jeudi 21 mai 2015

Le métier d'écrivant (33) - Ecrire et parler de soi à des gens qu'on ne connaît pas

Pourquoi et comment peut-on avoir envie de parler de soi, de partager des moments de sa vie dans des romans avec des lecteurs que l’on ne connaît généralement pas ? (A.) 

Je ne peux répondre que pour moi, il y aurait sans doute autant de réponses que d’individus, mais je vais essayer de prendre les choses l’une après l’autre (je vous préviens, c'est long). 

1° Je me suis mis à écrire parce que je suis « fait pour ça »

J’écris parce que j’en ai envie, et ce désir, je l’ai toujours eu. On ne demande pas à un musicien pourquoi il fait de la musique, à un peintre pourquoi il peint, à un sportif pourquoi il fait du sport. Autrefois on qualifiait les aptitudes particulières de « dons », ce qui supposait que quelqu’un – Dieu ou Diable – s’était penché sur le berceau pour les glisser à l’oreille de son occupant. Aujourd’hui, je pense pouvoir affirmer sereinement que mon cerveau est « fait pour » (contient les dispositions qui m’incitent et me permettent de) écrire. Il est fait aussi pour parler, notez bien et j’ai conscience que tous les écrivants n’ont pas cette chance. Certains sont très à l’aise quand il s’agit de donner une conférence ou de parler dans le poste (c’est mon cas) mais ça n’a rien d’obligatoire ou de systématique. 

On peut avoir plusieurs aptitudes simultanées : écrire et sauter à la perche, chanter et faire des maths, jouer du hautbois et faire de l’Aïkido, cuisiner et parler douze langues, etc. Mais tout le monde n'a pas les mêmes aptitudes, certains en ont beaucoup, d'autres peu. De même que nous ne naissons pas égaux par la taille, la masse musculaire ou le système immunitaire, nous ne naissons pas égaux par nos aptitudes physiques ou intellectuelles. J’ai eu la chance d’en hériter certaines de mes parents. Mes frère et sœur en ont hérité d’autres que j’aurais bien aimé avoir aussi – mais bon, je vais pas me plaindre, le tirage au sort est ainsi fait que si j’avais tiré d’autres gènes, je serais une personne différente, et je ne serais pas assis ici à vous raconter mes salades.
*
(Aparté : Cette inégalité de départ est la source de bien des injustices, qui commencent tôt. Quand j’étais écolier, en France, mes enseignants ne cessaient de louer mon orthographe. C’était parfaitement injuste par rapport à mes camarades. Je n’écrivais pas sans fautes parce que je « faisais plus attention que les autres » ou parce que j’apprenais des règles, mais parce que, lisant beaucoup et ayant probablement une sorte de mémoire photographique des brins de texte, j’étais capable de les reproduire à l'identique. Je sais presque toujours comment s’écrit un nom propre après l’avoir vu une seule fois (je suis aussi capable d'écrire sans faute la plupart des noms occidentaux que j'entends, même si je ne les ai jamais lus). Je ne fais pas exprès, je le fais, c’est tout. Et ça n’est pas plus admirable que le fait de voir les couleurs : certaines personnes [statistiquement, plutôt des femmes] ont plus de cônes et de bâtonnets dans la rétine que d’autres, et voient plus de teintes. Ça ne les rend pas supérieures, ça veut seulement dire que la rétine n’est pas identique chez tout le monde. Demandez à une personne daltonienne. 

De même, j’ai entendu un jour une femme expliquer comment, chaque fois qu’elle voit un mot ou une phrase, elle sait instantanément combien de lettres et signes typographiques ils contiennent. Elle ne fait pas exprès, elle est comme ça. Tout comme ces quelques dizaines de personnes de par le monde capables de se remémorer de tout ce qui leur est arrivé depuis leur plus tendre enfance. Tout comme celles qui ont une "oreille absolue" ou un "nez" ou un sens de l'équilibre qui leur permet de marcher sur un fil au-dessus des chutes du Niagara. Bien sûr, il ne suffit pas d'avoir cette aptitude, il faut la développer et l'entretenir - comme la capacité de parler ou de marcher : elle est présente chez la plupart des enfants, mais il leur faut du temps pour les maîtriser.

La parole et la marche sont communes à l'immense majorité d'entre nous, mais les aptitudes plus "spéciales" ne le sont pas. De fait, tout le monde n'écrit pas de romans et tout le monde ne marche pas sur un fil. Pour le faire il faut quand même que "ce soit là" présent dès la naissance, dans la configuration du cerveau. Une aptitude neurologique [car c’en est une] peut, quand elle est vraiment hors du commun (parler douze langues, avoir une mémoire absolue...), apparaître comme une sorte de prodige. Mais ça n’en est pas moins qu’une variante de la norme : tout ce qu’un cerveau humain est capable de faire, les gènes humains le contiennent – et probablement ceux de nombreux animaux : pensez à la prodigieuse mémoire des éléphants. Fin de l'aparté.)
*
De mon aptitude à écrire je ne tire pas plus de fierté ou de supériorité que de mon aptitude à reconnaître si j’ai [ou non] fait des « fautes » d’orthographe. Il est évident que ça m’a valu des bonnes notes à l’école – et un préjugé favorable, mais néanmoins injustifié, à l’égard de mes autres aptitudes – mais je n’en suis pas heureux. Je trouve depuis longtemps parfaitement insupportable qu’on emmerde enfants, adolescents et adultes en les sanctionnant au moyen de conventions d’écriture qui agissent, avant tout, comme mode de sélection – et donc, comme critères de classe. (Je n'en veux pour preuve que ceci : l'orthographe obsède les Français, mais pas du tout les Anglo-Saxons, ni les Québecois, dont les accomplissements intellectuels valent largement ceux des hexagonaux. Si l'orthographe n'est pas indispensable pour jouer Shakespeare, envoyer des vaisseaux dans l'espace et écrire Le monde selon Garp ou L'Avalée des avalés - puisque, de toute manière, les correcteurs de l'édition mettent tous les textes "au propre" - c'est qu'elle n'a pas l'importance que les Français lui accordent.)  

Tout ça pour dire qu’en premier lieu, je me suis mis à écrire parce que j’étais quelqu’un-qui-était-apte-à-ça. Je n’avais pas d’effort à faire, je le faisais. Je le sais parce que j’ai commencé à écrire bien avant de pouvoir en tirer un quelconque bénéfice – je veux dire : en dehors d’une bonne note en rédaction. J’écrivais, avant tout, parce que ça m’amusait ; un peu plus tard, j’ai constaté aussi que ça me permettait de mettre par écrit des choses que je ne pouvais pas énoncer verbalement. Quand je me suis mis à écrire régulièrement, j’avais douze ou treize ans, le cerveau et le corps en pleine explosion pubertaire, j’éprouvais des sensations et des manifestations corporelles bizarres, pour certaines plutôt gênantes (les érections involontaires face à certaines images, les éjaculations nocturnes, les rêves érotiques pour ne citer que ça) ; j’éprouvais aussi des sentiments ou des émotions intenses (la colère, la révolte, le désir…) et tout ça était difficile à exprimer. J’étais très sensible à tout, à commencer par ce que les autres pouvaient penser de moi.

Notez bien que je n’avais pas plus les mots à l’écrit qu’à l’oral : mes journaux d’adolescents sont pleins de circonvolutions, de sous-entendus, de points de suspension. Je ne savais pas encore appeler un chat, un chat. Mais au moins, je pouvais exprimer mon trouble, fût-ce par périphrases, sans avoir à m’interroger sur le jugement qu’il pouvait susciter.

Même si écrire n’apportait ni réponse ni solution, c’était une manière de lever la pression – tout comme le sport, la musique ou le théâtre le permettaient à d’autres. Ecrire me permettait de "ventiler".  

