lundi 31 mars 2014

Le métier d'écrivant (19) - "Vraicrivains" et écrivants, manuscrits et préfaces

Pendant longtemps vous n'avez pas parlé de votre activité d'écriture.
Quand est-ce que ça a changé ? 


En 2009, quelques mois avant de commencer ce blog. Auparavant, j’étais assez inhibé sur ce point. J’ai longtemps cru que je n’avais pas le droit d’écrire hors de la médecine et du soin. Et comme on ne me posait jamais de question sur la manière dont j’écrivais des romans, j’en avais conclu que ce que j’avais à dire sur l’écriture n’avait aucun intérêt pour personne, et qu’aborder le sujet serait de la vanité. Comme j’étais qualifié de « médecin-écrivain » et que certains suggéraient que je ne pourrais pas écrire grand-chose d’autre, je me disais que je n’étais pas « vraiment » écrivain. Je me retrouve un peu dans le mépris que les critiques adressent implicitement ou explicitement à des auteurs grand public. Pour ces critiques, les auteurs à succès qu'ils n'ont pas reconnu, découverts ou adoubés sont pas des vraicrivains, et leur succès colossal témoigne seulement du « manque d’éducation » des lecteurs. C'est très méprisant. Dans leur esprit, ce qui est populaire est mauvais. Alors que les critères de la « bonne » littérature, personne n’est capable de les définir, sinon en se fondant sur le critère le plus élitiste qui soit : la langue. C’est d’ailleurs pour ça qu’en France on parle de « littérature » (autrement dit, des productions produites par des lettrés, dont la langue est outil et reflet de leur statut), tandis que dans le monde anglo-saxon on parle de fiction et de non fiction, tandis que literature désigne tout ce qui est écrit.

En France, il y a donc un débat constant (implicite ou explicite) sur le fait qu’un auteur de livre est ou n’est pas un écrivain. La phrase la plus cliché qu’on peut lire dans les critiques des hebdomadaires est d’ailleurs : « … ce livre est celui d’un vrai écrivain » comme s’il y en avait de faux, ou comme s’il fallait préciser que maintenant, l’auteur est devenu un vraicrivain alors qu’auparavant il était seulement en voie de le devenir.

Forcément, c’est énervant, surtout quand on voit que ces « subtilités » introduisent toute une hiérarchie à l’intérieur des productions écrites. Il y a la littérature « blanche », et puis les sous-genres, et quand quelqu’un rencontre un succès public important alors qu’il relève d’un de ces sous-genres (ou d’un sous-sous genre…) beaucoup de critiques parisiens ont du mal à le qualifier. Ils essaient de le reclasser, alors qu’il ou elle ne s’y prête vraiment pas. C’est ce que j'ai ressenti en lisant un article de Michel Contat, paru dans Le Monde pendant l’été 1998, après le succès de La Maladie de Sachs, et que j’ai reproduit (et "commenté") sur ce site.

Ayant tout ça en tête, j’étais bien sûr un peu hésitant à parler de mon travail d’écriture,
puisque je n’étais pas un vraicrivain. Et puis, après mon arrivée à Montréal, je me suis dit que c’était idiot. Si beaucoup de gens ont envie de savoir en quoi consiste le métier de médecin, beaucoup (et parfois les mêmes) ont envie de connaître aussi le quotidien d’un professionnel de l’écrit. Et c’était mon cas. J’étais très heureux d’apprendre que Fredric Brown était payé deux cents le mot quand il écrivait une nouvelle de science-fiction et que Stephen King était janitor, concierge dans un fast-food – ou quelque chose d’approchant – avant qu’on publie son premier roman. J’ai été ravi de voir dansun documentaire que Ray Bradbury, pour une nouvelle dans laquelle un personnage converse au téléphone avec une voix fantôme, s’en va visiter un central téléphonique pour voir comment les appels sont triés et redirigés…

J’adorais lire les recueils d’Asimov parce qu’il racontait, entre deux nouvelles, d’où lui venait son inspiration. J’avais besoin de savoir que l’écriture, c’est une technique d’expression comme les autres, que chacun pêche les trucs là où il peut, chacun se fabrique ses outils, parce que ça n’est pas une activité qui sort du néant. Et j’ai toujours lu les livres dans lesquels les auteurs parlent boutique, technique narrative, personnages, coups de blues, idées géniales qui ne mènent à rien et idées minuscules qui leur font pondre six cents pages. Dans ces livres-là, écrire est une activité réelle, et non fantasmée. Un travail, pas des coups de baguette magique. Il y a aussi, chez les auteurs anglo-saxons, quelque chose de récurrent et qui est très souvent en opposition à ce que disent les Français : écrire leur apporte du plaisir, ça leur fait vivre des émotions. Ce n’est pas quelque chose qu’ils font dans la langueur ou parce qu’ils s’ennuient. Ils écrivent parce qu’ils ont « une histoire à raconter » et ils essaient de la raconter le mieux possible. Et comme ce sont des pros, ils aiment partager leur expérience, leur point de vue, ce qu’ils pensent avoir appris en travaillant pendant des années. Et ça, pour un lecteur, c’est merveilleux. J’ai fini par comprendre que ce que j’aimais chez les auteurs anglo-saxons, je pouvais le faire aussi : parler boutique. Mais comme personne ne me le demandait jamais (on me pose beaucoup plus de questions sur la médecine et les médecins que sur l’écriture), j’ai décidé de le faire moi-même, et ça a donné le feuilleton que vous lisez en ce moment, qui était originellement destiné à devenir un livre, mais qui va rester inédit pour l’heure, sauf sur ce site.

