lundi 17 novembre 2014

Le métier d'écrivant (27) - L'écriture au jour le jour : Idées, contraintes, construction, doutes

Comment vos idées de roman vous viennent-elles ?

En gros, il y a trois cas de figure. D’abord, il y a les romans que j'ai écrits à des étapes-clé de mon activité médicale – La Vacation, La Maladie de Sachs, Le Chœur des femmes. Ils répondaient à un besoin très puissant de "faire état" de ce que j'avais vu et cru comprendre... Ils se sont en quelque sorte "imposés". Ensuite, il y a des projets auxquels je pense pendant longtemps, comme Les Trois Médecins ou La voix des hommes, le roman familial que j'aimerais écrire dans les années qui viennent ; ou cet autre projet qu'est Les Sept Soignants, un roman inspiré par ma participation à des groupes Balint – des groupes de parole pour soignants entre 1984 et 2001. Il y a aussi les "commandes" - les romans policiers, les romans de SF - qui m'ont été suggérés ou demandés par des éditeurs. Enfin, depuis quelques années, j’éprouve le besoin de transposer sous la forme de romans une expérience plus intime, plus intérieure. C’est le cas d'En souvenir d’André, qui était aussi, en quelque sorte, une manière de faire état d'une réflexion sur le soin

Et puis, j’ai plusieurs autres projets sur le feu : un roman de science-fiction, un roman réaliste, Les Démons, projet qui s’inspire de mes lectures en psychologie évolutionniste. En ce moment, je travaille à un roman qui s'intitule Abraham & Fils, et qui est le récit d'une enfance, différente de la mienne, mais qui se déroule dans une ville et une maison qui ressemblent beaucoup à celles où j'ai grandi. 

A première vue, je crois bien que tous mes romans se construisent à partir d’une triple armature : une expérience personnelle et/ou professionnelle, le partage d’un savoir et d’une réflexion, et une trame narrative, qui est soit créée de toute pièce, soit empruntée, ou encore puisée dans mon environnement : cette trame peut être constituée d'un lieu ou d'une chronologie qui me sont personnels, ou suivre les grandes lignes d'un livre ou d'un film qui m'ont marqué (Les Trois Mousquetaires, Terminus les étoiles, Barberousse).



Ca commence toujours par une idée assez simple : décrire la journée d'un médecin qui pratique des avortements ; montrer l'activité d'un généraliste ; raconter les études de médecine dans les années soixante-dix ou la transformation morale d'un professionnel de santé qui s'est fermé au monde... Et puis, à force de jouer avec elle, l'idée s'enrichit et se transforme en une histoire plus complexe.


Rédigez-vous un plan préalable ? Et si c'est le cas, le suivez-vous  ? 

La vérité, c'est que j'aimerais construire mes livres de manière organisée, rationnelle, mais ce n'est presque jamais le cas. Je procède toujours par essais et erreurs. Quand je dispose d'une trame pré-établie, ça va plus vite : je m'en sers comme "tuteur" de la narration. Quand ce n'est pas le cas, je suis obligé de tâtonner. A défaut de plan, je m'efforce toujours de savoir à peu près où (quand, comment) le roman commence et où/quand/comment il finit. Je tends vers cette fin. Pour La Maladie de Sachs, j'avais la fin (la rencontre avec le lecteur/la lectrice) bien avant d'avoir décidé de ce que le roman raconterait. Beaucoup d'épisodes ont été "inventés" au fil de l'écriture. D'autres ont été conçus très tôt dans la rédaction. Comme c'est un roman "modulaire", avec un tas d'histoires à suivre, il est assez compréhensible que certaines de ces histoires aient été imaginées intégralement très tôt, et d'autres au fil du temps.

Il m'arrive d'utiliser des "plans" (ou quelque chose qui y ressemble), mais différemment selon le moment où je me trouve dans le roman.
La "trame générale" sert à me lancer. Et puis, quand je suis arrivé aux 2/3 du livre, j'ai besoin d'avoir une sorte de "découpage" qui va me permettre d'arriver à la fin - à la "chute" du livre ; alors, je le couche sur le papier, pour avoir clairement la succession des chapitres ou des événements en tête.

C'est surtout vrai pour les romans policiers, mais c'était vrai aussi pour Le Choeur des femmes par exemple. J'ai dû travailler beaucoup pour construire l'histoire familiale de Jean, racontée à la fin du roman. Elle devait être vraisemblable et être racontée de telle manière qu'on n'en connaisse le fin mot qu'à la fin...


Est-ce que vous écrivez vos livres dans l'ordre ? Dans le désordre ? En commençant par la fin ?