Il en va des écrivants comme des musiciens – ou de toutes celles et tous ceux qui se sentent habité(e)s par une caractéristique vaguement inconfortable au départ - on cherche autour de soi les gens qui nous ressemblent. C’est plus facile pour les musiciens que pour les écrivants. La musique fait du bruit et ça se fait à plusieurs. Écrire, c’est moins voyant et ça se fait en général tout seul. Pour rencontrer d’autres écrivants, le meilleur moyen – et, pendant longtemps, le seul – c’est d’entrer dans les librairies et de fouiner parmi les livres. On finit toujours par croiser des écrivants qu’on prend d’abord pour des modèles et des superhéros avant de se rendre compte que ce sont des frères et des sœurs aîné(e)s, tout bonnement. Eux aussi, ils se sont mis à écrire parce qu’ils/elles étaient « comme ça ». Eux aussi, ils se sont souvent sentis isolé(e) s et ont parfois dû se battre pour qu’on reconnaisse leur droit à être ce qu’ils étaient. Et quand on les rencontre à travers leurs textes, on leur est infiniment reconnaissant. 

2° J’ai écrit ensuite par imitation et émulation, et enfin par plaisir de manier l’instrument


("Prez" à gauche, "Bird" à droite) 

Les jeunes dessinateurs commencent par imiter les artistes qu’ils aiment. Et je me souviens avoir entendu, lors d’une évocation à France Culture, que tout jeune, Charlie Parker se passait les disques de Lester Young pour reproduire avec son premier saxophone les solos de son idole. Aujourd’hui, j’aime savoir que lorsque je me suis mis à reprendre les histoires que j’avais lues, je ne faisais rien d’autre qu’imiter des écrivants chevronnés. En reprenant, en imitant, puis en cherchant à m'affranchir de mes modèles, j’apprenais à utiliser des mots, des phrases, des formes, des scénarios que j’avais lus ou que je reconstituais à partir de ce que j’avais lu. Avant d’en inventer (terme qui signifie découvrir), je cherchais des variations, des variantes, des recombinaisons d’histoires qui m’avaient plu ou qui, plus tard, me venaient en tête. (Les« Et si… » mentionnés dans un précédent texte.) J’apprenais à me servir d’un instrument. Cet instrument, c’était ma main prolongée d’un stylo.

Cet instrument a pour vertus d’être invisible (personne ne sait qu’on écrit), discret (on peut écrire ce qu’on veut, où on veut, quand on veut) et polyvalent (on peut recourir à l’écriture dans des situations très diverses et dans des buts très différents). J’écrivais beaucoup et j’ai constaté que plus j’écrivais, mieux j’écrivais – je veux dire que mon écriture devenait plus lisible (je voulais pouvoir me relire) et plus maîtrisée (je voulais que ça tienne debout).

Et toutes les occasions d’améliorer l’instrument, ou de trouver des modes d’exécution plus pratiques ou plus rapides, je les ai saisies : pour un écrivant compulsif, passer à la machine à écrire, c’était troquer la course à pied contre un vélo ; la machine électrique était une moto ; mon premier ordinateur, un hélicoptère. Celui sur lequel j’écris aujourd’hui, avec toutes ses applications – de la sauvegarde automatique à l’internet, en passant par les logiciels de correction et l’accès quasi immédiat à tous mes anciens fichiers – est un vaisseau spatial et une machine à explorer le temps et la littérature. Car pour écrire, on puise dans tous les textes auxquels il est possible d’accéder. Et mes instruments d’écriture d’aujourd’hui me donnent accès à plus de textes que je ne peux en lire.



Ici encore, la meilleure analogie qui me vienne est celle du musicien professionnel : il connaît son instrument comme s’il était un prolongement de sa main. Et comme il y a autant de musiciens que d’instruments ou de genres, on peut être celui que l’on veut. Celui à qui j’aime m'identifier est le musicien de jazz de formation classique : il a appris le solfège, il peut déchiffrer à vue, jouer sur commande, improviser à partir de thèmes archiconnus ou inventer ses propres mélodies. Et c’est de la diversité qu’il tire ses plaisirs de jouer. Car c’est bien un jeu : je m’amuse, je me fais plaisir – comme en cet instant même, au beau milieu de ce texte dont je n’ai pas encore aperçu la fin, en réponse à une question à la fois vague et précise, simple et immense.

Quand j’écris, je me lis. Je ne pense pas les mots avant qu’ils s’écrivent, je les lis et je les entends à mesure qu’ils apparaissent, que le ruban de phrase se déroule et cette lecture que je me fais à moi-même fait partie du plaisir car je n'aime pas seulement écrire, j'aime me raconter des histoires. Je ne suis pas seulement un « rat qui construit le labyrinthe dont il se propose de sortir », comme le disait Perec (et Queneau avant lui, il me semble) ; je tends mon propre fil d’Ariane pour pouvoir arpenter le labyrinthe à reculons, l’explorer encore et encore, lui apporter toutes les variantes qui me semblent opportunes.  

3° Quand j’ai commencé à être lu, j’écrivais en travaillant d’autres matériaux que les miens

Je n’ai pas attendu qu’on m’écoute pour parler. Je n’ai pas attendu qu’on me lise pour écrire. Mais chaque fois que j’ai senti que ce que j’écrivais pouvait être lu, j’ai écrit avec plus d’acharnement et d’énergie. A une époque où le seul moyen d’entrer en contact avec des personnes très éloignées était le courrier, j’ai écrit des lettres, sans garantie d’obtenir une réponse. Je ne sais pas combien j’en ai écrit, mais j’ai écrit à beaucoup de gens – et à la fin de l’adolescence, j’ai reçu des réponses : d’Isaac Asimov, de René Goscinny, d’une éditrice du Marvel Comics Group. Bien sûr, cela m’a rendu fier, mais cela m’a surtout appris que lorsque j’écrivais, j’étais lu puisque certains de mes interlocuteurs me répondaient.

Pendant mes études, j’ai couvert des blocs-notes et des cahiers pour lutter contre l’atmosphère asphyxiante de la fac, mais j’ai aussi envoyé des lettres aux journaux et revues que je lisais. Ça m’a valu deux fois l’intégrale de la page courrier de Libération (j’ai toujours écrit « long ») et un engagement à la revue Prescrire.

Comme le musicien qui se joint à une formation, l’écrivant qui embarque dans une entreprise collective doit mettre de côté ses projets personnels. Ça peut sembler contraignant – et à certains égards, ça l’est – mais pour l’écriture comme en musique les contraintes ont des fonctions libératrices. Quand on est obligé de s’en tenir à deux colonnes, comme je l’ai été à la revue Prescrire à la fin des années quatre-vingts, on apprend à écrire court – et j’en avais besoin. Dix ans plus tard, quand on m’a confié une page consacrée aux téléséries dans Télécâble hebdo, j’écrivais des notules de trois lignes destinées à donner aux spectateurs le désir de regarder telle série ou tel épisode. Et, si j’en crois les lecteurs que j’ai eu la chance de rencontrer, ça marchait. Quand on est contraint à travailler un matériau qui n’est pas le sien, on apprend l’humilité – et la rigueur. On apprend aussi à respecter ceux qui travaillent fort – et à faire la différence entre un commentaire constructif et de la malveillance pure et simple.