Au départ, j’ai écrit des entrées de blog qui me venaient spontanément, ou après une réflexion lue dans un courriel. Et puis elles ont suscité des questions que je n’avais pas imaginées auparavant. Quand quelqu’un parle d’un sujet qui semblait auparavant un peu mystérieux, les questions fusent, une dynamique s’engage. Ce jeu de va-et-vient avec les internautes – les commentaires que suscitent les articles, les contributions aux exercices, les questions « techniques » – est merveilleux et très stimulant. Alors je ne me suis pas privé.

Vous avez lancé des exercices d’écriture, et vous avez publié sur le blog des textes intitulés « Est-ce qu’on peut apprendre à écrire ? » et « Qui a le droit d’écrire ? », où vous semblez répondre « Oui » et « Tout le monde ». N’est-ce pas un peu complaisant ?

Certains pensent certainement que c’est démagogique, et c’est tant pis pour eux, car je le pense sincèrement, avec les précisions suivantes : tout le monde a le droit de s’exprimer comme il ou elle l’entend. Oralement, par écrit, par la musique ou la peinture, peu importe. Je déteste l’expression « écrivain du dimanche » ou « musicien amateur ». Il y a des écrivants, des peintres, des musiciens. Certains sont professionnels, d’autres font ça pendant leurs heures libres. Certains sont  investis d'emblée et acquièrent avec du temps et du travail un savoir-faire, une maîtrise qui leur permettent de produire des choses admirables, d’autres encore le font essentiellement pour se faire plaisir. Ils ont tous le droit de le faire, et tous peuvent apprendre à mieux maîtriser leur instrument ou leur outil.

La question des « qualités » du produit fini est tout à fait autre chose. Il n’y a pas à en juger a priori. Je suis d’autant plus irrité par les jugements à priori que j’en ai moi-même souffert à l’adolescence et en tant que jeune adulte. Or, parmi les blogueurs et les écrivants anonymes, il y a ceux qui produiront les romans, la poésie, les pièces de théâtre qu’on lira demain ou après-demain. Sur mon site, sur mon blog, j’ai accueilli des dizaines de textes et parmi leurs auteurs, il y en a plusieurs que je trouve exceptionnels, et à qui je souhaite qu’elles ou ils soient un jour publiés et lus par le plus grand nombre. Mais en attendant, j’ai été heureux de donner, à toutes celles et tous ceux qui voulaient jouer le jeu, l’occasion de s’adonner à des exercices et de m’envoyer des textes. Beaucoup l’ont vécu comme une libération et ça ne m’étonne pas : j’ai ressenti la même chose quand Claude Pujade-Renaud et Daniel Zimmermann ont publié ma première nouvelle ou m’ont encouragé dans l’écriture de mon premier roman. Et comme je n’ai pas de contrainte de place, pendant trois ans, j’ai publié tout ce que je recevais. Et je n’avais pas besoin de comité de rédaction pour faire un choix : chaque membre de la communauté des lecteurs faisait des commentaires, s’il le voulait.

Mais la plupart des commentaires qu'on lit après les textes sont positifs. Est-ce que les contributeurs du site apprennent vraiment quelque chose ? Ne devriez-vous pas exercer un regard critique ?

Certainement pas. Je ne publie pas des écrivants pour les étriller ou les humilier ou leur laisser entendre que je sais mieux qu’eux comment ils doivent écrire. Ce ne serait pas loyal. Beaucoup, déjà, se sentent indignes de s’exprimer et ont peur d’être jugés. Je les ai publiés pour qu’ils aient l’occasion de proposer leurs textes au milieu d’autres, sans que personne ne les censure. Et ils ont pu le faire de deux manières : soit en participant à un exercice, pour respecter la contrainte d’une manière toute personnelle, ce qui déjà est en soi un défi et un accomplissement ; soit en envoyant des textes originaux. Beaucoup s’y sont risqués, et je suis sûr que lorsqu’ils ont vu leur texte en ligne, ils l’ont regardé autrement. Avec plus de distance, en voyant les défauts et les qualités. Je crois que c’est cette confrontation avec leurs textes, au milieu des autres, qui permet aux écrivants les plus engagés, ceux qui ont le plus fort désir d’écrire, de progresser. Ils n’ont pas besoin qu’on leur donne des leçons. Ils sont assez grands pour se poser les bonnes questions, pour les poser à d’autres quand ils ne sont pas sûrs d’eux et pour faire le tri dans les réponses. Je pense que ceux qui veulent apprendre le font sans qu’on ait besoin de les « éduquer », et ils n’ont pas besoin qu’on les maltraite ou qu’on les regarde de haut. Si j’avais pu, j’aurais eu un blog, au cours des années 70. Et, Chevaliers des Touches, c’est une manière de dire que, tout auteur estampillé que je sois, je ne me sens pas différent des autres écrivants, et que je n’ai pas oublié ce que c’est d’être un écrivant inexpérimenté en quête de reconnaissance.

Est-ce qu’on vous envoie des manuscrits ?

On me le propose souvent et je refuse, car je ne veux pas en lire et je les retourne aussitôt. Et jel’ai écrit clairement sur mon Webzine. Je ne suis pas qualifié pour lire un manuscrit ; je ne suis ni directeur littéraire, ni agent, ni éditeur. Et la seule fois que j’ai accepté de lire un manuscrit, pour un auteur qui me considérait comme un ami, je lui ai expliqué comment je l’aurais écrit si j’avais été à sa place. C’était stupide, indélicat, supérieur, inacceptable. Ça a dû lui faire un mal de chien, je m’en mords encore les doigts et si je ne pensais pas que, depuis le temps, il s’en tamponne le coquillard (il a publié beaucoup de livres depuis…), je lui écrirais pour lui dire à quel point je regrette de m’être comporté comme ça. Depuis cette regrettable erreur, je n’accepte plus de lire les manuscrits.