Je pense beaucoup à mes romans avant de me mettre à écrire "au kilomètre", j’écris souvent des chapitres isolés, des scènes, des dialogues. Ca me permet de mettre en place des idées qui me semblent importantes à ce stade-là - et qui  vont parfois se retrouver à une place presque confidentielle...

Ainsi, quand j’écrivais La Vacation, j’avais comme texte “central” du roman la description d’un avortement pendant lequel Bruno Sachs éprouve le fantasme très désagréable, très culpabilisant, que les gémissements de douleur de la femme qu’il avorte sont des gémissements de plaisir. J’avais décrit ça sur trois pages, et dans la version finale, ça ne représente que deux lignes du roman. J’en ai tiré ensuite la leçon suivante : ce qu’on écrit en premier peut se révéler insignifiant alors même que ça paraissait essentiel. Ce qui vient à la pensée en premier est ce qui est le plus spectaculaire, mais à la longue, ce n'est probablement pas ce qui est le plus signifiant. Alors j'accepte que les "bonnes" idées qui me viennent d'emblée ne soient, finalement, que des ébauches, des esquisses.

Mais l’expérience inverse est vraie aussi. L’un des premiers textes que j’ai écrits pour La Maladie de Sachs est une longue réflexion sur la “toilette du mort” que Bruno est amené à faire avec l’épouse d’un patient dont il vient constater le décès. J’ai écrit ça un jour, sans savoir exactement où ça irait dans le roman. Et puis j’ai eu l’occasion de le lire en public, au cours d’un colloque “Médecine et littérature” à Cerisy-la-Salle en 1994, et les réactions des personnes présentes - Anne Roche, en particulier - m’ont donné à penser que ça devrait aller à la fin du roman. Ca m’a suggéré que la fin du roman devait parler de la mort (sous toutes ses formes), et cette idée m'a guidé pour écrire. 


Quoi que j'écrive, j’ai toujours besoin de ça : un point de départ, la fin et une sorte de structure générale du texte, qui peut être rythmée par l’écoulement du temps : une journée dans La Vacation, neuf mois dans La Maladie... ou une vie dans En souvenir d’André. 

Et parfois, je ressors des textes écrits ailleurs et je les intègre à la structure du roman : dans Les Trois Médecins il y a une nouvelle, intitulée "Visite guidée", que j'avais écrite bien avant et dont je ne savais pas quoi faire. Elle est devenue un texte écrit par Bruno Sachs et proposé à la revue clandestine d'étudiants contestataires à laquelle il participe. 

Ce qui montre à quel point la construction n'est pas toujours linéaire, mais procède par intuition, tâtonnements, essais et erreurs, et surtout associations libres. Cette capacité (c'est à la fois un don et une malédiction) à associer facilement des formes, des mots, des noms, des histoires me permet de mettre beaucoup de choses dans mes textes, mais elle est aussi la raison pour laquelle ça me prend du temps : il me faut essayer beaucoup d'agencements, d'associations, de schémas différents avant de trouver ce qui fonctionne. Perec (et Queneau avant lui) disaient qu'un écrivain est un rat qui construit le labyrinthe dont il se propose de sortir et qu'il laissera ensuite le lecteur explorer. Ecrire est un jeu.  



J'ai le sentiment que chaque roman est un puzzle en trois dimensions, vous savez, ces puzzles de bois qu'on assemble pour leur donner la forme d'une sphère ou d'un cube ou d'un animal. Quand l'animal est une baleine, ça donne Moby-Dick... 

Ecrire un roman, pour moi, c'est un peu ça. A ceci près que je ne connais pas toujours la forme finale que je cherche à obtenir. Quand je la connais (Les Trois Médecins, Le Choeur des femmes, Le Numéro 7), j'ajuste des pièces à l'intérieur d'une trame pré-définie. Mais quand je ne la connais pas, je les taille l'une après l'autre et je les assemble à mesure que j'avance. Ca donne La Vacation ou La Maladie de Sachs ou En souvenir d'André ou un de mes romans policiers ou de SF. Ce ne sont pas les mêmes contraintes dans les deux cas et, du coup, ça ne donne pas les mêmes figures achevées. C'est évidemment plus long quand je ne sais pas à quoi ressemblera le livre une fois fini. Plus angoissant, aussi. Je ne sais pas si je vais y arriver. 