Quand, après plusieurs années d’exercice à la campagne et de journalisme médical, j’ai envoyé un texte de fiction aux deux fondateurs de Nouvelles Nouvelles, Daniel Zimmermann et Claude Pujade-Renaud, ils m’ont répondu que ma nouvelle était publiable – à condition de la retoucher. Pas de problème. Je le faisais depuis longtemps. J’avais appris à voir mes textes non comme des objets sacrés, mais comme des pièces – comme on en joue au cours d’une jam-session. Certaines tiennent debout, d’autres non. Certaines sont conservées, d’autres ne le sont pas. Toutes peuvent être retouchées, rejouées, réinterprétées. L’important, ce n’est pas la pièce en elle-même – quelle que soit la fierté qu’on puisse tirer de la voir enregistrée (publiée), rejouée (lue) et commentée par d’autres. L’important, c’est de pouvoir jouer comme on veut, tant qu’on veut dans toutes les circonstances possibles. Et quand un concert s’achève, on rentre bosser sur les pièces de l’engagement suivant. Et on joue ce qu'on veut, pour soi, en attendant de pouvoir le faire pour les autres. 

Écrire pour de l’argent, c’est se plier à des obligations – remettre à l’heure un texte au format, qui remplit la commande. Très vite je me suis rendu compte que quand je respectais ces règles – et surtout les deux premières (les délais, la longueur), je pouvais infléchir la contrainte de contenu, la modifier en fonction de ce qui m’intéressait, moi. Parce que je respectais les contraintes de fabrication et les commandes, je pouvais de temps à autre prendre des libertés à l’intérieur des contraintes. Ça aussi, c’est un apprentissage précieux. Ça m’a beaucoup aidé à tenir ma chronique sur France Inter, en 2002 : je savais écrire sous contrainte, et m’amuser en trois minutes (enfin, parfois quatre, au grand dam de mes employeurs...)

Je n’ai plus aujourd’hui d’activité journalistique mais je suis heureux d’avoir goûté un peu à tout – la chronique quotidienne pour France Inter, les pages hebdomadaires pour Télécâble Hebdo, les articles mensuels pour Prescrire et Que Choisir Santé. J’écris aujourd’hui des articles sur les téléséries pour une revue de Montréal, L’inconvénient, des textes occasionnels pour d’autres revues et, de temps à autre, je vais faire une chronique à la première chaîne de radio de Radio-Canada. J’aime vraiment beaucoup la radio. J’y reviendrai.




4° J’écris aussi pour me mettre en valeur

Comme celle de tout être vivant, la vie d’un humain est régie par deux nécessités : survivre et se reproduire. Ces deux nécessités guident nos comportements, de manière parfois paradoxale et toujours complexe. Longtemps, j’ai cru que j’écrivais pour supporter le monde et son absurdité, pour ne pas étouffer, pour dire ce que je ne pouvais confier à personne, pour aiguiser ma pensée et affuter mes arguments – bref, pour faire face. Et c’était vrai. Écrire m’a servi à ça. Un jour, j’ai vu que ça me servait aussi à gagner ma vie. Adolescent, je rêvais de vendre mes nouvelles à des revues et de publier des romans populaires comme les écrivains des années cinquante qui m’avaient servi de modèles. Mais ce qui avait été vrai autrefois aux États-Unis ne l’avait jamais été en France, où les revues publient rarement des nouvelles, encore plus rarement contre monnaie sonnante et trébuchante, et pour ainsi dire jamais celles de débutants.
 
A la fin des années quatre-vingt-dix, j’avais fait mon deuil de l’idée que je pourrais vivre en écrivant des textes personnels. Mon unique roman, publié dix ans plus tard, avait rencontré un succès d’estime et s’était peu vendu, mais depuis quinze ans j’avais gagné ma vie en écrivant dans des revues ou en traduisant. On ne le répètera jamais assez, la traduction consiste à lire avec curiosité, puis à écrire avec précaution, puis à relire avec des précautions redoublées ; et si tant de traductions sont si mauvaises, ce n’est pas seulement parce que leurs traducteurs n’ont pas compris le texte de départ, c’est surtout parce qu’ils n’ont pas lu leur texte d’arrivée ; s’ils l’avaient lu, ils auraient vu qu’ils n’avaient pas compris et seraient retournés à la source pour corriger leur erreur. Le mauvais traducteur, à mon sens, est en tout premier lieu un lecteur négligent et paresseux des textes qu’il traduit, un lecteur vaniteux de ceux qu’il écrit. J’ai été, je l’avoue, l’un et l’autre, à plusieurs reprises. Mais, le plus souvent, je m'efforçais de mériter l'argent qu'on me versait pour traduire et d'honorer le texte qu'on me confiait. 

Pour « vendre » son écriture – à une revue en quête de rédacteur, à un éditeur en quête de traducteur – il faut savoir montrer ce qu’on sait faire. Les textes sont comme les portfolios de l’artiste ou les démos du musicien. On ne les montre pas seulement aux employeurs ou aux producteurs potentiels. On s’en sert aussi pour se mettre en valeur aux yeux des autres – et d’abord, aux yeux de partenaires potentiel (le) s. Tout bien considéré, montrer ce qu’on a écrit, c’est comme se balader torse nu sur la plage. C’est fait pour attirer les regards, susciter l’intérêt, éveiller le désir.

La survie de nos gènes passe par leur transmission à la génération suivante et la plupart des humains obéissent à cette programmation naturelle. En se montrant, chaque individu affiche la qualité de son bagage génétique, et suscite l’intérêt des partenaires possibles. C’est ce que les psychologues évolutionnistes nomment du fitness display : la mise en avant par un individu d’aptitudes (physiques et mentales) indiquant la qualité de ses gènes. Si les paons mâles paradent en arborant des queues absurdement encombrantes c'est parce que ces ornements coûteux en énergie (et qui font de ces oiseaux des proies faciles) ont pour but de démontrer aux yeux des femelles qu'ils sont de bons partenaires potentiels : seul un individu solide et intelligent peut se balader avec ça et avoir échappé aux prédateurs. 

Le fitness display, c'est ce qui pousse beaucoup de garçons à exhiber leurs muscles sur la plage, à prendre des risques en faisant des acrobaties ou à faire la démonstration de leur habileté en planches à roulettes. C'est aussi ce qui pousse d'autres garçons à choisir les échecs, les jeux vidéo ou le théâtre. Même si on le pratique en toute ignorance – ou par un mélange d’inconscience, d’incrédulité et de déni, les effets sont là : on attire les regards. Et plus on attire les regards, plus les occasions de rencontre sont nombreuses, et plus on peut choisir quelles rencontres on fera. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner qu’une « vedette » — quelle que soit l’aptitude qui fait sa célébrité – attire par sa renommée et sa réputation un nombre croissant de partenaires potentiel (le) s, et que ces partenaires se la disputent en toute bonne logique biologique : ses gènes sont attirants. 

(NB : Ici, « biologique » ne signifie pas « bon », moralement acceptable ou tout à fait inéluctable, mais désigne un mécanisme courant, commun au plus grand nombre et qu’il faut admettre et connaître pour s’en affranchir en toute conscience.)

De tous les moteurs de l’écriture (et de n’importe quelle activité « spectaculaire »), c’est le plus embarrassant à reconnaître : il remet tout d’un coup en cause la « pureté » des motivations des écrivants les plus « engagés », les plus « altruistes », les plus « généreux ».

A la vérité, rien dans le comportement humain n’est « pur ». Nous sommes altruistes et intéressés, égoïstes et généreux, extravertis et introvertis, heureux et dépressifs, indépendants et attachés, courageux et lâches, engagés et évitants – tout cela en fonction des situations, de manière inégale et personnelle – parce que nous sommes tou(te) s différent(e) s et nous avons tous une vie qui n’est pas superposable à celle d’un(e) autre. Celles et ceux d’entre nous qui développent une aptitude désirable aux yeux des autres ne peuvent pas éviter de susciter le désir ; ils peuvent seulement décider d’en profiter ou non. Et même lorsqu’un(e) écrivant(e) ne multiplie pas les relations amoureuses et reste lié à la même personne pendant de nombreuses années, rien ne permet d’affirmer que cette relation est totalement étrangère à ses aptitudes. Nous sommes ce que nous sommes, et c’est pour cela que l’autre s’attache à nous – ou, un jour, se détache.

