dimanche 29 décembre 2024

Comment je suis en train d'écrire un de mes romans - 6e épisode : "Qu'est-ce que je fous là ?"



Quand on accumule les documents sur une époque (je l'ai déjà fait pour Franz en Amérique, alors je savais à quoi je m'exposais), on traverse inévitablement plusieurs phases d'abattement et de découragement. 

La première phase de découragement découle de la quantité de documents et d'informations qu'on accumule. 

Comment les exploiter ? Comment faire le tri ? Comment choisir ce qu'on va mentionner, intégrer dans son récit et ce qu'on décidera de laisser de côté ? Comment définir ce qui est "pertinent" (relevant, en anglais) dans le propos, et ce qui ne l'est pas ? 

Tchekhov disait en substance que s'il y a un revolver posé sur la table du salon au premier acte, il faut qu'un des personnages s'en serve avant la fin du troisième acte. Il ne peut pas être là "juste pour faire beau". Certes, une scène de théâtre est un environnement limité, et le nombre d'accessoires qu'on y emploie l'est aussi. Dans un roman, on a plus de latitude. Mais quand on essaie de reconstituer toute une époque (l'Occupation) dans une ville donnée, qu'est-ce qui est important, qu'est-ce qui ne l'est pas ? Qu'est-ce qui va pouvoir servir avant la dernière page et qu'est-ce qui sera là "pour faire beau" ? 

D'un autre côté, est-ce que l'évocation du temps et du  lieu, seront à la hauteur de la réalité ? De même qu'on cherche à créer des personnages complexes et à trois dimensions, comment restituer une ville et une époque qui n'aient pas l'air d'un décor en carton-pâte ?  

Et enfin : où s'arrêter dans la collecte et, concrètement, faut-il lire tout ce qu'on a collecté ? 


La deuxième phase de découragement résulte de la nature de ce qu'on lit et de ce qu'on veut en faire. Tout ce qui s'est passé autrefois semble infiniment plus grave et plus sérieux que l'entreprise dans laquelle on s'engage. Car, somme toute, écrire un livre, ce n'est pas une entreprise extraordinaire : ça n'a rien à voir avec le travail que représente de peindre quarante tableaux ou de sculpter quarante pièces pour une exposition ; c'est infiniment plus facile que monter un spectacle de danse ou une pièce de théâtre, ou produire un film. 

Ecrire un roman, même si ça "ne se fait pas tout seul", c'est relativement simple : on le fait seul, on a du temps, on n'est pas tenu·e de rendre sa copie à date fixe comme l'est un·e journaliste, on n'a pas à se préoccuper de matériel ou de financement et, quand on a la chance - comme c'est mon cas - d'avoir un éditeur, on n'a même pas à se soucier de savoir s'il sera publié. 

En l'absence d'obstacles matériels ou logistiques, l'écriture d'un livre apparaît comme un acte tout à fait mineur, tout à fait vain, un peu futile. Il y a tant de livres sur les tables des librairies, qu'est-ce qu'un livre de plus pourra bien apporter, et à qui ? 




En fait, cette question recouvre pour moi plusieurs interrogations entremêlées.  

D'abord : "Qu'est-ce qu'un roman qui se passe pendant la seconde guerre mondiale pourra apporter à quiconque ?"

Je sais, vous allez me dire : "Ce genre d'interrogation n'empêche personne d'écrire. Des romans qui se déroulent pendant les guerres, il s'en publie des brassées chaque année." 


C'est vrai. En soi, l'époque et les circonstances ne sont pas une objection, ni un obstacle. Et à bien des égards, les oeuvres de fiction qui se passent pendant une guerre sont - hélas ! - constamment d'actualité : il y a toujours un conflit quelque part. 

La seconde interrogation qui me vient est : "Est-ce que j'ai le droit de parler de cette époque ?" Ou plus précisément : "Est-ce que je peux en parler de manière respectueuse, sans exploiter les sentiments (conscients ou non) des lectrices, sans trahir les personnes qui l'ont réellement vécue et parfois y ont laissé la vie ?"  

