jeudi 11 janvier 2018

L’ombre du saule



Paul O-L (à G.) et Jean-Paul Hirsch dans les bureaux de la maison P.O.L 



Au bel absent,
A celles et ceux qui l’ont aimé.


Voilà pourquoi j’écris : parce que la poésie commence là où la mort n’a pas le dernier mot. Odysséas Elýtis


« Pourquoi ces arbres sont-ils aussi différents ? » demande Dominique.
« Nous ne sommes pas dans un bois comme les autres. D’ailleurs, ce n’est pas un bois… »
« Ah bon ? C’est quoi, alors ? »
Je souris. J’ai la réponse au bord des lèvres, mais je me retiens.
« Tu pourrais deviner… »
« Allez ! Raconte ! Tu en meurs d’envie. »
« C’est une longue histoire. »
« J’ai tout mon temps. »
« Bon, alors asseyons-nous. Mon genou me fait un peu mal. »
***
« Il était une fois un saule. C’était un bel arbre mince, souple, élégant et léger, aux branches longues et amples.

Le saule veille sur les artistes. De son écorce, on fait des anches pour les saxophones des jazzmen, du fusain pour les dessinateurs. Il y en a plus de quatre cents variétés, le sais-tu ?  Celui-ci – appelons-le Saul, tout simplement – était un Salix biblica. Les individus de cette espèce se plantent au bord des rivières et accueillent autour d’eux des arbres différents. Fruitiers, de préférence. Comme ses congénères, Saul aimait les terrains en friche. Il les irriguait de ses racines pour en faire un séjour aussi agréable que possible à d’autres que lui.

Il commença sa vie d’hôte sylvestre auprès de grands aînés entourés d’arbres vénérables. Il apprit très tôt à reconnaître les fleurs et les parfums, à distinguer de nouveaux plants, à stimuler de nouvelles pousses. Il apprit aussi très vite à exprimer ses goûts.

Il aimait les fruits singuliers : des petits et des gros, des ronds et des fripés, des bizarres et des inclassables. Il était attiré par leur forme, leur texture, leur personnalité. Mais il ne perdait jamais l’essentiel de vue : quand le fruit lui semblait beau (ou, comme il disait, sensationnel), il le disait à l’arbre, à l’arbuste, au buisson qui le lui avait fait goûter.

Il ne se contentait pas d’accueillir des arbres et de les regarder porter leurs fruits. Il étendait ses racines à portée des leurs, sans jamais les emprisonner. Il cultivait, avec et entre ses invités, une théorie de l’attachement.

Saul était un arbre tranquille. Il changeait de décor s’il faisait trop chaud ou trop froid ou trop sec, mais il aimait la stabilité.
Un jour, l’un de ses arbres frères fut emporté par un nénuphar foudroyant. Très affecté par cette disparition, Saul décida de s’établir hors d’atteinte, au creux d’un méandre peu fréquenté du fleuve. Plusieurs compagnons de la première heure retroussèrent leurs racines et se joignirent à lui.

Leur nouveau Monde n’était pas de tout repos. Le terrain était propice, mais les temps étaient rudes. Autour et avec Saul, la petite bande de poissons combatifs tint bon, accueillit d’autres sœurs, d’autres frères, fit naître des fruits nouveaux, les fit connaître au-delà du méandre. Au fil des années, le bosquet prit du volume. 

Pour les jeunes pousses et les vieilles branches qu’il conviait à les rejoindre – il en conviait peu, car trop de racines entassées épuisent la terre – Saul était l’hôte parfait. Son feuillage abritait du soleil, ses racines généreuses irriguaient le sol et le préservaient de l’érosion. Sa sève salicylée libérait des maux, facilitait boutures et hybridations. Il assurait autour de lui les meilleures conditions de lumière et tenait les parasites à distance respectueuse, au moyen d’une ligne de courtoisie bien à lui. Il savait, d’un murmure, stimuler les bourgeons d’un arbre frappé par le gel ; il pouvait, jour et nuit, répondre au moindre appel et entendre en silence les secrets indicibles.

Dans le bosquet de Saul, des plantes de toutes tailles, de tous âges, de toutes les espèces poussaient avec bravoure. Quand des humains audacieux sortaient du trafic et du droit chemin pour s’aventurer et faire le tour du propriétaire, ils découvraient – outre les bienfaits du jardinage – tout un monde lointain, un monde de merveilles, peint de lumières d’automne, de destins d’étoiles, d’autres vies que les leurs. 

Il y eut des années de plomb, il y eut des années de lumière. Cela dura longtemps, trois décennies et plus. Et pour les hôtes du bosquet, protégés par la lenteur de l’avenir, il semblait que cela durerait toujours. Ou au moins une ou deux décennies de plus.

