lundi 15 novembre 2010

Comment j'ai gagné ma vie (en/d') écrivant, 3


3e épisode : De Comics en Séries

En 1992 ou 1993, un jeune éditeur nommé Didier Pasamonik me contacte (par l’intermédiaire de Que Choisir, je pense) et me propose de réaliser un petit bouquin que lui a commandé un groupement de pharmaciens. Il s'agit d'un guide des médicaments incompatibles avec l'alcool. Je lui dis que je suis prêt à le faire, bien sûr, et il me propose de le rencontrer. Quand j’arrive dans son bureau, je découvre des affiches de comic-books. Je lui demande s’il en édite aussi. Il me répond qu’il lance une collection pour un fabriquant français de jeux vidéos. En effet, la maison américaine de comics Dark Horse dispose de la licence de nombreux personnages de jeux et la boîte française y voit une nouvelle source de profit en relation avec les jeux qu’elle-même commercialise. J’explique à Didier que je suis traducteur et que s’il en cherche un… Il me répond qu’il en a déjà un, très occupé, et que ça n’est pas de refus. Pendant les quelques années qui vont suivre, je vais régulièrement traduire, de l’anglais au français, des comics divers et variés, mettant en scène des personnages très connus ou très à la mode dans le monde des comics et des jeux à ce moment-là (The Mask, Predator, James Bond, Star Wars, Grendel, Alien…) et les premières adaptations de certains mangas, déjà traduits aux Etats-Unis, mais pas encore en France : Caravan Kidd, Outlanders

Comme j’ai bouffé des comics en quantité industrielle entre 1966 et 1977, je n’ai aucune difficulté à trouver la bonne longueur et le ton qui convient pour traduire ces textes bourrés d’expressions de tous les jours, mais aussi de mots-valises ou de « technobabble », le vocabulaire pseudo-scientifique inventé par la série Star Trek qu’utilisent deux techniciens penchés sur un moteur de fusée en panne :
- Damn ! Le cyclotron positronique a grillé, on est foutus !!!
- Non ! Attends ! Si je réaligne les vecteurs luminoiridescents sans faire fondre le bouclier de confinement, ça nous donnera assez d’énergie pour remettre les réacteurs à plasma en phase et l’orage magnétique nous éjectera hors du champ de gravitation du trou noir.
– Tu crois ? 

Je suis payé à la page, au tarif syndical de l’époque qui avait cours dans le milieu de la BD. Comme la boîte de jeux vidéo veut lancer ses albums le plus vite possible, et comme je travaille très vite, on m’envoie beaucoup d’albums à traduire. Pendant deux ou trois ans, j’arrondis mes fins de mois en alternant comics et articles médicaux. De plus, on m’envoie les albums à parution, ce qui fait le bonheur de mes enfants, bien entendu. Ils sont eux-mêmes la première génération d’enfants qui grandissent avec les jeux vidéos et ils ne manquent pas de BD à la maison, mais montrer aux copains une BD traduite par papa, c’est vraiment la classe.

Traduire de la BD est vraiment de l’écriture sous contrainte. Non seulement de style (il faut respecter celui de l’original) mais de longueur. Quand on traduit de l’anglais en français, on écrit entre 20 et 30 % « plus long » (en nombre de signes). L’anglais est plus bref, beaucoup de mots sont plus courts, et les anglo-saxons raffolent d’acronymes, y compris dans les expressions courantes : ASAP signifie « As Soon As Possible », DOA « Dead on Arrival » et les deux acronymes s’utilisent telles quelles dans le langage parlé. Je suis donc obligé d’adapter. ASAP devient « Fissa » et DOA, « DCD ». Plus que de l’adaptation, la traduction de comic-books est souvent une re-création. 