En ce moment, je suis en train d'écrire un roman (Abraham & Fils), et je pense sans arrêt à un autre roman (titre provisoire : Une autre fois, c'est une histoire d'amour et de voyage dans le temps, une transposition du mythe d'Orphée). J'écris le premier sur l'écran, et je ne cesse de penser à la forme de l'autre. C'est une situation très étrange, ça ne m'est jamais arrivé auparavant. Le premier livre a une trame relativement simple, chronologique. Le second joue avec le temps, puisqu'il y est question de retours en arrière, de désir de changer le passé, et des paradoxes ou contradictions qui s'ensuivent. Et pour ce deuxième livre, je n'ai pas de plan. Alors il faut que je l'invente, que je le bricole, que je le schématise entièrement dans ma tête (je prends aussi des notes, mais je ne les utilise pas toujours). J'ai beau avoir lu des dizaines d'histoires de voyage dans le temps, il faut que je trouve une forme spécifique à celle que je veux raconter. Et c'est beaucoup plus compliqué que je ne le pensais au début.  C'est une histoire d'amour, ça ne peut pas être simplement une construction logique. En même temps, mon modèle, c'est The Time Traveler's Wife, qui est un pur chef-d'oeuvre, et je sais que je ne ferai pas aussi bien. Mais bon, on écrit toujours en ayant les chefs-d'oeuvre en tête, et en faisant de son mieux. 


Vous avez utilisé le mot “contrainte”. Est-ce que vous avez parfois recours à des contraintes au sens oulipien ?  Et vous sentez-vous proche des Oulipiens, en général ? 

Pour tout écrivant, l'exemple et la liberté des Oulipiens sont très stimulants, et j’ai eu souvent recours à des exercices oulipiens dans les cours de création littéraire ou les ateliers d’écriture que j’ai eu l’occasion d’animer. Les contraintes que je choisis pour mes livres, en revanche, sont le plus souvent très lâches ; quand j'en utilise, elles servent à la construction du scénario (ce qu'on nomme "plotting" en anglais), mais ne portent pas sur la syntaxe ou les formes stylistiques. Je me sens proche de plusieurs Oulipiens – Perec, Roubaud, Jouet, Mathews, Calvino – parce que j’aime leur manière d'employer les jeux de mots, et les explorations de la langue qu’ils associent à l’écriture. Et aussi les histoires qu'ils racontent. Prenez le magnifique Cigarettes de Harry Mathews. C'est un roman sentimental avec des personnages de soap-opera, mais sa construction narrative est plutôt dans la veine de  Rashomon ! Cela dit, malgré toute mon admiration, je ne peux pas dire que les Oulipiens soient une inspiration directe pour écrire - le soin qu'ils apportent à leurs textes est très stimulant, mais je ne suis pas un Oulipien dans ma manière de travailler. 

Est-ce que l'histoire compte plus que le style à vos yeux ? 

Pas exactement. Il est vrai que "le style", je ne m'en soucie pas. Je ne cherche pas à avoir un style particulier, non parce que j'écris sans faire attention à ce que je dis, mais je ne me préoccupe pas vraiment de savoir si ma phrase sera "belle" ou "poétique" ou "imagée". Ce que je veux, c'est qu'elle dise ce que j'ai à dire. C'est aux autres de parler de mon style, si j'en ai un (et je ne suis pas sûr d'avoir un style reconnaissable). Cela étant, j'aimerais entendre dire que mes textes sont "bien ficelés", bien construits. Et je ne veux pas non plus laisser entendre que la langue n'a pas d'importance à mes yeux, elle en a beaucoup, et je m’efforce d’adopter un mode narratif, des formes qui servent le récit, mais je sais qu’il y a des approximations ou des maladresses dans ma manière d’écrire le français, j’utilise parfois des tournures non par décision esthétique mais parce que je les utilise dans la vie courante, parfois sous une forme inhabituelle, mais je me fous complètement de savoir si ça se fait ou pas. C’est secondaire, dans mon esprit, à la cohérence du propos, au mouvement, au souffle de l’histoire. Quand je lis, je veux que ça bouge, je veux que chaque seconde de l'histoire soit vécue pleinement par le lecteur, si possible en apprenant quelque chose ou en faisant un expérience nouvelle. Mon ennemi numéro un en tant que lecteur, c’est l’ennui. Quand je lis, je ne veux pas m’ennuyer. Alors quand j'écris, je fais toujours de mon mieux pour ne pas ennuyer les autres. Les lecteurs n’ont pas de temps à perdre et je ne veux pas qu'ils s'attardent sur des phrases qui s'écoutent parler.
Je veux qu'une fois entré dans le livre, ils n'aient plus envie de le lâcher.