Aparté : la chance y est pour beaucoup

Beaucoup s’accordent à dire que les meilleurs disques du pianiste Bill Evans sont ceux qu’il a gravés en trio avec le contrebassiste Scott LaFaro entre 1959 et 1961. LaFaro aurait pu être l’un des musiciens les plus productifs de sa génération s’il n’était pas mort en 1961, à l’âge de vingt-cinq ans, dans un accident de voiture. George Gershwin a été terrassé en pleine gloire par une tumeur du cerveau avant d’avoir atteint la quarantaine. Quant à Albert Camus, il est mort lui aussi dans un accident de voiture, à l’âge de quarante-sept ans.

J’ai eu de la chance : j’ai déjà vécu un peu plus de soixante ans et, pour le moment, échappé aux tumeurs, aux accidents et à toutes les autres causes de mortalité. Cela m’a donné non seulement le temps d’apprendre à maîtriser mes instruments, mais aussi d’en vivre et de produire beaucoup de textes.

Écrire est une chose. Accumuler autant d’expériences en est une autre, et elle doit tout à la chance (à commencer par celle de rencontrer un éditeur hors du commun). J’ai bien conscience aussi que, tout bien considéré, l’écrivant dispose d’un atout certain : il n’a besoin de presque rien et surtout de personne pour s’exprimer. C’est encore plus vrai aujourd’hui : nul besoin d’éditeur pour tenir un blogue ou publier un livre électronique. Certes, l’internet permet à toutes celles et tous ceux qui s’expriment de montrer ce qu’ils savent faire. Les blogues de dessinateurs, de photographes, de peintres, de sculpteurs, de danseurs et de musiciens sont là pour le prouver. Facebook et YouTube sont les meilleurs amis du fitness display. Souvenez-vous en chaque fois que vous changez la photo de votre profil et que vos amis vous félicitent pour votre bonne mine, chaque fois que vous visonnez la vidéo d'un virtuose de quatorze ans jouant du piano au beau milieu d'une gare... ou que vous cliquez sur le lien du nouveau texte posté par l'un des écrivants que vous aimez suivre sur FB ou Twitter. 

Mais, contrairement à d'autres produits de l'expression humaine, un texte reste ce qu’il y a de plus facile, sinon à produire, du moins à diffuser : qu'on l’imprime sur du papier ou qu’on le poste sur une page web il ne perd rien. La consultation n’est pas compromise par la taille de l’écran (comme l’est un travail plastique qu’il faut pouvoir regarder de près), la résolution de l’image (comme le serait une photographie), ou les performances sonores (comme l’est un morceau de musique). Avec un texte, qui n’aura toujours que deux dimensions, What you see is all there is. 

J’ai de la chance : je n’ai pas besoin d’être accompagné pour chanter. Je n’ai pas besoin d’équipe pour éclairer ma scène ou fabriquer mes décors, je n’ai pas besoin de galerie pour m’exposer ou d’ingénieur du son pour me mixer. Je peux toujours écrire mon texte et le poster sur un blogue – comme je l’ai fait pour celui-ci.

5° J'écris parce que j'aime soigner 

Etant donné ce qui précède, je ne vais pas prétendre que le fait de tenir un site d'information gratuites sur la contraception est exclusivement altruiste. Mais dans la mesure où l'immense majorité des personnes qui le consultent me restent tout à fait étrangères, n'adhèrent pas à un club de fans ou à une secte centrée sur ma personne et n'achètent mes livres que si elles en ont envie (et non en échange des informations que je leur donne), on peut dire qu'en première approximation, c'est un site aussi altruiste que possible. 

Le fait est que, par ailleurs, j'aime soigner. Et que le premier soin, c'est l'explication qui rassure. J'ai passé la plus grande partie de ma carrière de praticien à rassurer, à répondre à des questions, à donner des explications, des repères, des trucs. Je n'ai pas pu rassurer tout le monde, mais j'ai presque toujours pu aider les gens qui étaient devant moi à relativiser. Je ne suis pas mécontent d'avoir vu des patients sortir de mon bureau en oubliant l'ordonnance dont ils n'avaient plus besoin. Je ne suis pas malheureux d'avoir passé parfois une heure ou deux à attendre qu'une femme asthmatique ou qu'un homme souffrant d'une douleur insoutenable soit soulagé par les médicaments que je leur avais administrés. Je peux même dire que c'était essentiellement pour ça que j'aimais la pratique médicale : pour le plaisir de voir les gens aller mieux - ou moins mal - en sortant qu'en entrant.

Il y a des gens pour qui faire du bien, ça fait du bien. Répondre à des questions envoyées par des milliers d'internautes, comme je l'ai fait depuis une douzaine d'années et comme je le fais encore un peu, ça m'a fait beaucoup de bien. Ce n'est pas complètement altruiste, mais je ne crois pas que ça ait volé ou lésé grand-monde d'avoir soigné (et écrit) pour ça. Sauf les inventeurs de maladies et autres terroristes de la santé. Mais ceux-là, qu'ils s'étouffent.


6° J’écris parce que ça me donne des occasions de parler

Je suis un bavard impénitent. C’est une aubaine pour les gens qui m’invitent à parler : il suffit qu’ils appuient sur le bouton pour me mettre en marche. J’aime parler autant que j’aime écrire. J’ai toujours des histoires à raconter. Et parler, c’est plus simple qu’écrire. Pour ce qui me concerne, du moins. Il y a une dizaine d’années, j'ai lu un entretien avec Camille Laurens (dans Libération, je crois) où celle-ci expliquait qu’elle écrivait en particulier parce que, chez elle, tout le monde se taisait. Ça m'a fait réfléchir : chez moi, tout le monde avait quelque chose à dire et parlait en même temps, de sorte que lorsque j’étais gamin, j’avais vraiment du mal à en placer une. Bon, j’aurais écrit de toute manière, mais l’une des gratifications indirectes que me procure l’écriture, c’est que ça me donne beaucoup d’occasions de parler – de mes livres, de relations de soin, de téléséries ou d’autres sujets qui me passionnent, toutes choses que je brûlais déjà de faire quand j'étais enfant.

J’aime bavarder et j’aime écouter. J’aime écouter les autres avancer leurs arguments, répondre par les miens, débattre. J’aime qu’on me raconte des histoires, et j’aime raconter des histoires. Rien ne me rend plus heureux que la perspective de donner une conférence. J’en ai donné beaucoup depuis 1998. Vraiment beaucoup. Au début, je les écrivais soigneusement et je les lisais. Il m’arrivait cependant souvent de m’éloigner du texte pour insérer des apartés, des anecdotes, des idées qui me venaient en lisant. Petit à petit, j’ai cessé de rédiger mes conférences. J’y pense longuement – le plus souvent dans les jours qui précèdent – je note sur un carnet le plan général, les exemples, anecdotes et articulations de la causerie, et quand j’arrive au micro, je me lance. Je ne m’assieds plus derrière une table, j’ai horreur de ça ; s’il y a un pupitre, c’est parfait ; s’il n’y en a pas, je m'assieds sur la table ou je reste debout et je marche de long en large.

J’aime parler des  livres que j’ai écrits, que je suis en train d’écrire, que je vais écrire un jour ou non ; des livres et des films que j’ai lus et qui m’ont appris quelque chose ; des personnes qui m’ont marqué et formé ; de soin et d’écriture.
J’aime donner des causeries comme j’aime en écouter. Rien ne me transporte plus qu’un bon conférencier, qu’il parle d’anthropologie, de psychologie, d’histoire ancienne ou de théorie des voyages dans le temps ; et c’est à ces conférenciers que je pense quand je parle à un public, petit ou grand. J’aime sentir les murmures et les remous, entendre les rires et les silences. J’aime avoir le sentiment que je raconte bien.