De nombreuses années plus tard en 2004, j’aurai l’occasion de traduire de nouveau des comics. L’éditeur de Semic France, qui distribue alors encore les comics de DC (la firme propriétaires des personnages de Batman et Superman), a décidé de publier un recueil des aventures de Batman dessinés par Neal Adams, l’un des plus grands dessinateurs des années 70.  Il connaît mon intérêt pour les comic-books (j’ai écrit entretemps un grand livre sur les super-héros) et me propose d’écrire une préface. Je lui demande qui traduit et, comme il ne le sait pas encore, je propose de le faire : les histoires qu’il va publier, je les ai lues quand j’avais 12 ou 13 ans. Les traduire (pour certaines, les retraduire correctement, car les éditions de BD étrangères en fascicule bon marché, dans les années 60 étaient plutôt bâclées) c’est une occasion de renouer avec mon enfance. Et pour rester dans le ton de l’époque, ma traduction essaiera de retrouver le vocabulaire et le ton des années 60, celui que je lisais dans les romans pour la jeunesse et les récits de science-fiction… C’est probablement de ce recueil (Batman par Adams, Semic, 2005) que je suis le plus fier, mais malheureusement, je crois qu’il est désormais introuvable, la maison d’édition lyonnaise ayant perdu les droits des personnages au profit d’une multinationale italienne.  

Ma collaboration avec le fabriquant de jeux vidéos (que je ne verrai jamais et avec qui je serai toujours en contact par téléphone puis par courriel) se terminera de manière un peu abrupte,  deux ou trois ans plus tard. Pour des raisons que j’ignore, mon employeur me paye de manière de plus en plus irrégulière au point qu’arrive un jour où je refuse de continuer mes traductions pour lui : il me doit environ 16.000 francs (2500 €) de l’époque. J’ai beau le relancer, rien n’y fait : on me promet un chèque qui n’arrive jamais, et pendant ce temps, moi, je mange mon frein en me demandant comment je vais payer mes traites.

On est en 1995 ou 1996, MPJ et moi avons acheté une maison suffisamment grande pour y loger nos 7 enfants (les cinq nés de nos premiers mariages et les jumeaux, nés en 1993 après deux ans de vie commune et mon départ du cabinet médical). Le remboursement de cette maison est notre priorité (avec l’alimentation, les vêtements, les transports…). Nous travaillons tous les deux, mais nous n’avons pas un sou d’avance.

Comment faire pour récupérer le juste salaire d’un travail que j’ai fait avec d’autant plus de sérieux qu’il est un des plus agréables qu’on m’ait confiés ?
Le pire qu’on puisse faire à un commerçant c’est d’altérer son image…  Dans l’espoir de faire céder mon mauvais payeur, je bluffe : je lui explique que je travaille à Que Choisir et dans plusieurs revues d’informatique qui publient des revues des jeux  qu’il conçoit et commercialise et que s’il ne me verse pas ce qu’il me doit dans la semaine, il aura droit à la pire campagne de contre-publicité du siècle. Et vous savez quoi ? Le jour même où j’envoie mon courriel (je vous jure !) un message m’informe que le chèque vient de partir. Ce souvenir précis d’échange de courriel me permet de parler de mes premiers pas sur l’Internet.

D'abord, une précision : je parle toujours de « L’Internet » ou du « Web » à l’américaine (« The Internet », « The (World Wide) Web ») et non « Internet » à la française, comme s’il s’agissait d’une entité souveraine (« Dieu », « De Gaulle », « Matignon »…). Certains me disent que c’est snob, je pense que c’est en fait plus juste. Le terme désigne le « Réseau des Réseaux », le système qui a permis à tous les réseaux de s’interfacer, je pense qu’il mérite un article. Régulièrement, je suis obligé de batailler avec les correcteurs de mes livres qui corrigent mon « L’Internet » en « Internet » et ça m’horripile prodigieusement. On a ses petites manies.

