samedi 13 novembre 2010

Débuts de romans, 10 - par Thierry V. (Exercice n°15)


1
Ce n’est qu’une question d’équilibre. Tu te tiens méthodiquement sur le rebord du toit. La hauteur du gratte-ciel est impressionnante, mais tu restes droit car tu hésites. Tu peux sauter, tu vas le faire, ce n’est pas la question. Tu iras t’écraser sur le parvis de marbre, tu t’étaleras comme un sac de farine entre les deux tours. Mais tu dois faire un choix : te déplacer légèrement sur ta gauche te donne la possibilité d’atterrir sur la baraque de la vendeuse de sandwiches, qui ne t’accorde jamais un regard ; un pas sur ta droite et tu recolores pendant quelques heures le bassin et son eau bleu faïence. Tu prends ton portefeuille, dans lequel quelques tickets de métro se battent avec un malheureux billet. Tu jettes les tickets, qui tourbillonnent comme des imbéciles dans l'air saturé d'humidité, et tu gardes le billet. Tu ne veux pas mourir sans argent. Les graviers du toit craquent. Tu tournes légèrement la tête et aperçois un chat qui s'approche de toi, toujours le même. Il s'arrête et attend. Tu te concentres à nouveau. Quel que soit ton choix, tu peux sauter. Tu l’as déjà fait la semaine dernière, tu le referas la semaine prochaine, tu sais que ça ne changera rien.

2
Avant d'arriver jusqu'au magnat de l'immobilier du vingt-deuxième étage, qui comptait l'engager sur une affaire compliquée, Jerricho Mass dut passer le contrôle du rez-de-chaussée du building, un contrôle assez humiliant lorsqu’il vida ses poches de ses indiscrétions : deux billets de cinéma datant d’un rendez-vous calamiteux où était projeté un remake japonais d’Une étoile est née, un paquet de chewing-gums humides et collants, un ancien paquet de Kleenex de sous-marque, protégeant discrètement ce qui pourrait passer pour de la farine et une carte postale pliée en quatre, sur laquelle un chat ahuri se pendait à un arbre au-dessus de l’inscription « Accroche-toi » suivie d’un « bébé ! » rayé et remplacé par un « crétin !!! » et signé par une « Graziella » à l’écriture tremblotante. Les deux vigiles, qui ne lui adressaient pas un regard, se gondolaient à la vue de la carte, jusqu’au moment où, dans un demi-sourire de circonstance, Jerricho reconnu le plus grand des deux, passé il y a quelques semaines dans une émission de nuit sur les hémorroïdes. Jerricho récupéra ses petites affaires et gagna l’ascenseur en sifflotant l’air de Guantanamo Tcha-Tcha, utilisé depuis peu dans une publicité pour une crème rectale révolutionnaire, air qui poussa le vigile sorti de l’anonymat dans quelques amers regrets.

3

Je viens de quitter le 39ème étage d’un building de banlieue pour le 4ème étage d’un immeuble parisien. Mon ascension sociale est inverse au nombre de mètres carrés que j’occupe désormais. Les gens de l’immeuble ont l’air d’être sortis d’une publicité pour une soupe saveur tradition bio. Ils sont généralement artistes ou juste indépendants. S’ils n’ont aucun renseignement sur votre statut social, ils vous croisent sans vous adresser un regard. Ils ont parfois des tickets de métro sur eux, car ils ne le prennent qu’occasionnellement. Certains possèdent des chats assez gras et forcément câlins, qui sortent dans la cours intérieure avec leurs enfants, et tout ce petit monde joue avec application son rôle dans ce film tiré d’un scénario inédit de Marcel Carné. En tant que sociologue, je me régale. En tant que cinéphile, j’ai des angoisses. Mais ce n’est ni l’immeuble, ni vraiment ces gens, ni cet appartement mal insonorisé qui découpe mon sommeil en tranches fines, c’est ce placard incrusté à même le mur de ma pièce principale. Je n’y ai rien entreposé pour le moment, au vu de l’humidité qui se dégage des murs intérieurs. Mais je sais que quelque chose en sort chaque nuit. Hier, j’ai presque vidé un paquet de farine à l’intérieur et à l’extérieur du placard. Et ce matin, il y avait clairement des traces de pas, de petits pas, comme ceux d’un enfant, des traces blanchâtres qui parsemaient mon parquet, déjà en triste état.