(Et là encore j'ai de la chance : écriture et parole ne dépendent pas des mêmes zones du cerveau. Si je perdais l'une, j'aurais de bonnes chances de pouvoir continuer à abuser de l'autre. Et de vous, par la même occasion.)

Et c’est ici – merci de m’avoir suivi tout au long de ce développement – que je voulais en arriver, et répondre à la question initiale en bouclant la boucle : j’écris et je parle parce que j’aime et je suis fait pour les histoires - les écouter, les imaginer et les raconter. L’écriture et la parole m’importent parce qu’elles sont des moyens : les vecteurs de récits. Je ne serai jamais un styliste de l'écriture parce que dans mon esprit, le mot compte moins que la phrase, la phrase moins que le paragraphe, le paragraphe moins que le chapitre, et chaque chapitre moins que l’ensemble. Tant pis si tout dans le livre n’est pas lisse partout ; l’essentiel, c’est que ça se lise au galop, et qu’on ne le lâche pas.

Quand on lit, bien sûr on se souvient de phrases et de formules. Je suis le premier à cultiver les aphorismes, les tirades et les phrases à l’emporte-pièce et rien ne me fait plus plaisir qu’un lecteur qui me tend un livre en souriant et dit « Euhlamondieu, ça me fait plaisir de vous rencontrer ! » Mais ce qui me rend le plus heureux, c’est de lire « J’ai plongé dans votre livre et je n’en suis sortie qu’au bout de deux jours » ou d’entendre « Tout ce que vous avez raconté ce soir est passionnant, j’aurais voulu que ça ne s’arrête pas. » Et nul ne me fait plus plaisir, lors d'une rencontre avec des lecteurs, que celui qui me dit : "J'adorais vos chroniques sur France Inter". Cette année de radio (2002-2003) a été l'une des plus belles expériences de ma vie : tous les matins, je m'adressais à des centaines de milliers de personnes comme si je parlais à l'oreille d'une seule, j'abordais ce que je voulais en toute liberté et les interactions avec les auditeurs étaient d'une extraordinaire richesse. France Inter a fait disparaître de son site internet toute trace de mon passage, mais je suis heureux qu'on puisse toujours et encore écouter les chroniques que j'ai faites sur Arteradio.com. Et je rêve d'animer, ne serait-ce qu'un été, une émission de radio hebdomadaire. On peut rêver et à bon entendeur, salut ! :-)

J’aime que des lecteurs ou des auditeurs inconnus me disent que, pour un temps, ils se sont sentis transportés ailleurs et qu’ils en ont été heureux. Je suis heureux quand ça vient de mes amis. C’est encore plus gratifiant si ça vient d’inconnu(e)s : nous ne nous devons rien, ils n’ont pas d’attente à mon endroit et je n’ai rien à leur prouver. Ils ne sont pas obligés de lire ou d'écouter. Et s'ils le font, et prennent la peine de me dire que ça leur a plu, c'est parce que je fais bien mon boulot de conteur.

J’imagine qu’il en va de même pour les acteurs, les chanteurs, les musiciens, les danseurs : ils aiment faire ce qu’ils font et emporter les autres par leur jeu. C’est du fitness display, certainement. Mais c’est aussi, tout simplement, du plaisir partagé. Éphémère, mais intense. Intangible et, pour cela, inestimable.

lundi 18 mai 2015

Le métier d'écrivant (32) - La part de soi

La fin de semaine passée, je me trouvais à Knowlton, aux Printemps meurtriers, rencontres autour du roman policier créées par Johanne Seymour. C'était la quatrième édition. J'ai eu l'honneur d'y être invité la première année pour Les Invisibles, puis je me suis joint au noyau d'écrivains qui voulaient soutenir l'entreprise et j'y retourne chaque printemps.

C'est toujours un plaisir, car lorsqu'ils se réunissent, les auteurs de polar - autrefois, en France, on disait de rom-pol, de "littérature criminelle" ou "de mystère" -, n'ont pas tout à fait le même état d'esprit que les auteurs de littérature générale. Le ("mauvais") genre de leurs livres y est pour beaucoup, mais je pense que c'est d'abord leur personnalité qui fait la différence - c'est elle qui leur a fait choisir ce "mauvais" genre, après tout. Où qu'ils soient, quand on les rassemble, c'est toujours la même décontraction, la même bonne humeur bon enfant, la même chaleur, la même amitié. Il faut dire que beaucoup se connaissent depuis très longtemps - et que leurs lecteurs les suivent souvent de près.

Cette année, comme les années précédentes, les activités proposées au public étaient principalement des "Classes de maître" (ateliers animés par un écrivain) et des "Rendez-vous coupables", rencontres avec un trio d'auteurs autour d'un thème imposé.
(Voir le programme ici.)

J'ai assisté à plusieurs de ces rendez-vous. Le dernier m'a particulièrement réconforté. Il rassemblait Jean-Jacques Pelletier, Richard Ste-Marie et Martin Michaud autour d'une question simple, celle de la "part de soi" que chacun met dans ses personnages, les emprunts à l'autobiographie, aux proches, aux situations vécues. La causerie était d'autant plus intéressante qu'elle était animée par Richard Migneault, lecteur parmi les lecteurs, anthologiste émérite et connaisseur intime des écrits des trois invités.



De g à d : Richard Migneault, Richard Ste-Marie, Jean-Jacques Pelletier, Martin Michaud. (c) Photo : Guy Raymond.

C'était réconfortant parce que tous trois parlaient avec beaucoup de simplicité, de finesse et de bon sens de ce qu'ils considèrent tous (et je pense que personne n'aurait contesté ça dans la salle) comme un travail. Jean-Jacques Pelletier nous a confié comment, dans son dernier roman, il a transposé la maladie de sa compagne en l'attribuant à la compagne du personnage principal ; Richard Ste-Marie a expliqué avec beaucoup de bonhomie sa surprise en découvrant que le thème de ses deux premiers livres était le même et que son plaisir d'écrire était de "voler des phrases et raconter des menteries" ; Martin Michaud nous a décrit les processus successifs d'accumulation, de condensation puis de rédaction de ses livres. Tous étaient d'accord pour dire qu'ils éprouvent en écrivant le plaisir de l'artisan (JJP), qu'on écrit avec ce qu'on est (RSM) et que "Non, les personnages ne font pas ce qu'ils veulent, c'est toi le patron !" (MM).

C'était réconfortant et rafraîchissant de les entendre. Ils exprimaient, sans chichi ni fausse modestie, des choses que je ressens depuis longtemps sans avoir pu mettre des mots dessus. Et ils ont énoncé une chose assez simple, mais qu'on n'en finira probablement jamais de répéter : tout texte de fiction est, peu ou prou, pétri d'éléments personnels. Du texte d'autofiction comme fils de Serge Doubrovsky au roman de science-fiction le plus échevelé tel que Ubik de Philip K. Dick, il y a toujours une part de soi dans ce qu'on écrit. La question n'est donc pas (il me semble) : "Est-ce que ce texte est autobiographique ?" mais "Dans quelle mesure puise-t-il dans l'expérience sensible de l'auteur ?"



Dans l'oeil du lecteur - surtout s'il est à la recherche d'éléments croustillants à rapporter à une personne réelle - un roman "réaliste" (contemporain) semblera plus "autobiographique" qu'un roman policier. Mais c'est une illusion d'optique. Je relisais hier soir des chapitres de Touche pas à mes deux seins, mon premier roman d'énigme. Il est bourré d'éléments (et de personnages) de ma vie. Mais je n'ai jamais enquêté sur un crime, je n'ai pas été l'ami intime d'un juge d'instruction ou d'un jeune anarchiste - même pendant mes jeunes années - et si j'ai connu des jumelles, je n'ai pas eu avec elles les relations décrites dans le récit. Pas même de loin. Pourtant, c'est un roman qui dit des choses très personnelles, très intime, de manière transposée mais sincère. Et il y a quelque chose de réconfortant dans le fait qu'on ne me demande jamais s'il s'agit d'un roman "autobiographique", mais qu'on me dise qu'on a eu du plaisir à le lire. L'essentiel, n'est-ce pas qu'un roman se tienne, pour le lecteur, sans qu'il sache quoi que ce soit de l'auteur ?



