dimanche 23 janvier 2011

Comment j'ai gagné ma vie (en/d') écrivant, 6


L'aventure du Livre Inter

Mon deuxième roman arrive en librairie au mois de janvier 1998. Quelques semaines plus tard, il fait l’objet (si je me souviens bien) de trois papiers louangeux, le premier - et non le moindre - dans Le Magazine Littéraire. Cet article signé Daniel Martin aura des conséquences considérables, car il incitera Michel Deville à lire le roman et à en faire un film (j’y reviendrai dans le prochain épisode). Le deuxième article paraît dans Les Inrockuptibles, le troisième dans Libération. A cette occasion, j’ai découvert le rite étrange des séances photo. Un peu avant que le livre ne sorte, P.O.L m’a proposé de prendre rendez-vous avec son photographe attitré ; à l'époque, c'est John Foley. Ce n’est pas la première fois qu’on se rencontre : il m’a photographié en 1988 pour La Vacation. Je ne tenais pas à me montrer alors, mais, de toute manière, personne n’a demandé ma photo. John est très grand, très mince, extrêmement courtois et profondément sympathique. Il m’emmène me balader dans les rues les plus calmes du Quartier Latin et sur les bords de la seine, et me fait parler pour me faire oublier qu’il me mitraille. Je passe avec lui deux heures très agréables, sans me douter que mes séances photos sont loin d’être terminées. Car alors même que P.O.L fait faire des photos de tous ceux de ses écrivains qui le veulent bien, les revues et périodiques qui publient des critiques de livres tiennent souvent à publier des photos prises rien que pour ça. Les Inrocks décident de puiser dans le travail de John, mais Libération m’envoie un autre  photographe, et choisira un portrait « romantique » d’un Martin Winckler sans lunettes, la main posée sur son cœur tel un jeune Victor Hugo. Jamais je n’aurais cru, en prenant cette pose, que le quotidien choisirait celle-là ! Au fil des mois, je serai de plus en plus sollicité par des périodiques divers et variés et par des photographes indépendants qui désirent « m’avoir dans leur banque d’images ». Je comprends la nécessité pour les photographes, dans ce monde visuel, de produire leurs propres
images, mais je ne peux pas m'empêcher que pour quelqu'un qui ne vit pas de son image mais de sa plume, prendre la pose est du temps perdu.

En dehors des deux organes de presse cités plus haut, la presse parle peu de La maladie… Cependant, le livre fait son chemin. Les libraires l’apprécient beaucoup et le recommandent à leurs clients. C’est une bonne nouvelle, s’agissant du deuxième roman d’un inconnu.

La sélection pour le Livre Inter, annoncée au mois de mars 1998, si je me souviens bien, est une autre bonne nouvelle. Mon roman fait partie d’une liste de dix titres, retenus par une quarantaine de critiques (dont le nom est tenu secret) parisiens et provinciaux. Les romans récompensés par un prix à l'automne sont exclus de la sélection. Le Livre Inter, cette année-là, sera décerné au début du mois de mai. 

Je connais le Livre Inter, bien sûr : quelques années plus tôt j’ai, comme beaucoup de Français, écrit à deux ou trois reprises des lettres à France Inter dans l'espoir de faire partie du jury. Les vingt-quatre jurés sont des auditeurs, le président est un écrivain. C’est lui, d’ailleurs qui, en début d’année, lance l’appel à participation des lecteurs. Cette année-là, c’est Daniel Pennac, lui-même lauréat du Livre Inter quelques années auparavant, qui assume cette noble fonction.  

Très tôt après la sortie du livre, je suis invité à France Inter pour enregistrer, comme tous les autres écrivains sélectionnés, un des entretiens diffusés chaque matin pour présenter les livres de la sélection. Un autre jour, je suis invité au journal de 13 heures pour répondre aux questions de Gérard Couchelle et de Vincent Josse, l'un des chroniqueurs littéraires d'Inter. Tous deux ont manifestement beaucoup aimé le roman et, si j’en crois ceux de mes proches qui ont écouté l’émission, ça se sentait dans leur voix. Le jour de cet entretien, la responsable du service culturel, Maryse Hazé, m’accueille avec une chaleur impressionnante. Elle a adoré le livre, elle me fait faire le tour de tous les bureaux et me présente à tout le monde.