Il vous arrive en revanche d’écrire des préfaces… 

Oui, parce que ça fait partie des choses que je crois devoir faire : donner à connaître. Alors je rédige volontiers des préfaces pour des essais ou des documents le plus souvent. Ou pour présenter des rééditions. Mais je n’ai jamais préfacé un premier roman, par exemple. Quand on me demande une préface pour un roman contemporain, je refuse et j’explique pourquoi : préfacer un essai se justifie dans le sens où c’est une forme de soutien moral, symbolique, au propos et à la manière dont il est abordé. Je n’accepte de préfacer qu’après avoir lu le livre, mais à ma connaissance, on ne m’a jamais envoyé de manuscrit avec lequel j’étais en désaccord. Je ne tiens pas à ce que les auteurs voient les choses comme moi, je tiens à ce que sur des sujets épineux – l’influence de l’industrie sur les politiques de santé, l’horreur de la prison, le tabou de la question transgenre, le suicide assisté et l’euthanasie, l’avortement – ou méconnus (les arts populaires), les auteurs se fassent entendre. Si ma préface leur donne une meilleure visibilité, j’en suis très heureux. C’est ma contribution à un projet auquel je m'identifie.

En revanche, je ne veux pas faire de préface pour un roman contemporain parce que, pour être franc, je ne saurais pas quoi écrire. Je peux seulement dire : ce texte me semble beau, me touche, m’émeut, m’excite. Et ça n’est pas assez original pour justifier une préface. Mais d'un autre côté, je pense qu'un beau texte se suffit à lui-même, il n'a pas besoin de tuteur. 

Je me suis lié d’amitié par correspondance avec une femme qui vit à Paris ; elle est enseignante et elle écrit, à mon humble avis, merveilleusement bien. Elle n’a rien publié encore mais lorsque, une fois, elle m’a envoyé un texte pour mon blog, les réactions des internautes ont été unanimes, et chaque fois qu’elle poste un billet ou un fragment sur sa page Facebook, je suis ébloui. Mais je serais incapable de dire pourquoi. Le jour où elle aura un manuscrit achevé, je suis absolument sûr qu’elle trouvera un éditeur et n’aura besoin de personne. Un bon roman - un bon livre - peut se défendre tout seul. Sans l’auteur.e et sans « parrain » pour le préfacer. 

dimanche 9 mars 2014

Le métier d'écrivant (18) - Ecrire et partager en ligne


Dans quelles circonstances avez-vous créé votre site internet, « Winckler’s Webzine » ?

Après l’arrêt un peu brutal de la chronique de France Inter, j’ai reçu beaucoup de courriels de soutien, venus en particulier de la communauté des utilisateurs de logiciels libres. J’avais en effet écrit trois chroniques sur le sujet, à la suggestion de quelques utilisateurs, d’ailleurs. Or, j’étais un des premiers chroniqueurs de radio qui expliquaient ce qu’étaient les logiciels libres, l’open source et autres démarches et productions communautaires liés au web.  

Quelques jours après la fin de la chronique, Vincent Berville,   internaute et par ailleurs auditeur, lecteur et web designer, me demande pourquoi je ne poursuis pas mes chroniques sur un site internet personnel. Je lui réponds que je n’ai pas le temps de m’investir dans la conception d’un site. Il me répond quelques semaines plus tard m’envoyant le lien d’un site « clé en main » élaboré rien que pour moi ! 

Il m’avait demandé au préalable comment je verrais mon « site idéal », je lui avais répondu immédiatement « Comme un petit journal », et c’est exactement de ça qu’il a l’air : de ce qu’on appelait un fanzine – un journal de fan – avant l’ère des sites et des blogs. Il est facile à entretenir : on écrit un texte, on l’insère dans une rubrique, on le met en forme, on clique – et voilà ! J’ai commencé par y poster les textes de mes chroniques, mais très vite je suis passé à autre chose : articles sur la contraception, points de vue sur les maltraitances médicales, contributions de soignant(e)s ou d’usager(e)s de la santé, critique des médias, etc. Plus tard, à la demande pressante de Vincent, j’ai ajouté les pages consacrées à la sortie de mes livres, une bibliographie…

Vincent a d'ailleurs raconté cette rencontre à sa manière dans un texte publié sur le site. 

Il y a des centaines d’articles consacrés à la contraception sur ce site. Pourquoi livrer ces informations gratuitement alors que vous avez écrit des livres sur la contraception ? Est-ce que ça ne dessert pas leur diffusion ?

A mon sens, le savoir médical n’appartient pas aux médecins – ou aux auteurs de livres -, il appartient à tout le monde. Bien sûr, je suis content que mon Contraceptions mode d’emploi se soit bien vendu, mais j’ai toujours pensé qu’on ne doit pas restreindre l’accès d’informations aussi cruciales que les méthodes contraceptives. 

Au moment où j’ai publié le livre, l’information institutionnelle sur le sujet était maigre, et il n’existait pas d’ouvrage pratique, détaillé et destiné au grand public sur le sujet. Quand j’ai animé la chronique sur France Inter, j’ai fait trois interventions sur la contraception – j’en aurais volontiers fait d’autres, mais le Directeur de l’antenne m’avait demandé expressément de ne pas « trop parler de médecine » car il avait déjà une chroniqueuse qui s’en occupait. Lorsque la chronique s’est arrêtée, la contraception m’est apparue comme le sujet auquel je pouvais consacrer des articles sur mon site. Je n’ai pas repris purement et simplement les chapitres du bouquin, j’ai décidé de présenter les choses autrement, dans un style plus direct, plus vif, en apportant beaucoup d’anedcotes. 