Ecrire c'est raconter des histoires (les "menteries" de Richard) pour dire la vérité. La vérité de soi au milieu d'une perception (une parmi d'autres, dirait Martin) de la réalité du monde. Et tout ça, avec joie et excitation, en jouant des mots, des phrases, des personnages, des lieux, des intrigues comme avec les briques de ces jeux de construction que nous aimions (nous rappelait Jean-Jacques) quand nous étions enfants.




Merci, les amis.












jeudi 14 mai 2015

Le métier d'écrivant (31) - L'écriture, un état mental modifié ?

A la suite de l'article précédemment posté ("A quoi je pense devant ma page blanche"), A. me renvoie une rafale de questions (en italiques). J'essaie d'y répondre.

Plein de choses surgissent à la lecture de cet article :
Le fait que ce sont des mots qui émergent en premier, qui sont représentés dans ton esprit. Est-ce que ce sont des mots issus de ce que tu as vécu (= représentation de ton expérience), des mots lus dans tes lectures du moment, des mots que tu aimes ? Le sais-tu ? t'en rappelles-tu ?

En général, ce sont des phrases entendues ou lues, mais aussi, comme je l'ai mentionné, des situations hypothétiques, qui s'élaborent au fil de la pensée - avant toute écriture. Pour Le Choeur des femmes, par exemple, je voulais d'abord raconter les dialogues entre un médecin et les patientes dans un centre de planification. Ca aurait commencé par les phrases que je disais : "Que puis-je faire pour vous ?" ou même, à la fin de ma pratique, j'invitais la patiente à s'asseoir et je disais simplement : "Racontez-moi."
Narrativement parlant, je trouvais ça un peu fruste (le médecin écoute, la patiente parle) et je me suis dit : "Je vais introduire un tiers" - le médecin en formation. C'était forcément plus dynamique. C'est une situation que j'avais connue un peu, mais pas beaucoup (je ne voyais pas souvent d'internes ou d'étudiants à mes consultations), et ça me donnait envie de l'explorer.

Ensuite je me suis demandé : "Est-ce un homme ou une femme ?" Et très vite, il m'est apparu que ça serait une femme "masculinisée" par la médecine. Elle serait écartelée entre sa profession et son genre. Et en plus, elle serait dans une position inconfortable : chirurgienne contrainte d'écouter, émotionnellement défensive, anatomiquement "ambigüe", etc. Du coup, ça m'a donné le début : le monologue intérieur de Jean, qui, pendant quarante page, s'exprime comme un homme - au point que les lecteurs, eux aussi, pensent que c'en est un. Et ça, c'était une contrainte d'écriture que je voulais expérimenter aussi.

Je ne suis évidemment pas le premier à le faire, un excellent roman de Gilles Rozier, Un amour sans résistance, est fondé sur ce principe narratif : on ne sait pas, d'un bout à l'autre, si le narrateur est un homme ou une femme. Et je sais qu'Anne Garetta a fait quelque chose de similaire dans son premier roman, Sphinx (que je n'ai pas lu, mais qui a aussi une très bonne réputation). Dans Le Choeur des femmes, comme dans La Vacation, où la narration est entièrement faite à la deuxième personne, j'emprunte un procédé qui convient à ce que je veux raconter. Ce type de choix fait toujours partie de mes réflexions préalables (non écrites) à la rédaction d'un roman.

Il s'est passé la même chose quand j'ai cherché comment écrire La Maladie de Sachs et Les Trois Médecins : je n'ai pas cessé de "mouliner" l'idée de départ dans ma tête en me demandant "Comment je raconte ça ?" Pour Sachs, c'est venu par élimination : si ce n'est pas le médecin qui raconte, ni un narrateur omniscient, alors ce sont tous les autres qui racontent (et, du coup, tous les personnages ont des noms d'écrivain... :-)

Pour Les Trois médecins, je passais mon temps à me dire : "Je veux raconter mes études de médecine sous la forme d'un roman d'aventures et d'amour, politique et épique, qui parle de l'amitié. Mais c'est impossible, personne n'a jamais fait ça." Et quand il m'est venu que si ! Dumas l'a fait ! et que je pourrais reprendre la trame (et l'esprit) des Trois Mousquetaires, tout s'est mis en place et je me suis mis à écrire au galop. Donc, pour résumer : je pars d'une situation ou de paroles ("Je veux raconter telle chose ") qui font l'objet d'une élaboration mentale parfois assez longue. Et une fois que j'ai deux éléments indispensables ("Comment je raconte ça ?" et "Qui parle ?"), je me mets à écrire.

Dans le livre que je termine actuellement, il y a deux narrateurs, le premier est l'enfant dont c'est l'histoire, le second est très peu conventionnel et reste inconnu (et très mystérieux, j'espère) jusqu'au dernier chapitre. C'est seulement après avoir décidé qui était l'autre narrateur que j'ai pu commencer à écrire.

Les "voix intérieures" qui te dictent le texte à écrire m'interrogent bcp. Comment y as-tu eu accès ? Comment "deales-tu" avec ? Sont-elles irrépressibles ? Ont-elles tjs été là ? Ont-elles un lien avec les personnages de livres lus dans ton enfance ? Ont-elles un timbre particulier ? familier ? (La liste d'interrogations est longue.)

Ces voix intérieures sont celles des personnages, des narrateurs. Quand j'écris à la troisième personne, c'est le plus souvent pour une nouvelle. Un roman, il y a toujours des personnages qui le racontent. Alors je ne crois pas qu'il s'agisse de voix particulières, mais plutôt d'une "vocalisation" de la narration dans ma tête (je ne sais pas si ce que je dis là a du sens...) - le narrateur n'est pas désincarné, il a un corps, une personnalité. Et je n'ai pas à "dealer" avec cette vocalisation, c'est ma manière de raconter - et d'être, probablement. Même quand je parle, je raconte. J'évoque ce que j'ai lu, vu, entendu, vécu, en appui de ce que je dis. En conférence, je fais tout le temps des apartés qui sont autant d'histoires insérées dans mon propos pour illustrer ce que je dis ou qui viennent par associations libres. Et le timbre, c'est celui de ma voix intérieure, celle que j'entends quand je lis. Bref,  je suis un narrateur monophonique. :-)

Alors je ne crois pas que ça vienne de mes lectures (ou du fait que j'écoutais beaucoup la radio ou des livres-disques quand j'étais petit), je pense que c'est l'inverse : c'est parce que j'aime les narrations "vocalisées" et personnalisées. L'un des romans les plus saisissants que j'aie lus, The French Lieutenant's Woman (La maîtresse du lieutenant français) de John Fowles, utilise un procédé épatant : c'est écrit à la troisième personne, et de temps à autre, sans crier gare, Fowles s'adresse au lecteur comme s'il était en train de nous lire son roman à haute voix et s'arrêtait pour faire des commentaires. Ca donne au livre une énergie saisissante. J'aimerais être capable de faire ça.

Les mots qui t'arrivent en premier, avant que tu ne te mettes à écrire, t'apparaissent sous quelle modalité : phonique, graphique, sémantique ?

Phonique. Je ne vois pas les mots écrits, je les entends. Et c'est le ton de la voix qui leur donne leur sens, leur énergie, leur ironie ou leur sérieux.