De mon côté, j’ai peine à croire que je peux remporter le prix. Parmi les autres sélectionnés figurent  entre autres Iégor Gran, auteur d’un premier roman épatant, Ipso Facto, également chez P.O.L, et François Bon (pour Impatience, il me semble). Si je me souviens bien, parmi les noms retenus figurent également François Weyergans, Marc Villard et d’autres écrivains chevronnés. Mon bouquin ne pèse pas bien lourd devant ces pointures. D’autant que c’est le plus long, le plus rébarbatif, le plus déprimant de la liste - litre parle de maladiePersonne ne va lire ça ! 

Je me trompais, et j'en ai la preuve bien avant que le jury du Livre Inter se réunisse. Entre janvier et mai 1998, il se sera vendu presque huit mille exemplaires du roman, ce qui était déjà un beau succès pour le deuxième livre d’un inconnu. Principal responsable de ce succès : le bouche-à-oreille et le travail des libraires – qui, au fond, sont des lecteurs comme les autres : ils veulent gagner leur vie en vendant des livres, bien sûr, mais de préférence les livres qu’ils aiment. Et beaucoup de libraires aiment beaucoup La maladie de Sachs. Or, beaucoup de lecteurs interrogent les libraires avant d’acheter des livres. Et les bons libraires connaissent les goûts de leurs habitués ; ou, s’ils ne les connaissent pas, savent les identifier en les faisant parler de ce qu’ils ont aimé. 

Je devrais souligner que 1998 est, commercialement parlant, une année très différente de ce que sont les années 2010-2011 en matière de vente de livres. La même année, parallèlement aux livres de Paolo Coehlo et de Mary Higgins Clark, best-sellers assurés, un roman de Michel Houellebecq (Les particules élémentaires), un autre de Françoise Chandernagor (La première épouse) vont se vendre à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires, tandis que La première gorgée de bière de Philippe Delerm, publié l’année précédente, est un phénomène de librairie qui dépasse ces chiffres ! L’époque est propice aux livres, beaucoup plus que ces dernières années. 

Le succès initial de La maladie de Sachs est évidemment très gratifiant pour moi. Le livre se vend, ça se voit sur les relevés quotidiens que POL reçoit : il en « sort » (autrement dit : les libraires en commandent) entre 50 et 100 par jour, et les gros vendeurs comme la FNAC en commandent à plusieurs reprises plusieurs centaines.  Les gratifications sont aussi plus personnelles, plus intimes. Un jour, je signe au Mans à la librairie « Plurielles » (anciennement « La Taupe »), ma librairie d’élection depuis que je vis dans la Sarthe. Parmi la dizaine de personnes qui ont entendu parler de mon livre et viennent me le faire signer, entre une jeune femme d’une trentaine d’années accompagnée par ses parents, un couple de sexagénaires.

La jeune femme m’explique : « Je viens de lire votre livre. Je l’ai acheté après vous avoir entendu en parler au journal de Gérard Courchelle. Je suis médecin. Auparavant, j’étais interne en neurologie. Et puis, après avoir fait des remplacements, je n’ai pas voulu être neurologue toute ma vie. J’ai décidé de me tourner vers la médecine générale. Quand j’ai pris cette décision, ma famille s’est étonnée, elle ne comprenait pas pourquoi je voulais changer de spécialité, aller travailler à la campagne, faire des visites à domicile. Et puis, vous avez publié votre livre, je l’ai lu, je l’ai offert à mes parents… » A ses cotés, sa mère prend la parole et ajoute : « Et depuis que je l’ai lu, moi aussi, je comprends… »

D’abord sceptique à l’idée de remporter le Livre Inter, je me mets à y croire. C’est un prix important, le seul que je respecte sans réserve. Même si le président du jury et le 26e membre (le lauréat de l’année précédente) sont écrivains, il est décerné par des lecteurs indépendants. Et, cette année-là, ils voteront sans la double voix du président. Car Daniel Pennac, plusieurs fois sollicité par le service culturel de France Inter pour présider le jury, n’a accepté de présider qu’à la condition expresse de ne pas voter. Il tient à n’avoir aucune influence sur la décision finale.