Et j’ai vu très vite que non seulement les internautes trouvaient ça intéressant, mais n’hésitaient pas à me poser des questions. Pendant plusieurs années, j’ai posté les questions anonymisées et les réponses car je pense que tous les cas particuliers ont valeur d’enseignement pour un grand nombre. Le site a grandi lentement mais sûrement, c’est devenu une banque de données sur la contraception, mais aussi un lieu d’expression personnelle : des étudiants, des usagers m’ont écrit, j’ai publié des lettres de collègues qui me reprochaient telle ou telle prise de position, mais aussi "Le médecin patraque", un feuilleton écrit par un médecin qui souffrait d’un cancer et qui voulait expliquer en quoi cela avait changé sa perception du monde… 

J’ ai aussi publié des textes inédits, en particulier l’intégralité des Cahiers Marcoeur, mon grand roman inédit, grâce à des étudiants qui me l’avaient suggéré et à une amie, Fanny Malovry – qui avait d’abord été une lectrice – qui a tout retranscrit et mis en ligne à ses heures perdues. J’ai aussi hébergé pendant quelques mois les textes d’une association d’adultes autistes et "Chroniques carabines", feuilleton d’une étudiante en médecine, "Scarabée" avec qui j’ai noué des liens d’amitiés après la publication du Chœur des femmes. Bref, c’est un site sur lequel j’ai mis beaucoup de moi-même, mais auquel beaucoup de personnes ont contribué, et c’est une de mes grandes fiertés. Je sais que je peux écrire seul ce que je veux, mais j'ai accueilli, avant la généralisation des blogs,  des projets qui n'avaient pas de lieu d'expression et qui pouvaient s’élaborer librement sur mon site. 

Vous avez aussi fait des expériences de radio en ligne. Qu'est-ce que ça vous a apporté ? 

J'aime vraiment beaucoup la radio. J'aime parler, et j'aime improviser au micro - tout comme en conférence, d'ailleurs. 

Après ma chronique à Inter - qui m'a ouvert décidément beaucoup de pistes (j'ai parlé de Spirou précédemment), j'ai été abordé un jour, dans le métro parisien, par un jeune journaliste de radio, Thomas Baumgartner, qui m'a proposé de venir faire une chronique unique sur Arteradio.fr. J'étais en train de terminer la rédaction des Trois médecins, et j'avais très envie d'en parler, alors j'ai sauté sur l'occasion. Le directeur d'arteradio.com, Silvain Gire, m'a alors proposé de faire une chronique régulière, deux fois par mois. Et j'ai fait ça pendant trois ans. La première série est reprise dans un livre-CD intitulé J'ai mal là... ; les deux suivantes dans Histoires en l'air. Ca aussi ça a été une grande expérience. La beauté de la chose, c'est que les chroniques sont toujours en ligne et le resteront toujours, puisque arteradio est un édifice qui se construit par accumulation, une sorte de grande base de données sonores, un labyrinthe. D'ailleurs, pour trouver toutes les chroniques, faut passer un certain temps, leur site est très fouillis... on dirait un coffre à jouets. On ne sait jamais sur quoi on va tomber. 

L'autre expérience de radio en ligne marquante a eu lieu à Montréal, au CREUM, le centre de recherches en éthique où j'ai passé trois ans entre 2009 et 2012. Là, avec le fondateur et premier directeur du centre, Daniel Weinstock, on a mis en commun notre amour des séries pour faire Ethique en séries, une suite de causeries autour des fictions qu'on aimait le plus. 

Je dois dire que j'aime beaucoup l'idée de faire des chroniques comme celles-là en vidéo, on m'a souvent suggéré d'en faire sur la contraception, par exemple. Je devrais peut être. En tout cas, l'internet m'a apporté une liberté extrêmement grande pour exprimer des choses qui m'importent, sans avoir besoin de passer par un éditeur ou de me soumettre à un diffuseur dont la politique risque, tôt ou tard, d'opposer des résistances à ce que j'ai à dire. Mon expérience à France Inter était un hasard, je pense, mais le fait d'avoir été poussé dehors ne l'est pas. J'ai le sentiment que c'est un motif récurrent de mes expériences institutionnelles en France... 

Ce que m'ont également apporté les expériences radio, c'est d'apprendre la concision dans ce que je dis. Je pense que ma capacité à synthétiser verbalement - en conférence, en particulier - doit beaucoup à mes expériences radiophoniques. 


Pourquoi avez-vous décidé de créer « Chevaliers des touches », ce "blog pour écrivants" ? 

Parce que je me suis rendu compte que je ne parlais nulle part de mon métier d’écrivant. Il y a quelques articles épars sur le Webzine, mais rien d’organisé, rien de systématique comme les prises de position sur la médecine. Au début, je ne parlais même pas de mes livres, je trouvais ça immodeste. Il a fallu que Vincent Berville, mon webmestre, me suggère d’afficher la liste de mes livres, l’annonce de leur sortie, des liens vers des articles ou des vidéo. Il m’a très justement dit : « Ca vous paraît peut être inintéressant, mais ça intéresse les internautes qui vous lisent en dehors du web ! » J’ai dû reconnaître qu’il avait raison.
Et puis le temps a passé et un jour, en 2009, Florence Noyer, qui dirige à présent Gallimard Ltée à Montréal, m’a parlé du blog de Catherine Mavrikakis et m’a demandé pourquoi je n’en consacrais pas un à mon travail littéraire. Alors je m’y suis mis, mais j’étais mal à l’aise à l’idée de remplir ça tout seul, alors je l’ai tout de suite ouvert à d’autres, j’ai posté des exercices et j’ai publié les textes qu’on m’envoyait sans en changer une virgule. C’est pour ça qu’il s’intitule Chevaliers des touches, au pluriel. Entre deux séries d’exercices, j’écrivais des billets pour parler du Chœur des femmes, des réactions des lectrices, de mon travail d’écriture en général. Sur le blog, j’ai pu parler d’écriture au jour le jour, littéralement. Ça m’a libéré, moi aussi. Je m’y suis senti beaucoup plus libre d’écrire ce qui me passait par la tête que je ne l’étais sur le Webzine, où j’avais le sentiment que je devais écrire « utile ». Et les questions que m’ont envoyé les internautes m’ont donné l’idée de ce livre-ci.