Mais sur la terre comme au ciel, le mouvement de la mort est toujours imprévisible. Il y a un temps pour s’étreindre, un temps pour s’éteindre et – tout l’or du monde ne peut rien y changer – notre séjour chez les vivants est toujours trop bref.
Un jour, sans prévenir, à la fin de l’hiver, Saul fut frappé par la foudre. »

***
Je soupire.
« C’est tout ? » demande Dominique.
« Tout dire… c’est difficile. Quand j’arrive à cette étape de l’histoire, je ne suis jamais tout à fait dans mon assiette. »
« Tu veux continuer demain ? »
Je reprends mon souffle.
« Non. Aujourd’hui ou jamais. »
***

« Quand ils apprirent la nouvelle, toutes et tous pensèrent : C’est la fin du monde ce soir. 

Saul n’était plus. Transpercés par ce test de solitude, tous les arbres alentour se découvraient orphelins. Jusqu’à ce jour fatal, sur leur atlas désormais menteur, Saul s’était tenu au croisement des axes de la terre. Il assumait le beau rôle, un rôle difficile : tenir le cahier des fleurs et des fracas. Lui vivant, toutes et tous se pensaient à l’abri du déclin des mondes. Sa mort les précipitait d’un coup en quarantaine, vers le cap d’infortune, loin des rayons du soleil.  

… Sais-tu ce qui fait tenir debout celles et ceux qui ont du chagrin ? Les choses idiotes et douces. Les mots qui nourrissent et apaisent. Le chemin familier de la mémoire. Et aussi, savoir ce qu’aimer veut dire.
Un cœur tout seul ne suffit pas à surmonter le deuil. Ni à apaiser la douleur.  
Mais quand ces cœurs sont chœur…

Après la cérémonie, après le printemps froid, vinrent les pluies d’été. Peu à peu, les regards s’éclaircirent, le tableau devint clair.
Aucun d’eux n’était seul, mais une, un parmi d’autres. Leur monde était peuplé : d’arbres de Manhattan et d’algues du littoral, de champignons d’Aséroé et de lupins de la Mar del Plata, de chênes d’Albucius et d’aspergiers de Cayenne, de figuiers d’Algérie et de fougères du Pays basque, de mousses d’Ardabil et de Poaceae d’Ellis Island, d’eucalyptus d’Australie et d’héliotropes du désert, de cellulosiques suisses et de buissons de Baude, d’invisibles d’Italie et de belles Roumaines, sans oublier les arbres à caoutchouc de la Nouvelle-Zélande, les vivaces hongroises, les moutardiers d’Afghanistan, les oxycèdres de Reykjavik, les poivriers du Portugal, les prunus d’Orsan, les marguerites du Pacifique, les Lazy Suzie de La Ciotat, les Truoc-nog de Vladivostok, les Mélancholia de Marseille, les pieds de tomates et les plants de navets… J’en oublie, il y en a trop. Je ne les connais pas tous.
Arbres et arbustes, buissons et plantes, en pleine conscience d’être, tenaient debout ensemble.
Ils n’étaient pas perdus. Elles n’avaient pas perdu Saul. Il circulait dans leur sève. Et la consolation nourrissait leurs racines.  

Bientôt, théâtre de paroles, toutes clamèrent en plein vent et brandirent vers le ciel leurs mots-dômes, leur rage de chênes et de roseaux, de frênes un peu pliés, de tigres de papier. Leurs traîtres-mots, leurs maîtres-mots, leurs pamphlets contre la mort, en souvenir de Saul.

***
Je me tais de nouveau.
« C’est tout ? »
« Presque tout. Viens. »
Nous avançons vers une espèce d’espace – place au milieu du monde entourée d’une clôture.
« Regarde de tous tes yeux, regarde. »
« Il y a des fruits partout !  »
« Bienvenue au paradis. Ce sont les fruits de tous, les beaux présents, les belles absentes, et réciproquement. Des fruits… sensationnels. A la portée de qui veut les goûter. Prends ton temps. Ici, le présent infini s’arrête. »
« Le monde a survécu… »
« Oui. Quand un arbre tombe, ses sœurs et ses frères sont toujours debout. Chaque vie partage le poids du deuil. Parfois, l’une d’elles glisse ses racines dans la terre du disparu et en porte un peu plus, pour elle et pour les autres. »

Je salue une silhouette discrètement plantée au bord de la clairière. L’arbre incline ses branches, pour nous saluer en retour.

« C’est comme si Saul était toujours vivant… »
« Personne ne meurt jamais. »
Dominique s’avance et désigne les trois pierres blanches et les quatre pierres noires enchâssées sur un socle de pierre.   
« Qu’est-ce que c’est ? »
« Une légende. Nous l’avons déjà croisée en jouant. »
« Ah, oui. Je me souviens. Le Ko… Eternité ? »
« Mmhhh… »
Ses yeux noirs me sourient.
« Ça y est, j’ai deviné. Ce Monde est un verger. »  





Mar(c)tin Winckler, Montréal, 9 janvier 2018

****

D'autres hommages à Paul Otchakovsky-Laurens sont publiés sur le site des éditions P.O.L 

A la suite d'un message où je demandais si elle était accessible, le site de l'INA a mis en ligne le fichier son de l'émission "Le Bon Plaisir de Paul Otchakovsky-Laurens" (Prod : Jean Daive, 1988).