Alors je me préoccupe d'abord de mettre en place une histoire bien construite, pour maintenir en haleine le lecteur que je porte en moi. Ensuite, seulement, je m'occupe de l'écriture. Ce qui fait que mes textes sont sûrement moins "achevés", stylistiquement parlant, que ceux d'écrivants plus pointilleux sur le vocabulaire et la syntaxe. 

Qu’est-ce que c’est qu’une histoire “bien construite”  ?

C’est une histoire que le lecteur ne veut pas cesser de lire... et dont la fin ne le laisse pas sur sa faim. Autrement dit : une histoire livrée de manière intéressante (on y apprend des choses) et par petites touches (on a envie de connaître la suite), jusqu’à la conclusion, qui doit éclairer la plupart des questions soulevées en chemin. Tous les itinéraires doivent se conclure, rien d'important ne doit être laissé dans le vague - à moins, évidemment, qu’on ne veuille écrire une suite. 

J'ai l'idée, un peu simpliste sans doute, qu’un bon roman - je veux dire, un roman bien construit - tient les promesses implicites ou explicites de ses prémices et de son chapitre d'exposition. Et que ça se sent dans son titre. Quand vous ouvrez un livre intitulé L’île au trésor, il faut que ce soit un roman d'aventures. Quand ole début d’un roman comme Une étude en rouge vous présente un individu dont les pouvoirs de déduction sont extraordinaires, il faut que la suite du roman le montre en action. Et si vous croisez un roman intitulé fils, vous vous attendez à ce que la polysémie du titre reflète le contenu - qu'il y soit question de liens et de relations mère/femme-fils/homme. Un roman, c'est une promesse.

La meilleure représentation de cette “promesse”, elle est énoncée au début d’un film formidable, The Princess Bride, de Rob Reiner, qui est aujourd’hui un classique populaire dans le monde entier. Au début du film, un garçon d’une douzaine d’années est au lit avec la grippe, il joue à un jeu vidéo sans intérêt, et sa mère annonce que son grand-père vient lui tenir compagnie. Le grand père, qui est interprété par Peter Falk, lui apporte un livre qu’on se lit de génération en génération dans leur famille. Il lui annonce de l’aventure, des mystères, de l’amour, des trahisons, des vengeances... Le gamin accepte, à contrecoeur, d’écouter l’histoire (il est sûr qu'il va s'ennuyer). Nous sommes tous ce petit garçon malade : on veut bien écouter une histoire à condition qu’elle nous emballe, qu'elle nous transporte. Alors bien sûr il y a de multiples manières d'emballer les lecteurs, des genres très nombreux, des procédés tous plus roués les uns que les autres. Peu importe ceux qu’on choisit, l’essentiel est qu’à la fin, le lecteur ne soit pas déçu.  




Et comment faites-vous pour ne pas décevoir le lecteur ?

Je fais de mon mieux ! En jouant, en m’amusant, en gardant à l’esprit les lectures qui m’ont transporté autrefois, pour faire plaisir au lecteur que je suis. Je sais ce qu'est une péripétie (j'en ai lu beaucoup) alors j'essaie d'en construire qui me font plaisir à lire. En espérant que d'autres lecteurs les apprécieront. En écrivant le Chœur des femmes, j’avais décidé qu’il ne s’agirait pas purement et simplement de l’histoire d’un jeune médecin arrogant transformé par un vieux routier. Je voulais parler aussi de la quête symbolique que Jean et Karma mènent, chacun de leur côté, et au lieu de les traiter séparément, j’ai eu l’idée de les lier l’un à l’autre. Et pour ça j’ai dû inventer – je veux dire par là « imaginer » et « mettre au point » - une sombre histoire de famille, avec abandon d’enfant, falsification d’identité, trafic d’influence et autres complexités administratives. Il a fallu que je bosse non seulement sur des questions juridiques, mais aussi sur l’aspect psychologique de ce que je construisais. Ça m’a demandé beaucoup de réflexion, d’hypothèses, de simulations, mais j’ai fini par élaborer une histoire plausible. Mélodramatique, certes, mais plausible à mes yeux. Elle ne l’est pas pour tout le monde – certains critiques, certains lecteurs n’ont pas « mordu » et on trouvé ça tiré par les cheveux ou ridicule. Mais j’aime ma fin, et je n’en changerais pas une virgule. Chaque fois que je la relis, j’ai les larmes aux yeux, et c’est exactement l’effet que je voulais obtenir.