Votre site médical est gratuit, vous donnez des exercices aux internautes sur votre blog et vous publiez leurs textes sans hésitation. Que cherchez-vous à prouver avec cette générosité ?


On peut aussi voir ce que vous nommez de la générosité comme une manière de me mettre en valeur – et ce ne serait pas faux, je ne suis pas mécontent qu’on voie que je défends les mêmes choses à la ville que dans mes livres. Et, pour parler très franchement, ça me fait plaisir d'emmerder via l'internet des gens qui, par ailleurs, préfèreraient que je me la boucle. Je n'ai pas oublié ma frustration des années soixante-dix devant l'impossibilité d'exprimer la moindre critique, la moindre revendication, la moindre opinion sur les pouvoirs, quels qu'ils soient. Aujourd'hui, je peux le faire, et je ne m'en prive pas. 

Mais il y en a une autre raison, beaucoup plus importante : tenir le site et le blog m’a demandé beaucoup d’énergie, et si je le fais c'est par sentiment d'obligation de solidarité et de reconnaissance  envers les personnes qui m’écrivent – mais je le fais aussi pour moi. Ce que vous appelez de la générosité (et ce que j'appelle de la liberté d'expression) n’est pas du sacrifice. J’en tire des bénéfices importants d'un point de vue moral. 

J'ai envie de "faire des choses bien", et mes sites sont une manière concrète de le faire - en partageant des informations, en donnant la parole, en ouvrant ma gueule pour dénoncer des choses qui restent habituellement sous le radar. Et permettre à d’autres de s’exprimer sur mes sites, non seulement ça ne m’empêche pas, moi, d’y écrire, mais ça me stimule, ça alimente ma réflexion, ça me donne du grain à moudre. Ce que j’espère avoir donné à des écrivants débutants sur ce blog, je le reçois aussi quand ils me confient un texte, une réflexion, ou leur sentiment en réponse à ce qu’ils ont lu. Si je publiais seul j’aurais le sentiment de m’écouter parler, ou de vouloir imposer mes points de vue, alors que j’ai envie de les mêler à ceux des autres. 

Tous les sites internet sont des "agoras" où beaucoup de personnes peuvent s'exprimer simultanément, c'est assez réjouissant. Et, contrairement aux radios, aux télés et aux journaux de la fin du 20e siècle, personne n'est obligé de s'y référer. Ce sont des lieux de contre-pouvoir, d'expression libre et privée, de rencontre, de partage - non contrôlés, dans leur immense majorité. Et ça me fait bien plaisir. Bien sûr, cette médaille a un revers : on peut trouver aussi des sites haineux ou sordides sur l'internet. Mais auparavant, beaucoup de personnes de bonne volonté ne pouvaient pas s'exprimer parce que les médias de chaque pays étaient contrôlés par le pouvoir. Ce n'est plus le cas. On ne peut que s'en réjouir : c'est l'internet qui permet aux citoyens de pays non démocratiques de recevoir des informations d'autres pays. 

C'est aussi l'internet qui permet, dans un même pays, de réduire un peu (mais même un peu, ça compte) les disparités en matière d'accès à l'information. Un jour, au début des années 2000, j'ai reçu des questions sur la contraception posées par une femme d'origine maghrébine, qui ne savait pas écrire ou lire le français, rédigés par sa fille de douze ans sur l'ordinateur de sa bibliothèque municipale. C'était tout simplement impossible cinq ans plus tôt. Mais là, j'ai pu la rassurer sur sa contraception, et répondre à des questions qu'elle n'osait pas poser à son médecin - et auxquelles, il faut le dire, un trop grand nombre de médecins ne veulent pas répondre. 

Rien que ça, ça suffit à justifier à mes yeux toute l'énergie que j'ai mise dans mes sites... énergie que je n'ai pas mise dans des projets lucratifs comme écrire pour des revues ou publier des livres. Mais la satisfaction morale ça vaut plus que l'argent. 

Avez-vous d'autres projets de sites internet ? 

Oui, plusieurs. J'ai tenté brièvement de monter un blog nommé "L'école des soignants". Il n'a pas décollé (faute de temps) mais j'aimerais m'y remettre un prochain jour. Ce serait un site écrit par des soignants au sens large (professionnels ou non), à l'intention des soignants en formation ou de ceux qui veulent savoir ce que font les professionnels d'autres domaines du soin. Je vois ça comme un site coopératif, auquel toute personne concernée par l'apprentissage du soin pourrait apporter sa pierre, y compris les non-professionnels bien entendu. Il y aurait des textes pratiques  techniques (Comment prescrire une pilule, comment poser un DIU) et non-techniques (comment aider une femme qui vient d'accoucher à allaiter) ; il y aurait des réflexions sur le soin, la bientraitance et la maltraitance ; il y aurait des témoignages de soignants et de patients sur des expériences positives et novatrices de formation aux soins ; il y aurait des "lectures" de livres, de films, d'émissions de télévision, de documentaires, etc. Il y aurait, bien sûr, des informations juridiques ou administratives et des débats... Il y aurait des annuaires : les médecins qui posent des DIU aux nullipares, les chirurgiens qui pratiquent vasectomies et stérilisation "Essure" en respectant les patient.e.s qui le demandent, conformément à la loi ; les médecins qui sont "trans-friendly" et soutiennent les personnes transgenre ou intersexuées, et. 