Les débats du Livre Inter sont enregistrés. Chaque auditeur reçoit, dans les jours qui suivent l’attribution du prix, les cassettes de l’enregistrement. L’une des auditrices membre du jury, quelques mois plus tard, me fera une copie des siennes. Dès le début de la réunion, on entend Pennac expliquer qu’il ne donnera pas son opinion sur les livres – qu’il a tous lus, comme les jurés – et ne votera pas. Pour sa part, Nancy Huston, lauréate de l’année précédente, ne s’exprimera que brièvement, par téléphone, car elle se trouve à l’étranger le jour du vote.  Cette année-là, le prix est attribué à l’issue d’un débat entre les jurés lecteurs, et eux seuls.

S’il ne participe pas aux débats, Daniel Pennac a néanmoins une opinion. Il aura l’occasion de l’exprimer clairement une fois le prix décerné, je ne trahis donc pas un secret en révélant que, quelques semaines avant l’attribution du Livre Inter, il écrit à l’équipe de P.O.L une lettre enthousiaste qui dit en substance (je cite de mémoire) : « Quand j’ai reçu les dix bouquins sélectionnés, j’ai décidé de me débarrasser du plus gros en commençant par lui. Après l’avoir lu, je me suis demandé comment les neuf autres allaient pouvoir l’emporter. »
Il est terriblement bon de recevoir les compliments des lecteurs et d’un écrivain qu’on admire beaucoup. Quand on se met à espérer un succès hypothétique, c’est aussi terriblement douloureux. Quelques jours avant le Prix, je me sens désespéré : personne ne peut jamais prédire à l’avance le résultat d’un vote aussi passionné que celui du Livre Inter. Chaque fois que j’ai entendu des jurés du Prix raconter leurs débats, ils ont insisté sur leur vivacité et le fait que nombreux sont les jurés qui arrivent à France Inter avec « leur » livre et veulent que ce soit celui-là, et pas un autre, qui soit élu. Lorsque deux livres se détachent franchement et séparent les jurés en deux groupes égaux ou presque (ce fut le cas en 1999, Livre Inter dont j’étais le juré d’honneur), les débats se font très vifs et la voix du président, qui compte double, peut faire la différence. Autant dire que rien n’est joué. Or, je me suis mis à croire à ce prix et  à mon livre, mon désir de voir ses qualités reconnues – et avec elles, mes qualités d’écrivain – est très fort, et j’associe intimement ce désir de reconnaissance à la relation que j’avais avec mon père. Le livre lui est – avec trois autres médecins – dédié. Contrairement à ma mère, qui m’a vu publier La Vacation, mon père ne saura jamais que je suis devenu écrivain et que j’ai écrit un roman profondément marqué par ce qu’il m’a enseigné et légué symboliquement. J’ai toujours eu le sentiment que ses qualités humaines n’étaient pas reconnues à leur juste valeur. Or, ce livre est écrit à sa mémoire, Bruno Sachs est habité par le douloureux mélange d’humanité et de tristesse que je voyais en lui. Et je suis pris d’un sentiment de désespoir très intense à l’idée que, très probablement, le Livre Inter sera attribué à un autre livre que le mien, car ni le soutien des libraires et des lecteurs, ni l’appréciation de Daniel Pennac ne garantissent en rien que les vingt-quatre jurés seront du même avis qu’eux. D’ailleurs, si j’étais juré au Livre Inter, je ne voudrais pas que quiconque – libraire ou écrivain ou autre lecteur – influe sur mon choix.

Je me sens tellement désespéré que j’écris à Paul pour lui faire part de mon abattement, et il me répond, une fois encore, avec amitié et intelligence (il l’a déjà fait, il le fera encore). Aucun prix n’a valeur absolue et le Livre Inter n’échappe pas à cette réalité ; s’il couronne un roman, il ne dit rien des qualités de son auteur ; s’il met un écrivain en valeur, il ne dit rien de ce qu’il a écrit ou écrira ensuite. C’est un accident, non un jugement définitif. Et il ajoute : « Venez passer la soirée à Paris avec Jean-Paul et moi le dimanche où le Jury se réunit. Si vous remportez le Prix on ira dîner avec les jurés. Sinon, on noiera notre chagrin dans des alcools divers et variés. »
Ce message me réconforte et contribue à lever mon angoisse et le sentiment d’indignité que je ressens en désirant si fort ce prix et en me sentant si abattu à l’idée de ne pas le recevoir. Le jour dit, je me rends à Paris, très détendu à l’idée que, de toute manière, je vais passer une soirée avec deux amis.