J’ai eu ma première adresse électronique en 1993 ou 1994. Le serveur, Compuserve, aujourd’hui disparu, est alors l’un des plus populaires d’Amérique. Je ne sais plus pourquoi je m’y abonne, mais je le fais dès que je le peux, c’est à dire dès que je peux m’acheter un modem (l’internet passait alors encore par les lignes téléphoniques classiques, via un modem interne installé sur l’ordinateur) et me payer l’abonnement. Au début, les services proposent surtout des informations internationales, des logiciels gratuits à télécharge, l’e-mail bien sûr, mais aussi des forums d’utilisateurs ou d’amateurs : les groupes « alt ». On ne communique pas encore en « chat » comme on le fait couramment aujourd’hui, mais par l’intermédiaire de « mailing lists » : les membres envoient des messages à un modérateur, qui les réexpédie groupés à l’ensemble de la liste. Je m’intéresse essentiellement, à cette époque-là aux forums d’informatique domestique qui peuvent m’aider à améliorer ma connaissance des machines et des logiciels, mais un forum en particulier prendra rapidement une grande importance.  Mais n’anticipons pas.

En 1989, l’année où j’ai publié La Vacation,  je suis tombé sur un livre sensationnel. C’est un beau livre, dans le style des livres de cinéma, richement illustré, mais consacré à une série télévisée. Le Prisonnier, chef-d’œuvre télévisionnaire est signé d’un duo qui m’est jusque là inconnu, Alain Carrazé et Hélène Oswald, et publié chez une maison d’éditions manifestement nouvelle : 8eArt. Un an plus tard, Carrazé récidive avec Jean-Luc Putheaud et Chapeau Melon et Bottes de Cuir. Des gens qui respectent les séries et ressuscitent de pareille manière les classiques télé de mon enfance sont inévitablement des gens intelligents. Je me suis acheté un magnétoscope en 1982 (après la naissance de mon premier enfant…) et, au milieu des annes 80, l’apparition des chaînes privées et en particulier de Canal et de « La 5 » a permis aux spectateurs français de découvrir des séries inconnues et aux nostalgiques comme moi de revoir leurs séries d’antan. 

J’ai enregistré et revu tout Mission : Impossible (malgré une diffusion dans le désordre le plus total) et j’ai acheté en Allemagne, à la sortie de la version allemande de La Vacation l’extrordinaire The Mission : Impossible Dossier, ouvrage hyperdocumenté du journaliste Patrick White qui raconte par le menu toute la production de la série. M : I (1966-1973) était ma série préférée quand j’avais 12 ou 13 ans. Vingt-cinq ans plus tard, elle n’a rien perdu de sa force narrative et de son intelligence. 

Je prends la plume (enfin, le clavier) et j’écris aux éditeurs de 8e Art en leur disant, en substance, ceci : « Je vous remercie du travail que vous avez déjà accompli. Etant donné la mauvaise réputation des séries américaines, je comprends que vous ayez voulu commencer vos publications par des séries classiques britanniques. J’espère que vous serez amené à traverser l’Atlantique. La série classique par laquelle vous devez commencer, c’est Mission : Impossible et voici pourquoi. » Et je termine ma lettre par une description critique de plusieurs pages. Fin 1991, je reçois un coup de fil d’Alain Carrazé qui me propose de le rencontrer et me dit : « Les lecteurs de 8eArt, à qui nous demandons de nous suggérer quelles séries traiter, nous réclament en majorité Mission : Impossible. Nous avons lu votre lettre avec attention. Voudriez-vous co-écrire le livre avec moi ? »  

Je suis allé le voir très vite. Il m’a présenté Hélène et Pierre Jean Oswald. Leur travail d’éditeurs militants dans plusieurs maisons créées par eux au cours de la deuxième moitié du 20e siècle (Editions Oswald, Nouvelles éditions Oswald/NéO) avait permis de découvrir ou redécouvrir de nombreux auteurs de roman policier, de science-fiction et de littérature fantastique, en particulier grâce à la collection « Le Miroir Obscur ». Après la fin de NéO, leur aventure se poursuivait dans la nouvelle entreprise, modeste mais très courageuse qu’était 8eArt. Entre Pierre Jean, Hélène et moi, la sympathie et l’amitié ont été immédiates. Je n’étais qu’un jeune écrivain, auteur alors d’un seul roman, mais ils m’ont tout de suite adopté, comme l’avaient fait Daniel Zimmermann et Claude Pujade-Renaud quelques années auparavant. Pour eux, j’ai tout de suite été un écrivain et non un simple « fan de séries ». Et le premier livre que j’ai fait pour 8eArt m’est d’autant plus cher qu’il serait impossible à faire aujourd’hui.