Bon, tous ces exemples viennent de mes champs d'intérêt, mais ce ne sont que des exemples. Les articles seraient écrits par de contributeurs volontaires de toutes les spécialités et tous les champs du soin. 

Bref, ce serait une sorte d'école ouverte, multi- et trans-disciplinaire,  à l'intention des soignants et des patients en France. 

Le principal obstacle à ce genre de site, qui s'apparente à une revue en ligne, au fond, c'est qu'on ne peut pas faire ça seul. Il faudrait que je constitue un noyau central de "chefs de rubrique", qui commanderait les articles mais les mettrait aussi en ligne, les éditerait, etc. Ca exigerait d'avoir quelqu'un qui fasse le secrétariat de rédaction du site, un webmestre, etc. Donc, même si c'est moins lourd et beaucoup moins coûteux que monter une revue, c'est quand même du boulot, et je ne ferai pas ça tout seul. Mais c'est un projet auquel je tiens. Un jour, si les conditions s'y prêtent, au gré de rencontres avec des personnes qui aimeraient s'investir là-dedans avec moi, ça verra le jour, j'espère. 



mercredi 5 mars 2014

Le métier d'écrivant (17) - Romans policiers et textes autobiographiques

Après le succès de La Maladie… n'avez-vous pas été tenté de poursuivre dans la veine du roman médical ?   

Oui et non. C'était mon deuxième roman, le personnage principal était médecin, mais je n’avais pas vraiment le sentiment d’avoir écrit un « roman médical » ; plutôt un roman inspiré par mon expérience. Si j’avais été avocat, ou militaire, ou pompier, j’aurais puisé dans ces expériences-là. Cela dit, je voulais depuis longtemps écrire un roman sur mes études de médecine, mais je n’étais pas prêt. 


Un jour, en 1999, au salon du livre de Laval, en Mayenne, j’ai rencontré la dessinatrice et écrivaine Chantal Montellier. Elle venait d’écrire un « Poulpe » pour les éditions Baleine, et comme j’en avais déjà lu plusieurs, je lui ai confié que j’adorerais en écrire un, moi aussi. Quelques jours plus tard, Antoine de Kerversau, qui dirigeait alors Baleine, m’a appelé en me disant qu’il serait heureux que j’écrive un volume de la collection. J’avais toujours voulu écrire un roman policier, ça m’amusait de m’approprier un personnage collectif et de l’associer à mon propre personnage dans un roman « crossover », comme on dit dans les comic-books et les téléséries. Le plus drôle, c’est que je suis parti de rien ou presque : je savais que le titre de chaque « Poulpe » était un calembour, et j’avais tout de suite pensé l’intituler Touche pas à mes deux seins, mais je n’avais rien d’autre. 

Ça s’est construit petit à petit, par tâtonnements : ce serait la rencontre de
Bruno Sachs et de Gabriel Lecouvreur, le Poulpe ; il y serait question d’un gynécologue spécialisé dans le cancer du sein ; je voulais qu’il y ait un couple de jumelles – la gémellité est une figure récurrente dans mes livres, ne me demandez pas pourquoi ; et puis j’avais envie de mettre en scène Jean Watteau, un personnage de juge d’instruction inventé pour un producteur de télévision qui n’en avait pas voulu. Et comme j’avais en tête le projet de raconter la formation médicale de Bruno Sachs, j’ai situé une partie de l’action en flashback, dans les années soixante-dix. Ça m’a en quelque sorte préparé à écrire Les Trois Médecins. Mon « Poulpe » a très bien marché ; le Fleuve Noir m’a alors proposé de participer à la collection « Polar Santé » - et j’ai publié trois autres romans reprenant les mêmes personnages.


La plupart de vos romans se déroulent dans une ville imaginaire nommée Tourmens. Pourquoi une ville imaginaire ? Pourquoi ce nom ? 


L’idée de Tourmens remonte à mes ébauches de roman du début des années quatre-vingt. Tours et Le Mans, les villes où j'ai commencé et terminé mes études, étaient alors représentatives de la société française : d'un côté Tours, ville bourgeoise, ensoleillée, avec une belle université et beaucoup d'argent ; de l’autre Le Mans, ville ouvrière, grise, mésestimée par les instances régionales - son hôpital, l'un des plus grands des Pays de la Loire n'a jamais obtenu le statut de CHU – et méprisée par la capitale : le TGV s'y arrête, mais il est question qu'on lui fasse contourner la ville pour gagner... trois minutes vers Brest, ce qui signerait la mort économique de la ville et imposerait aux habitants qui travaillent à Paris de se taper de nouveau quatre heures de transport par jour, comme il y a trente ans. Le contraste était si fort que j’ai marié les deux cités pour en faire Tourmens, ville de province avec, de part et d’autre de la rivière Tourmente, une rive droite bourgeoise et dominante, une rive gauche populaire et militante. Un lieu imaginaire, on peut y installer les histoires que l’on veut, y mettre en scène et y transposer toute une société sans avoir besoin de se caler sur l'histoire officielle, on peut y mettre en place des personnages inspirés par des figures réelles en prenant toutes les libertés possibles. 


