPJ a fait des Mekrods//J’ai été invité au Journal de midi de France Inter et je me suis senti un peu bête devant tout le bien que G. Courchelles et V. Josse disaient de mon foutu bouquin et encore plus bête après l’émission quand une charmante dame attachée au service culturel de France Inter et dont je n’arrive pas à retenir le nom m’a fait faire quasiment tout le tour de l’étage (et c’est rond et c’est long) en passant la tête dans tous les bureaux pour dire aux gens assis à l’intérieur Je vous présente l’auteur du livre dont je vous ai parlé//Mon ex-épouse a porté plainte pour « séquestration » de deux adolescents de 17 et 15 ans qui, depuis huit mois, ont pris sans qu’elle s’y soit opposé leurs cliques et leurs claques pour s’installer chez moi en continuant à aller passer le week-end chez elle, à cinq minutes en voiture//Je rédige plutôt laborieusement une série de livres de vulgarisation médicale (Migraine et casse-têtes, Mal au dos et mal partout, Faire sa nuit ou pas, et cerise sur le gâteau et tarte à la crème des livres de santé Putain de Stress) pour mettre du beurre dans les épinards//Un soir où les copains étaient à la maison j’ai cassé une coupe à champagne éparpillant des morceaux de verre sur les canapés /Je lis le beau French Lessons d’Alice Kaplan avec l’espoir qu’on m’en confiera la traduction//Je me demande comment ce sera quand mes doigts ne trouveront plus les touches quand mon cerveau ne me dira plus instinctivement (mécaniquement) où trouver la lettre que je cherche//Je me sens triste en pensant que mon livre ne se vendra pas, qu’on n’en parlera pas plus et peut-être moins que de La Vacation 

et aussi :

Mon prochain livre, qui associe l’hôpital, l’apprentissage de la médecine, mon père et la relation au soin, sera une autobiographie, je n’ai plus qu’à trouver la dernière phrase, un titre de travail et le point de vue narratif. (Celui de mon père ? Celui de mes enfants ? Le mien, enfin ? ) »//Quand je pense au Livre Inter (en supposant/espérant/priant que La Maladie fera partie de la sélection et en déprimant parce que ça sera encore plus dur alors, de voir un autre roman le recevoir) je m’enfonce toute l’après-midi dans le canapé pour regarder des séries télé sans interruption trois ou quatre NYPD Blue d’affilée submergé d’émotion à la fin de chaque épisode incapable de m’en extraire pour retrouver la foutue vie quotidienne qui certes est bonne (vivre en aimant qui on est et avec qui on est c’est nettement meilleur que vivre en se détestant soi et l’autre) mais pas facile pour autant : comme nous n’avons pas un sou d’avance je bosse quinze heures par jour//Je m’endors sur mes traductions à trois heures du matin//Une fin d’après-midi, quelques temps après avoir été invité au journal de midi de France Inter, je suis allé signer à la librairie Plurielles - anciennement « La Taupe » et j’ai eu l’émotion de ma vie : 
 
Une jeune femme de pas trente ans est entrée, accompagnée d’un couple plus âgé (ses parents manifestement) et m’a tendu un exemplaire de La Maladie de Sachs déjà défraîchi. "Je suis venue (de loin) pour vous le faire signer. Depuis que je l’ai lu, j’ai envie de vous raconter mon histoire. Je suis médecin, j’ai décidé de me spécialiser et de faire de la neurologie. Et puis un jour pendant un remplacement de neurologie, je me suis dit : "Ce n’est pas ça que je veux faire." J’ai abandonné ma spécialité, j’ai décidé de faire des remplacements de médecine générale. Quand j’ai dit ça à mes parents, ils ne comprenaient pas ils m’ont dit : ‘Tu aurais pu être spécialiste et travailler en ville et tu préfères aller chez les gens, entrer chez eux, les regarder vivre, les soigner jour après jour ? C’est vraiment ça que tu veux faire ? Être médecin de famille, médecin de campagne ?’ et j’ai répondu ‘Oui, c’est ce que je veux’, et ils ne comprenaient pas. Et puis l’autre jour dans la voiture, pendant que je faisais mes visites vous étiez à France Inter et j’ai entendu Courchelles parler de votre livre, je ne l’avais jamais entendu parler d’un livre comme ça, alors ça m’a donné envie d’aller l’acheter, et quand je l’ai lu je me suis dit "C’est ça, c’est ça que je veux faire alors (elle se tourne vers sa mère) je le leur ai offert..." (qui prend le relais) - "Et moi, en le lisant, j’ai compris pourquoi elle voulait faire ce métier-là"


Et le journal poursuit :

Je les aurais embrassées, toutes les deux, et le père, droit et digne et souriant avec elles, non seulement parce que cette histoire racontée en peu de mots me donnait envie de pleurer, comme c’est bon d’entendre qu’on a été compris et qu’on a touché, mais aussi parce j’étais sûr, ce jour-là, aussi sûr que je crois dans mes tripes que Dieu n’existe pas, que ces trois-là étaient et seraient les seuls lecteurs authentiques - spontanés, impulsifs, aléatoires (non pas que les amis, les parents, les copains, les relations ne soient pas de vrais lecteurs mais ils achètent le livre parce qu’ils savent qui l’a écrit, ils le lisent avec une curiosité, un intérêt qui est aussi tourné vers le type dont ils connaissent la voix et la tête et l’habitude de les recevoir en pantalon de survêt’ et gilet informe quand ils passent prendre un café, donc inévitablement ils ne sont pas des lecteurs lambda - si tant est que pareille animal existe) les seuls vrais lecteurs au monde qu’aurait ce foutu bouquin.

Tu n’exagérais pas. Quelques semaines plus tôt, en décembre, alors que tu t’escrimais déjà sur tes livres-de-médecine-pour-tous et que, pour faire face à l’avenir toujours incertain tu faisais tes comptes sur les entrées prévues (articles commandés, contrats de traduction signés) afin de t’assurer te rassurer, comme chaque mois que Dieu ne fait pas, que tu pourrais payer les traites, rembourser les emprunts et nourrir la marmaille, tu avais ouvert la boîte à lettre dans laquelle le facteur venait de déposer une enveloppe blanche obèse portant logo P.O.L, tu l’avais ouverte, tu avais découvert le fort volume dont on t’avait fait corriger les épreuves quelques semaines auparavant, tu l’avais feuilleté, tu avais vaguement regardé la table des matières les deux pages de remerciements, la dédicace pour voir si tout allait bien et puis tu l’avais plus jeté que posé sur la table en soupirant.

- Qu’y a-t-il ? avait demandé MPJ en te voyant jeter le livre.
Tu as soupiré lourdement.
- Il s’est passé tellement de temps depuis La Vacation que j’en étais venu à croire que j’étais l’homme d’un seul roman. Alors, bon, je suis bien content d’en publier un deuxième, et je suis très heureux que ce soit chez P.O.L mais (Tu as feuilleté une nouvelle fois, soupiré une nouvelle fois) c’est un gros bouquin, long et déprimant...
- Eh bien ?
- Personne ne lira ça.