Pourquoi les mots écrits libèrent-ils davantage d'autres mots que les mots prononcés à l'oral ?

Je ne pense pas qu'ils les libèrent davantage, mais ils le font autrement. Je procède essentiellement par association d'idées ou d'images à travers les associations de mots. Un mot en appelle un autre, et ça donne une expression, une formule. Et les phrases appellent des images ou des souvenirs ou des idées et ça donne d'autres phrases. Ca se produit aussi quand je parle, et c'est très agréable de pouvoir utiliser ça pour improviser une conférence à partir de quelques notes jetées sur une page de carnet, mais pour un article ou un livre c'est différent : j'écris et ensuite je relis et je peux remanier, mettre de côté ce qui est une digression et reprendre ce qui n'est pas complètement développé, ou permuter un paragraphe avant un autre, etc.

Mettre ses mots sur le papier, et encore plus sur un écran, où on peut les manipuler comme on veut, c'est beaucoup plus riche que les dire. Les paroles s'envolent. Et parfois c'est dommage : ça m'arrive régulièrement d'avoir une idée au moment où je parle (je m'entends la dire, je l'élabore en même temps que je la dis) et je la note quand je peux, mais quand c'est pendant un cours ou une conférence, c'est plus difficile, et je le regrette.

C'est pour ça que je ne dis jamais non aux personnes qui demandent à m'enregistrer ou à me filmer ; et j'ai plaisir à me réentendre parce que je retrouve le cheminement de pensée et parfois les idées qui me sont venues pendant que je parlais mais que j'ai oubliées ensuite. Parler et écrire, pour moi, sont des processus de travail de la pensée. En parlant, en écrivant, je cherche, je teste, j'affine. Mais quand c'est de l'écrit, c'est beaucoup plus simple à travailler, et plus riche aussi.

Dans ton texte, vers la fin, j'ai lu à plusieurs reprises "révolution", plutôt que "résolution". Mais j'ai l'impression que c'est le même sens, au fond ("révolution" avec le sens "trajet sur lui-même")

J'ai choisi "résolution" à dessein : je suis résolu, et j'aspire à des solutions... Une révolution, c'est quelque chose qu'un corps céleste fait autour d'un autre. C'est un peu répétitif. Et je cherche plutôt l'évolution. Le pas en avant.

Est-ce que les mots découlent directement de ton esprit sur le clavier, ou tu fais filtre, à cette étape ? Ou bien c'est une fois les mots écrits que tu fais filtre, lors de la relecture ? Une sorte de garde-fou ? qu'est-ce qui fait filtre, dans ton cerveau, selon toi ?

Je ne sais pas si je peux répondre précisément à cette question. Quand j'écris, j'ai la sensation (et sans doute l'illusion, si j'en crois deux livres lus ces dernières années - Thinking fast and slow, de Daniel Kahnemann ; The Folly of Fools: The Logic of Deceit and Self-Deception in Human Life de Robert Trivers) que mes pensées s'inscrivent directement, sans filtre. Mais je filtre quand même : en choisissant un mot plutôt qu'un autre, en effaçant un bout de phrase et en ajoutant autre chose, en allant dans une direction plutôt qu'une autre. Ca semble se faire spontanément, mais en réalité, la pensée est un processus très inconscient, et ce que nous exprimons de vive voix ou par écrit n'en est que la partie émergée.

Cela étant, j'ai aussi le sentiment que d'autres filtrages ont lieu plus tard, à la relecture/réécriture (je relis/réécris tous mes textes de nombreuses fois, d'un bout à l'autre, mais aussi en me concentrant sur certaines parties, pages, paragraphes, phrases). Et ces filtrages sont multiples : changer les noms de personnages utilisés dans une version initiale ; inverser des dialogues (parce que ça correspond mieux à un personnage qu'à un autre, mais à la première écriture je ne l'ai pas vu) ; et bien sûr réécrire des phrases, changer des tournures, choisir d'autres mots, etc. Tout ça est du filtrage de sens, ce n'est pas seulement "esthétique" ou "cosmétique". C'est les deux à la fois. Quand on change les mots, on modifie à la fois la forme et le fond - car on modifie la perception qu'on en a soi-même et, par conséquent, celle qu'en aura le lecteur.

Par exemple, dans les premières versions de La maladie de Sachs, je dis à un moment que Bruno voit passer dans la rue un couple - une femme âgée et un homme plus jeune - son fils "mongolien". C'est le terme que j'utilisais quand j'étais jeune étudiant en médecine et dans mon esprit il n'était pas péjoratif, mais je l'employais comme synonyme de "personne trisomique" ou "atteinte de syndrome de Down", comme on le dit en Amérique du Nord. Une de mes amies, médecin en Italie, et qui est très investie dans les associations d'aides aux personnes trisomiques et à leur famille, m'a dit que c'était ressenti comme péjoratif. Alors j'ai modifié le texte des éditions ultérieures (en poche, en particulier). Inévitablement, ça change le sens : dans les versions initiales, on peut penser que Bruno a du mépris pour les personnes trisomiques. Ce n'était pas mon intention, mais on ne mesure pas toujours le poids des mots (ni leur perception à quarante ans d'écart). J'essaie de faire attention à ça, mais bien sûr, on ne peut pas tout contrôler.

Est-ce qu'on pourrait imaginer que lorsque tu écris, tu te trouves dans un état mental modifié ?

"Modifié" dans le sens où l'état mental peut être modifié par une drogue ? Peut-être. Quand je suis "dans" un livre, que je ne pense qu'à mon histoire, je suis excité de l'écrire parce que je veux connaître la fin. Et je ne la connais pas toujours exactement : je sais "où" je vais finir (Qui parle à la fin, à qui, de quoi). Mais je ne sais pas exactement quels choix je ferai pour les personnages. Par exemple, il m'est arrivé à de nombreuses reprises de décider qu'un personnage mourait et de changer d'avis in extremis.

Il y a donc toujours une grande part de surprise dans l'écriture, parce que même si c'est moi qui fais raconter l'histoire aux personnages, je ne sais pas toujours exactement quels détails, quels rebondissement vont surgir : je les sens parfois poindre, sans prévenir, une demi-page avant de les écrire. Quand j'en suis à ce stade d'écriture-exploration-découverte, je ne pense plus qu'à l'histoire et à son déroulement. Je ne sens plus mon corps - je peux écrire quinze heures d'affilée et me lever seulement pour me dégourdir les jambes, me faire un café, grignoter une bricole. J'y pense à table, j'y pense en me couchant, j'en rêve, j'y pense tout le temps. C'est même parfois dans la douche ou en faisant la vaisselle que certaines solutions narratives me viennent.

Et dans ces moments-là, quand j'écris, je suis en vitesse de croisière, comme un bateau qui semble glisser sur les vagues, et intérieurement je "plane", un peu comme les coureurs de Marathon qui disent ne plus sentir la douleur, ni la soif, ni la faim, ni rien au bout d'un certain temps de course. Ils sont dans la course, un point c'est tout. Moi, je suis dans l'histoire, un point c'est tout, et j'imagine que si on me mettait dans un appareil à IRM à ce moment-là, on verrait s'allumer des zones du cerveau qui ne s'allument pas au cours d'autres activités mentales. Dans ces moments-là, je ris et je pleure facilement, et beaucoup.

J'étais dans cet état-là pour tous les romans que j'ai écrits vite : Les Trois Médecins, Le Choeur des femmes, Le Numéro 7, et le dernier en date, Abraham et fils. C'est un état très agréable, très excitant, que j'aime atteindre et qui me transporte - même si le plus souvent, je n'y parviens qu'après avoir écrit la moitié du roman ou les deux tiers. C'est le "rush" de la fin, ça met du temps à venir et, quand le premier jet du livre est fini, ça retombe.