Le Tourmens de mes romans médicaux n'est pas exactement le même que le Tourmens de mes romans policiers ou de SF, dont l'histoire politique et policière est un peu plus mouvementée. Et comme je suis de nature résolument pacifiste, à Tourmens, les terroristes ne posent pas de bombes. Dans la Trilogie Twain, un mystérieux "Robin des Tours" répare les ascenseurs des HLM laissés à l'abandon par la municipalité. En permettant aux gens de se réapproprier les tours, il provoque beaucoup plus de désordre administratif qu'en fomentant des attentats. Difficile de poursuivre en justice des gens qui réparent. Tourmens n’est pas du tout une ville réaliste : sa rive gauche est au nord, sa rive droite est au sud – ce qui veut dire que contrairement à la plupart des cours d’eaux  de l’Hexagone, la rivière Tourmente coule d’Ouest en Est…

 Cela dit, je ne trouve pas "mieux" ou "moins bien" de situer des romans dans une ville imaginaire que dans une ville réelle. Ce n'est pas le lieu qui compte, c'est, encore une fois, l'usage qu'on en fait pour partager sa vision du monde. Un narrateur à tous les droits. Et, à Tourmens, je fais ce que je veux. Et à l’oreille, ça sonne un peu comme "Tout r(o)man".

Quand je suis arrivé à Montréal, j'avais encore un contrat avec le Fleuve Noir. J'ai décidé de changer mon fusil d'épaule, et de situer ce roman-là à Montréal. Je me suis imprégné de l'atmosphère de la ville, de celle du centre où je travaillais, et de certains des problèmes sociaux récurrents, et ça a donné Les Invisibles. Ce n'est pas un "thriller", comme la couverture l'indique, mais plutôt un roman policier psychologique, et je me suis efforcé de le rendre aussi crédible que possible, en demandant à certains de mes camarades québecois de le relire, pour qu'ils s'assurent que je ne disais pas de bêtises ou de choses trop maladroites. 

Le résultat ne devait pas être trop raté, parce que ça m'a valu quelques bons papiers dans la presse d'ici (plus qu'en France !) et aussi d'être invité aux  premiers Printemps Meurtriers de Knowlton, un festival de littérature policière/criminelle/noire créé et dirigé par l'écrivaine et scénariste Johanne Seymour, au bord du Lac Brome. J'y ai rencontré une tripotée d'auteur.e.s et de lecteurs/trices épatant.e.s. 



Votre personnage le plus connu, Bruno Sachs, est le héros de trois romans médicaux, mais il apparaît, parfois de manière très fugitive, dans presque tous les autres – y compris les romans policiers et les romans de science-fiction. 

Oui, et il n’est pas le seul. Des personnages de second plan, mais qui ont pour moi une grande importance symbolique, sont également omniprésents : le professeur Lance, chirurgien et honnête homme, Angèle Pujade, surveillante du service des IVG… J’aime faire circuler mes personnages d’un roman à un autre, même s’ils n’y jouent pas un rôle important parce qu’ils constituent en quelque sorte une famille symbolique. Je veux indiquer par là qu’il s’agit d’un seul et même imaginaire, avec des atmosphères narratives spécifiques selon qu’il s’agit d’un roman réaliste ou d’un roman de genre. Si les personnages circulent, parfois à l’arrière-plan, c’est parce que c’est le même monde, vu à travers des lunettes différentes. C’était déjà comme ça dans mon roman inédit, Les Cahiers Marcoeur, commencé en 1980 ou 1981. Six personnages – six occurrences d’un même individu – y évoluaient, sans jamais se rencontrer, comme dans des dimensions parallèles. Certains étaient médecins, d’autres pas. L’un d’eux avait raté le concours, un autre avait décidé de ne pas le passer, envers et contre l’avis de son père. La plupart écrivaient, mais l’un d’eux ne soignait pas et n’écrivait pas, et c’était certainement le plus désespéré. Bref, j’y explorais plusieurs « possibles » de mon trajet. C’est sans doute pour cela que ça ne fonctionnait pas : je m’y étais pris trop tôt. Je n’avais pas assez vécu pour rendre intéressant un roman pareil. Trente ans plus tard, j’explore de nouveau ces « possibles » avec des personnages qui se ressemblent – Bruno Sachs, Marc Valène, Charly Lhombre, Franz Karma –, à travers des romans distincts situés dans le même univers. 

Bien que l'univers des romans "réalistes" et celui des romans "de mauvais genre" (policier, SF) ne soit pas exactement le même, j'aime bien faire circuler des personnages d'un univers à l'autre, voire leur y donner des destins différents. Je pense en particulier au personnage du Pr Lance, "mentor" de Bruno Sachs et de Franz Karma, qui apparaît dans plusieurs romans chez POL mais aussi dans la Trilogie Twain (Un pour deux, L'un ou l'autre et Deux pour tous), où il est un "médecin du peuple" jusqu'au bout.

Ces différents destins renvoient aussi aux origines multiples de mes personnages : Lance est inspiré à la fois par un de mes profs, Yves Lanson, qui fut aussi mon directeur de thèse de médecine, et par Daniel ZImmermann. Dans La Vacation le personnage se nomme Lance, dans Sachs il se nomme Zimmermann, dans Les Trois médecins, Lance et Zimmermann apparaissent ensemble, comme s'ils étaient jumeaux... Bref, ça montre que j'aime jouer avec les personnages, à la fois dans un même "champ d'exploration" mais aussi d'un champ à un autre. 


Entre 2001 et 2003, vous avez publié en ligne sur le site de P.O.L deux textes autobiographiques, Légendes et Plumes d’Ange. Pourquoi vous lancer dans cette entreprise ?