Evidemment, je sais que ça marchera pour des lectrices et des  lecteurs qui ont des goûts similaires aux miens et seulement pour ceux et celles-là. Mais je n’ai pas pour vocation de plaire à tout le monde, ce serait vaniteux. J’écris pour les lecteurs à qui je ressemble. C’est un peu comme un musicien ou un chanteur des rues. S’il joue du violon ou de la harpe, il va attirer les passants qui aiment ces instruments et leur répertoire. S’il chante du Bob Dylan ou du John Lennon, il en attirera d’autres. Moi, j’écris un certain genre d’histoires, qui intéresse un certain type de lecteurs. Je n’en connais pas le nombre, qui varie d’ailleurs d’un livre à l’autre parce que je n’écris pas tout à fait le même livre à chaque fois, j’explore des genres divers et des formes différentes. Alors, un lecteur peut aimer certains de mes livres et ne pas aimer ou ne pas être tenté par d’autres. C’est comme ça, je le sais et ça ne me peine pas. Personne n’est obligé de me suivre.

Quand quelqu’un me lit, j’espère qu’il ou elle le fait librement, par plaisir, et non par obligation. Le lecteur n’est déçu que s’il attendait la même chose. Il devrait se douter qu’il ne retrouvera pas le même plaisir, mais qu’il sera entraîné dans une expérience différente. C’est ce que je recherche dans chaque livre, même si les thèmes en sont proches, et je ne m’attends pas à ce que les lecteurs de l’un de mes livres retrouvent la même chose dans les autres. Je trouve déjà qu'avoir des lecteurs pour un livre, c'est une chance considérable.

C'est aussi pour ça que je ne suis jamais sûr de "réussir" chaque fois que je commence un nouveau livre. J'ai au moins deux incertitudes : "Est-ce que je vais écrire un livre qui plaira à mon lecteur intérieur ?" et "Est-ce que le livre plaira aux lecteurs/trices extérieur(e)s ?" Quand j'écris un livre (surtout quand je suis fatigué, quand je n'avance pas), ces deux questions sont toujours présentes. Et le doute persiste après que le livre est terminé : quand il est publié, et bien après.

Vous avez publié beaucoup de livres. Et ce doute persiste, malgré tout ? 

J'ai publié une cinquantaine de livres, une dizaine ont rencontré un succès important. Je n'ai donc pas à me plaindre, ni en termes de reconnaissance publique, ni des bienfaits matériels que ça m'a apporté. Mais le seul livre qui compte, émotionnellement parlant, est celui que j'écris, au moment où je l'écris, et jusqu'à ce que je sois plongé dans l'écriture du suivant, ce qui peut demander plusieurs mois. Le doute est, en quelque sorte, consubstantiel à l'écriture de mes textes de fiction - j'ai beaucoup moins de doutes quand j'écris un article pamphlétaire ou un texte enthousiaste au sujet d'une télésérie. Et chaque fois que j'écris un roman, surtout quand il s'agit d'un projet personnel, né de mon seul désir, le doute revient.



Et n'est pas la réception du texte qui me préoccupe, pendant l'écriture : c'est le doute sur l'intérêt du texte "dans l'absolu" (il y a tellement de livres à lire, pourquoi en écrire un de plus ?), le doute sur ma capacité à l'écrire jusqu'au bout, à le construire de manière satisfaisante à mes propres yeux. Quand il est terminé et publié, je ressens un certain soulagement. Je peux être triste qu'il n'ait pas la réception que j'espérais mais au moins il est écrit, et je sais que j'ai fait du mieux que j'ai pu. Et puis, le projet suivant prend le dessus. Dans un premier temps, c'est excitant, enivrant, même... Mais au bout d'un moment, le doute revient.

J'imagine que c'est la même chose quand on se dit : "Je vais traverser la Manche à la nage", c'est excitant, on planifie ça en long, en large et en travers. Et puis le jour où on se jette à l'eau on se dit : "Bon Dieu ! Comment je vais faire pour nager sur trente kilomètres ???"

Finalement, ce dont je doute, c'est de parvenir à achever mes textes. Et le fait d'avoir publié des dizaines de bouquins et des centaines de textes divers - articles, nouvelles, chroniques - n'y change rien. Comme si j'avais chaque jour quelque chose à prouver.

Il y a un an ou deux, quand Philip Roth a annoncé qu'il avait définitivement cessé d'écrire, je me suis dit : "Bon, c'est pas comme s'il avait encore quelque chose à prouver". Mais je me demande si je ne faisais pas erreur. Il n'a plus envie d'écrire de la fiction. C'est un état que je n'imagine tout simplement pas. Je ne m'imagine pas n'ayant plus envie de raconter des histoires - oralement ou par écrit. Peut-être que lorsque le désir n'est plus là, le doute disparaît. Si c'est le cas, je n'ai pas envie que le désir s'en aille. Je préfère garder mes doutes. 

(A suivre...)