Parfois, je ne suis pas tout à fait content de ce que j'ai écrit, de l'effet que produit le dernier paragraphe d'un chapitre "de révélation" ou de "reconnaissance", et comme je le réécris dix, vingt, trente fois, je prolonge cet état d'excitation (ou c'est l'état d'excitation qui m'incite à réécrire jusqu'à ce que je me sente usé).

Alors, oui, peut-être que c'est un état mental "modifié", comme on peut le ressentir (j'imagine) sous l'effet de l'alcool ou d'une drogue ou de la course à pied. Pour ce qui me concerne, ça ressemble plutôt à l'ivresse, l'exaltation, l'euphorie du sentiment amoureux.

----------------

PS : Avis aux lectrices et lecteurs : toutes les questions de ce genre sont les bienvenues. (martinwinckler @ gmail.com)

mercredi 13 mai 2015

Le métier d'écrivant (30) - A quoi je pense devant ma page blanche ?


« A quoi pense un écriva(i)n(t) avant de se lancer à écrire ? Que se passe-t-il dans sa tête ? » m’a demandé A. ce matin dans un courriel transatlantique. « Dans quel état d'esprit se trouve un auteur quand il ouvre un nv fichier ou qu'il se trouve devant sa page blanche. A tout hasard, en as-tu déjà parlé dans un texte ? Je viens de regarder tes fichiers, et je ne crois pas (j'ai juste retrouvé le doc sur la machine à écrire). »



(John Irving)

Eh bien c’est assez simple : je pense à ce que je suis sur le point d’écrire. Dans W ou le souvenir d’enfance (dont je ne saurais trop vous recommander la lecture), George  Perec écrit (je cite de mémoire) « l’indicible n’est pas tapi dans l’écriture, il est ce qui l’a bien avant déclenché/e/ » (Je mets le « e » entre slash parce qu’il manque dans le texte, ce qui est grammaticalement incorrect (l’écriture a été déclenchée par l’indicible) mais littérairement approprié dans un texte dédié à « E » - la famille disparue de l’auteur.) J’adhère tout à fait à la manière dont il décrit la chose : l’écriture commence bien avant que je me mette au clavier. 




Et là, je pourrais citer mon autre "totem" littéraire (je crois que c'est la première fois que je les cite dans le même texte), Isaac Asimov qui, dans son autobiographie I. Asimov (je vous recommande l'excellentissime traduction d'Hélène Collon - Moi, Asimov), à la question que lui posait une journaliste - "Que faites-vous pour vous mettre en condition d'écrire ? Est-ce que vous enfilez vos pantoufles fétiches, est-ce que vous affûtez vos crayons ?" - répondait en substance (ici encore, je cite de mémoire) : "J'approche mes doigts suffisamment près du clavier pour qu'ils atteignent les touches, et j'écris."



(Isaac Asimov) 

Qu’il s’agisse d’une nouvelle, d’un texte « engagé », d’un article, d’un roman, ce qui vient d’abord, c’est l’idée – et dans ma tête, elle vient sous forme de mots, pas d’images. Parfois, c’est un dialogue, une suite de répliques : une personne dit quelque chose et une autre lui répond. 

Parfois, c’est une situation : « Et si… je racontais mes études de médecine en faisant un remake des Trois Mousquetaires ? » « Et si… je transformais Barberousse de Kurosawa en bildungsroman qui se déroule dans un centre de santé des femmes ? » « Et si… je faisais habiter la maison où j’ai grandi par une autre famille que la mienne ? » (C’est l’argument de mon roman en travail, Abraham et fils.) « Et si... j'écrivais un roman d'amour avec voyage dans le temps qui réinvente le mythe d'Orphée aux enfers ? » (C'est l'argument d'un autre roman, pour lequel j'ai déjà écrit un certain nombre d'ébauches, Some Other Time.) 

Quand je me mets au clavier, j’ai déjà les mots, j’ai déjà les premières phrases. Parfois, ce ne seront pas les premières phrases du livre : quand j’écrivais La Maladie de Sachs, le monologue de Fanny, la mère de Bruno, et celui de Bruno sur la toilette du mort, sont venus très tôt, mais ils se sont retrouvés au premier quart et à la toute fin du livre. Quand j’ai commencé En souvenir d’André, j’ai écrit les deux chapitres concernant les parents du narrateur en tout premier. J’ai ensuite rajouté l’introduction en italiques, qui situe la narration, le narrateur et son témoin. 

Pour Le Chœur des femmes, le début est venu tout de suite, j’ai écrit le monologue initial de Jean « au masculin » jusqu’au moment où Karma révèle qu’elle est une femme, et puis j’ai laissé reposer pendant trois ou quatre mois avant de poursuivre. Dans tous les cas, la rédaction est déclenchée par une phase mentale de composition. Quand je suis au clavier, j’écris sous la dictée des voix intérieures. 
(Glenn Gould)

De sorte que quand je me mets au clavier, je le fais parce que je sais déjà - plus ou moins - ce que je vais écrire, ou plutôt « à quel sujet » je vais écrire. Alors, stricto sensu, quand j’ouvre le traitement de texte, je n’ai pas besoin de penser à ce que je vais écrire, c’est déjà fait, je m’y mets et je compose, comme j’imagine que le fait un musicien qui a une mélodie – ou des accords, ou des harmonies – dans la tête et qui les pose sur le clavier de son piano pour voir comment ça sonne. Ecrire, à ce moment-là, c'est mettre les idées, les pensées, les phrases à l'épreuve du visible. (Les livres que j'imagine sont toujours plus grands dans ma tête que lorsqu'ils sont achevés sur le papier. Mais leur "grandeur" dans ma tête est fantomatique, évanescente, impalpable, impossible à appréhender. Alors qu'une fois sur le papier, ils prennent... du volume. C'est mieux.) 

C'est d'ailleurs ce qui s'est passé ce matin : j'ai reçu le courriel d'A., et il a déclenché cette réponse sous forme d'entrée de blog. D'une certaine manière, ce que j'écris constitue les réponses aux questions - intérieures ou extérieures - qui se présentent à moi. Je peux le faire de vive voix, ou par écrit. Et certaines ne peuvent se faire que par écrit. "Quand la réalité est compliquée" disait Pierre Bourdieu, "on ne peut l'expliquer que de manière compliquée." Produire un texte plutôt qu'une réponse orale est ce qui me permet de donner des nuances - et aussi de les trouver : quand j'écris, les mots écrits en libèrent d'autres, qui surviennent sans que j'y ai pensé auparavant. Ecrire n'est pas une souffrance, en ce qui me concerne, c'est une résolution - dans les deux sens du terme : un désir et un accomplissement. 


(Bill Evans)

La corollaire de ce que je viens d’écrire, c’est que je n’ai pas d’angoisse de la page blanche. Et cela, pour deux raisons : j’ai toujours des douzaines d’idées de textes à écrire, tout le temps ; je suis toujours en train d’en composer plusieurs dans ma tête. J’ai une autre angoisse, en revanche : celle de ne pas avoir la possibilité d’écrire tout ce que j’ai envie d’écrire. 

Je sais que j’en ai la capacité. Je ne me pose pas trop la question de savoir si ça sera « bon » ou pas (j’ai assez de métier, à présent, pour le sentir, ou le reconnaître quand un lecteur ou une lectrice de mes ébauches me le disent) ; je ne me pose pas trop la question de savoir si c’est justifié (si j’en ai envie, le désir est une justification suffisante) ; je ne me pose pas trop la question de savoir si ça sera publié (les blogs sont une bénédiction pour les textes qui ne le sont pas). 

Mais je me demande souvent si j’aurai la force, le courage, le temps de le faire. Jusqu’au moment où je me mets à écrire. Et là, les interrogations n’ont plus d’objet, car je suis dans l’écriture, comme Glenn Gould ou Bill Evans étaient « dans le piano ».