Après La Maladie…  j’ai été pris par plusieurs projets : republier des textes antérieurs, écrire un livre sur la contraception, un autre sur l’histoire des séries télévisées… Je n’étais pas encore prêt à me mettre au roman transposant mes études, mais je voulais écrire un livre consacré à mon père. Je me suis dit : « Si je me mets à écrire ça, je vais parler de mon enfance, et je vais dériver sur toutes sortes de choses. Pour parler de mon père, il faut que je me débarrasse d’abord des histoires d’enfance. » Un autre problème résidait dans le fait que je ne voulais pas tarder à me lancer : je voulais l’écrire très vite mais je ne savais pas comment faire. C’était un projet intime, je n’avais pas de date de remise, ça pouvait traîner pendant des années. Et puis, en 1999, j’ai vu apparaître sur le site de P.O.L un feuilleton. C’était La République de Mek Ouyes, un roman de Jacques Jouet, que la maison proposait en pré-publication, à raison d’un épisode par jour. J’ai toujours aimé les feuilletons, sous toutes leurs formes – dans le journal, dans un magazine de BD, à la radio, à la télé… Et j’ai toujours été fasciné par l’idée du feuilletonniste qui écrit un chapitre chaque jour, termine à l’arraché, envoie un messager le porter aux bureaux du quotidien, afin qu’on le mette en page et qu’on le joigne au reste du journal à temps pour paraître le lendemain matin. J’ai proposé à Paul O.-L. d’écrire deux livres et de les proposer en feuilleton sur le site. Le premier parlerait de mon enfance et des fictions qui m’avaient aidé à grandir. 


Le second s’attaquerait à une fiction encore plus importante à mes yeux : la figure de mon père, Ange Zaffran. Et je voulais publier ces livres « en temps réel », au fur et à mesure de leur composition. Paul m’a demandé d’en écrire une quinzaine de chapitres à l’avance, pour qu’il puisse les lire avant leur mise en ligne. Les chapitres étaient insérés dans le site, et envoyés chaque jour – un chaque matin du lundi au jeudi, et les trois derniers le vendredi matin – aux visiteurs du site qui cliquaient sur le lien d’abonnement gratuit. Et je me suis mis au travail. Chacune des deux publications a commencé au début du mois de septembre et s’est terminée le 22 février – le jour de mon anniversaire. Quelques semaines plus tard, P.O.L a publié le livre au format papier, et les textes ont été retirés du site. La particularité de ces livres, c’est qu’ils sont comme deux ensembles ayant un sous-ensemble commun : certains chapitres de Plumes d’Ange sont, à quelques bricoles près, des chapitres de Légendes car il s’agit, au fond, d’une même histoire et la petite (la mienne) est incluse dans la grande (celle de mon père et de ma famille). Dans une certaine mesure, il s’agit des deux premiers tomes d’un triptyque. Légendes est l’autobiographie du lecteur que je suis ; Plumes d’Ange est la biographie du médecin qu’était mon père – et parle bien sûr de son influence sur mon itinéraire de soignant. Alors que Légendes fait essentiellement appel à mes souvenirs, Plumes d’Ange a été composé à partir d’une foule de documents familiaux et historiques, et son récit inclut la description de ma recherche et de ses méandres. Le troisième tome, que j’ai longtemps laissé de côté car je ne savais pas comment le traiter, est un roman familial, qui se déroule dans une maison identique à celle de mon enfance. Ça devrait s’appeler La Voie des hommes. L’idée centrale de ce triptyque était de décliner les trois formes d’écriture que je pratique : l’écriture intime, l’écriture documentaire, la fiction.




Qu’est-ce que ça vous a apporté de publier ces livres sous cette forme ? 


D’abord, j’avais envie de me colleter à l’écriture d’un vrai feuilleton, sans filet, au jour le jour. J’aimais le caractère expérimental de l’entreprise, le défi que ça représentait. J’avais toujours rêvé de faire ça, et c’était l’occasion ou jamais. Le deuxième grand apport de cette forme, c’est la présence des lecteurs : ils recevaient chaque jour un épisode du feuilleton et, comme mon adresse courriel était mentionnée, beaucoup m’ont écrit. Pendant la publication de Légendes, c’était surtout pour partager leur émotion : ils me remerciaient de leur avoir rappelé des livres, des films ou des événements qu’ils avaient vécus et d’avoir fait remonter une multitude de souvenirs à leur conscience. Aujourd’hui, plusieurs de ces correspondants – l’un d’eux vivait très, très loin – sont des amis très proches. Légendes était essentiellement une reconstitution de mon enfance et de mon adolescence à travers les « histoires » que j’avais vécues ou mémorisées. Mais Plumes d’Ange était une enquête biographique sur mon père et ses origines. Je travaillais beaucoup sur documents – papiers officiels, lettres, enregistrements sonores – mais, n’ayant pas été formé à la recherche historique, je commettais des erreurs ou me retrouvais parfois dans des impasses. Lorsque je rencontrais un obstacle, je le mentionnais dans le texte du chapitre. A plusieurs reprises, des lectrices et lecteurs qui lisaient Plumes d’Ange en temps réel m’ont écrit pour me venir en aide, et m’ont donné des informations précieuses. Grâce à leur participation spontanée, j’ai ainsi pu localiser la sépulture de mon grand-père, Mardochée, mort près d’Arras en 1915, que mon père avait cherchée, en vain, pendant des années. Je n’imaginais pas que l’écriture de ce livre aurait de tels effets. Dix ans plus tard, je suis encore émerveillé par la qualité du soutien que j’ai reçu de la part des lecteurs en ligne de ces deux livres. L’écriture au jour le jour de Légendes m’a également préparé – sans que je le sache – à tenir la chronique quotidienne qu’on m’invita à faire sur France Inter : entre septembre 2002 et fin juin 2003, entre autres activités, j’ai écrit chaque jour et ma chronique radio, et mes chapitres de Plumes d’Ange. Livres et chronique n’ont pas seulement constitué des expériences d’écriture nouvelles, ils m’ont, de plus, habitué à recevoir un grand nombre de courriels et à y répondre très vite. Lorsque, en août 2003, je me suis mis à tenir un site internet, j’étais prêt.



(A suivre...)