Car PJ et H ne voulaient pas publier des livres « pour les fans », mais de beaux livres contenant des textes de qualité. Hélène était tombée amoureuse du Prisonnier et c’est ce qui avait lancé leur nouvelle aventure éditoriale. Mais auparavant, elle regardait peu la télévision et considérait (comme beaucoup d’intellectuels) que les séries étaient des sous-œuvres de mauvaise qualité. Depuis leur rencontre avec Alain Carrazé, qui en avait une connaissance encyclopédique et portait un jugement critique souvent très fin quant à la qualité des productions, les Oswald s’étaient mis à regarder des séries ; ils venaient de publier Destination Danger (série britannique qui avait lancé Patrick McGoohan, le créateur, producteur et acteur du Prisonnier) et en préparaient un autre consacré à Amicalement Vôtre, une série mineure mais très populaire en France à l’époque, et envisageaient déjà une… série de livres décrivant les meilleures œuvres du genre. 

Mission : Impossible, dont j’écrivis toutes les parties analytiques et descriptives (les trois quarts du livre) tandis qu’Alain se chargeait de l’histoire de la production et d’interviews exclusives avec quatre de ses cinq acteurs principaux, fut la cinquième monographie 8eArt. Ce fut aussi la dernière, malheureusement, mais c’est le plus beau livre, esthétiquement parlant, qu’il m’ait été donné de publier. Car la description détaillée des thèmes de la série, le « découpage d’un épisode typique », le travail d’analyse épisode par épisode (il y en eut 171 dans les années 60, 35 lors de la reprise de la série en 1988), les entretiens exclusifs et l’historique de la production sont illustrés de magnifiques photographies que nous envoyèrent un grand nombre de collectionneurs privés et que même les comédiens n’avaient jamais vues. Si je me souviens bien, le tirage était limité (5000 exemplaires) et comme tous les livres 8eArt, l’ouvrage fut vendu par souscription. Les premiers souscripteurs (et les auteurs) eurent droit à une photographie numérotée ne figurant pas dans l’ouvrage. Comme Alain, j’eus droit à une vingtaine d’exemplaires. Chacun des cinq acteurs de la série originelle eut droit aussi à son exemplaire. Barbara Bain (‘Cinnamon Carter’) et Greg Morris (‘Barney Collier’) nous firent l’honneur de nous écrire pour nous remercier. Grâce à Alain, j’eus l’occasion de rencontrer et d’interroger Martin Landau (‘Rollin Hand’) lors d’un passage à Paris… et de lui faire signer l’exemplaire de MPJ (ils ont en effet un point commun…)

Tout ceci pour dire que l’histoire de ma relation écrite avec les séries a commencé par la réalisation d’un rêve d’adolescent. Un rêve que j’ai eu tard (je n’aurais jamais imaginé, en 1968, rencontrer les acteurs de ma série préférée) mais que j’ai pu transformer en un travail de création. Si notre Mission : Impossible n’est pas la mine d’information que reste le livre de Patrick White, ça n’en est pas moins l’un des livres les plus beaux et les plus littéraires qu’on ait jamais consacré à une grande série.

Ma carrière de critique de séries télévisées ne faisait que commencer. Elle allait se poursuivre avec d’autres livres 8eArt mais aussi ma collaboration à deux revues : le trimestriel Génération Séries et l’hebdomadaire Télécâble Satellite Hebdo.

(A suivre…)