Après une attente que mes hôtes trouvent longue mais que je ne vois pas passer, car l’apéro m’a mis en verve et je me suis mis à beaucoup parler (on n’a jamais besoin de me pousser, faut dire…) le téléphone sonne. Un membre du service culturel de France Inter nous annonce que le jury vient de nous attribuer le Livre Inter.

Je dis « nous » car à mes yeux, publier chez P.O.L a toujours été une entreprise collective. J’ai raconté ailleurs sur ce blog l’histoire de ma relation personnelle avec Paul Otchakovsky-Laurens, mais je ne dirai jamais assez combien l’atmosphère de la maison et les relations que j’entretiens avec chacun de ses cinq membres et certains de ses écrivains est, en elle-même, essentielle à mon travail. C’était vrai avant que je devienne un écrivain connu, ça l’est encore plus depuis. Comme je l’ai dit à de nombreuses reprises, pour tous les écrivains P.O.L qu’il m’est arrivé de rencontrer, le succès d’un auteur de la maison n’est pas seulement le succès de l’auteur, mais celui de toute la maison. Les succès passés ou récents de René Belletto, Marie Darrieussecq, Emmanuel Carrère, Emmanuelle Pagano, Atiq Rahimi, Iégor Gran, Robert Bobert et bien d’autres m’ont fait chaud au cœur car ils ont permis à la maison de continuer à publier en restant dans la ligne exigeante de Paul. Lorsque Paul a répondu au téléphone, ce soir là, il a levé le bras et dit « On l’a. » Et on a tous sauté de joie. Je me suis empressé d’appeler MPJ pour la prévenir (nos grands l’entouraient et étaient tout excités eux aussi) et puis, tout guillerets, nous nous sommes rendus à la maison de la radio.               

Dans un grand hall où l’on avait installé de grandes tables rondes, les vingt-quatre jurés, l’équipe du service culturel d’Inter et quelques invités nous ont accueilli avec beaucoup de chaleur. Evidemment, j’étais euphorique et je n’arrêtais pas de parler. (Plus tard, deux jurés qui n’avaient pas voté pour (ou pas aimé) mon livre m’ont même dit avec le sourire : « Ca fait plaisir de voir à quel point vous êtes heureux, ça nous console… »)

Je me souviens du plaisir de Daniel Pennac, qui n’avait rien laissé entendre de ses préférences (les jurés me l’ont confirmé ce soir-là et j’ai pu le vérifier en écoutant l’enregistrement des débats quelques semaines plus tard), de s’être senti plus lecteur qu’écrivain en voyant que La maladie… était plébiscitée par les jurés. Je me souviens aussi (et ça me fait vraiment marrer, aujourd’hui) de la poignée de main et des paroles du  Président de Radio-France et de Jean-Luc Hees (alors directeur de France Inter) me félicitant « officiellement ». Mais je ne me souviens plus très bien du reste de la soirée, ni bien sûr de la nuit, perdue dans les brumes du champagne et des conversations.

Je me souviens en revanche très bien de l’annonce du Livre Inter le lendemain midi à la fin du journal de 13 heures. Daniel Pennac annonce le titre du roman couronné par le Livre Inter, plusieurs jurés parlent des débats et, en me passant la parole, Gérard Courchelle me demande ce que je ressens. Je réponds que je suis extrêmement honoré de recevoir le plus grand prix de lecteurs existant en France et que, vieil auditeur d’Inter, j’ai déjà plusieurs fois écrit pour faire partie du jury. En vain. Mais cette fois-ci, j’ai écrit une lettre de cinq cents pages et je vais enfin pouvoir être juré… l’année prochaine. A la fin de la conversation, Courchelle me dit : « Je crois que vous êtes un grand amateur de la série Urgences ? » Il l’a dit sur un ton amical mais amusé, faisant ainsi allusion à la présence de l’auteur et des personnages d’Urgences dans les remerciements du roman. Je réponds, avec un sérieux qui le surprend sans doute, qu’Urgences est une immense série, à laquelle j’ai déjà consacré plusieurs articles importants (dans Génération Séries et dans Les Nouvelles séries 1996-1997) et qu’à mes yeux la fiction télévisée est une forme d’expression artistique à part entière, qui mériterait plus de respect.

J’ai répondu cela du tac au tac, sans me poser de questions. Cette phrase me sera de nombreuses fois rappelée par des lecteurs venus me rencontrer dans les salons du livre et les librairies pendant les mois qui suivent. Des hommes et des femmes de tous les âges s’approcheront de moi timidement, un exemplaire de Génération Séries ou un volume des éditions Huitième Art à la main en me demandant si « je veux bien » le dédicacer. Et, chaque fois, ils me diront en substance : « Avant que vous vous exprimiez ainsi sur l’antenne de France Inter, j’avais honte de dire que je regardais des séries télévisées. Entendre un écrivain reconnu dire que regarder des séries n’est pas ridicule ou stupide, ça m’a fait un bien fou. »

Ces confidences m’ont mis du baume au cœur. De même que Georges Perec m’avait, sans le savoir, déculpabilisé d’avoir lu essentiellement de la littérature populaire, je pouvais à mon tour déculpabiliser des spectateurs de leur goût pour la fiction télévisée.
Vous me direz que ce genre de gratification semble secondaire en regard de la célébrité qu’apporte un prix littéraire, mais comme je l’ai expliqué dans les épisodes précédents, ma « carrière » de critique de télévision a pris beaucoup de relief parallèlement à mon succès d’écrivain. Les deux séries de souvenirs sont par conséquent très liées.

D’où vient le succès ? Il ne fait aucun doute que le Livre Inter a beaucoup fait pour La maladie de Sachs, pour moi et pour la maison P.O.L. Du jour au lendemain, le roman – qui se vendait déjà très bien, pour le bouquin d’un inconnu – s’est mis à partir comme des petits pains. On le trouvait partout en France, y compris dans les tout petits points de vente de livre des plus petits villages. Tous les matins à neuf heures, pendant des mois, Paul ou Jean-Paul m’appelaient pour me dire : « Il en est sorti (un chiffre astronomique), on en réimprime (un chiffre encore plus astronomique). » Et on se mettait à rire comme des baleines. C’était le rire des enfants qui n’en reviennent pas de ce qui leur arrive. Un jour, Paul me présente un écrivain qu’il publiait déjà bien avant de fonder P.O.L. L’écrivain en question (dont j’étais un lecteur depuis longtemps…) me dit avec un grand sourire « Ah, c’est vous qui nous nourrissez, à présent ! » Et je me sens fier de pouvoir contribuer, à mon tour, à la renommée et à la santé de la maison.

Je peux savourer le succès avec d’autant plus de plaisir et d’autant moins d’arrières-pensées que, une fois encore, il s’agit du Livre Inter, non d’un prix remis par un jury inamovible, toujours suspect d’avoir été influencé. D’ailleurs, en dehors des trois articles mentionnés au début de ce texte, la plupart des médias « institutionnels » consacrés aux livres n’ont pas, ou peu, parlé de La maladie de Sachs. Le succès populaire d’un livre publié par P.O.L semble en surprendre plus d’un. Certains critiques, d’ailleurs, ne cachaient pas leur perplexité. Daniel Pennac me confiera avoir entendu un critique renommé parler de mon roman, en le qualifiant de « livre de plage » (il est vrai qu’on le lut beaucoup sur les plages, cet été-là et je me souviens à plusieurs reprises avoir signé avec plaisir des exemplaires encore pleins de grains de sable…) ; un autre critique confie à Pennac qu’il ne comprend pas que tant de lecteurs lisent un livre « aussi difficile ». Ce à quoi Pennac répond : « Si vous pensez qu’il est difficile, c’est parce que vous ne l’avez pas lu. » Dans Le Monde, le seul article important qui le mentionnera ne le fera pas dans le cadre du Monde des Livres, mais en aparté, au mois de juillet 1998, deux mois après le Prix, essentiellement pour faire part de sa surprise. (Voir cet article.) Dans Télérama, il faudra attendre septembre pour qu’un entrefilet dise à peu près « Bon, vu le succès, vous l’avez sûrement déjà lu, mais on voulait vous dire qu’on l’aime aussi beaucoup, ce livre… ». La respectable revue Le Matricule des Anges (créée en 1992) n’y fera aucune allusion. Quand à Lire, Daniel Pennac y publiera, le mois suivant le Livre Inter, une chronique qui exprime clairement son appréciation personnelle du roman, mais c’est le seul article que le magazine consacrera au roman (ou d’ailleurs à la quasi-totalité de mes livres par la suite…), et il s’agit d’un "coup de coeur", non d’une critique à proprement parler. (Et non, La maladie de Sachs ne figure pas dans la liste des « vingt meilleurs livres de l’année » élus par Lire en 1998.) 

Autre anecdote significative : aucune des émissions télévisées littéraires de l’époque ne m’invitera à parler de mon livre. En septembre 1998, pour sa rentrée, Bernard Pivot consacre le premier « Bouillon de Culture » de la saison à des médecins-écrivains et à des livres consacrés à des médecins. Quand j’en entends parler, je pense naïvement être invité, mais ce ne sera pas le cas. Bernard Pivot se contentera de citer à la fin de l’émission « le livre dont tout le monde a déjà entendu parler ». Au cours des dix années qui suivront, je ne serai jamais invité dans une émission littéraire télévisée pour parler d’un de mes romans, à l’exception de Un livre, un jour, l’émission-vignette de trois minutes diffusée chaque jour sur F3.

On ne peut donc pas dire que le succès de Sachs (pas plus que ma notoriété ultérieure) soit dû aux émissions littéraires. Il n’est pas dû non plus à la seule influence de France inter. Certes, la chaîne se fait l’écho du livre qui porte son label, mais elle l’a fait pour tous les lauréats, et aucun des livres primés auparavant ou par la suite n’a remporté de succès comparable en termes de ventes. Ajoutons que parmi les huit romans que j’ai publiés depuis 2004, trois ont rencontré un franc succès (plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires vendus), sans qu’aucun ait fait l’objet du soutien de la télévision ou de France Inter. Mon dernier roman en date, Le Chœur des femmes, a été chroniqué favorablement par de nombreux journaux et blogs mais (sauf erreur) par aucun média audio-visuel classique. Une fois encore, son succès (60 000 exemplaires vendus, ce qui est considérable pour l’économie du livre de 2009) s’explique essentiellement par le travail des libraires et le bouche-à-oreille. J’en viens à me demander combien de livres, aujourd’hui, doivent leur succès à la télévision ou à la radio…

Quand, en 1998, on me demandait comment j’expliquais le succès de mon roman, je répondais en souriant : « C’est peut-être parce que la maladie de Sachs est une maladie contagieuse… »
Plus sérieusement, je pense que le succès d’un livre ne peut pas s’expliquer simplement. Il est le produit d’un faisceau de circonstances. La nature et le contenu du livre en font partie, ainsi que la personnalité de l’auteur mais les conditions économiques, les préoccupations collectives du moment, les libraires, les lecteurs eux-mêmes sont des éléments déterminants impossibles à mesurer. Pour comparer ce qui est comparable : La première gorgée de bière (qui s’est vendu beaucoup plus que La maladie) n’avait bénéficié d’aucun écho particulier dans les médias avant de rencontrer son nombreux public, tandis que le succès des Particules élémentaires (qui, en édition courante du moins, ne s’est pas vendu autant que Sachs) fut la conséquence d’un lancement extrêmement bien planifié par son éditeur, d’un support médiatique massif – alimenté par les controverses autour de l’attribution du Goncourt - et d’un bouche-à-oreille indéniable. (Peu importe ce qu’on peut penser des Particules élémentaires, il serait insultant et stupide de dire qu’il ne s’est vendu que parce qu’il faisait scandale. Il n’aurait jamais eu ce succès s’il n’avait pas touché un grand nombre de lecteurs, en France et ailleurs.)

Quoi qu’il en soit, le succès recontré par mon livre a fait de moi, du jour au lendemain, un écrivain connu et sollicité. Ce qui signifiait deux choses : d’une part, que j’allais être être appelé à faire acte de présence et à donner mon avis à d’innombrables occasions ; d’autre part, que j’allais désormais avoir beaucoup de travail.  

Pendant les dix années qui ont suivi, j’ai publié beaucoup, beaucoup, beaucoup. Je reviendrai sur les multiples raisons de cette hyperactivité éditoriale, mais à l’époque, le succès a très vite déclenché deux réflexions. D’abord, et en sachant qu’il s’agissait très certainement de circonstances favorables, j’ai pensé que pareil succès colossal de ce roman (330 000 exemplaires en édition P.O.L, cent mille chez France-Loisirs, plus de cent mille en poche, une quinzaine de traductions, un film !), ne m’arriverait plus jamais. Ensuite, j’avais en tête plusieurs livres qui me tenaient à cœur et que je n’avais jamais pu écrire auparavant. Je me suis dit : « C’est le moment de t’y mettre. »

Et c’est ce que j’ai fait.

(A suivre…)