La troisième interrogation est : "Est-ce que ce sera un roman intéressant, un bon roman ?" - étant bien entendu que la définition d'un "bon" roman est très variable d'une autrice et d'une lectrice à une autre. A mes yeux (et ça n'engage que moi), un "bon" roman, c'est un roman qu'on ne peut pas lâcher (à chaque page, on a envie de connaître la suite) ou dont on a hâte de reprendre la lecture,  et dont on sort à la fois éclairé (on a appris des choses), remué (on a éprouvé des sentiments marquants), heureux (on est content de la traversée) et un peu malheureux (on est triste que ce soit fini). 

Et bien sûr, les interrogations qui précèdent masquent la plus profonde : 

"Est-ce que je suis capable d'écrire un bon roman sur ce sujet, ces personnages, cette époque ?" 

Croyez moi, la réponse ne tombe pas sous le sens. Le même doute me ronge à chaque roman, alors même que je ne l'ai jamais quand j'écris des essais ou des livres de partage du savoir. Les essais sont des énonciations d'idées, d'intuitions, d'opinions, d'analyses. Les livres de partage du savoir sont un travail de présentation et d'explicitation de notions scientifiques plus ou moins complexes (la contraception, le cycle menstruel, la douleur, la santé des femmes). Mes idées ne sont pas nées seules, je les ai adoptées, j'y ai adhéré, je les ai modelées au contact ou à la lecture de personnes qui les ont élaborées avant moi. Le savoir est indépendant de ma personne : d'autres que moi écrivent des livres sur la santé des femmes ou la douleur. 

Autrement dit, pour les essais et les livres de partage du savoir, je travaille avec un matériau qui m'est en grande partie extérieur. 

Pour les romans, en revanche, c'est toujours en moi que je puise. Dans mes émotions, mes fantasmes, mes aspirations, mes détestations, mes désirs. Et je me pose constamment la question de savoir si tout ça a de la valeur. Est-ce que c'est "bon" ? Est-ce que ça fait de moi un individu "bon" ? (Est-ce que ça suggère, même de loin, que je suis "bon" ?)  

Je n'aurai jamais la réponse à ces questions. 

Je veux dire que même lorsque je parviens à écrire un roman, je ne sais jamais s'il est "bon", ni qui je suis après l'avoir écrit.

Pas même après qu'il a été publié. Parce que voyez-vous, j'ai publié déjà beaucoup de romans (neuf chez P.O.L, huit chez d'autres éditeurs), mais je ne sais toujours pas s'ils sont "bons". Je les ai tous écrits avec la même énergie, le même désir de raconter, de transmettre et d'émouvoir, mais certains ont eu beaucoup de succès, d'autres très peu, ce qui me confirme que le succès (mesuré par le nombre d'exemplaires vendus) ne dit rien de la "qualité" des livres, ou de l'accomplissement qu'ils représentent pour l'auteur·e. 

Et encore moins des qualités de l'auteur·e concerné·e. 

Et je me trouve donc devant ce paradoxe : écrire sans savoir si ça vaut (si je vaux) quelque chose. 

Et donc, si ça en vaut la chandelle. 

Ma blonde me dit souvent : "Tu sais, tu n'as rien à prouver. Tu as travaillé très fort, tu n'es plus obligé d'écrire pour gagner ta vie et élever tes enfants. Tu pourrais rester devant la télé à regarder des films ou des séries et à manger des bonbons, je ne trouverais pas ça scandaleux."  

Et pourtant, je me trouve toujours de nouvelles idées de romans, d'histoires à raconter ou d'essais à composer. Sans savoir si ces idées valent le prix de l'encre, et surtout du papier sur lesquelles on les imprime. 

En ce moment, je suis dans ce creux, cette hésitation, cet enlisement.   

Je lis des documents, je regarde des films, j'écoute des émissions pour un roman qui se déroulera à Tours en 1942, en sachant à peu près et chaque jour un peu mieux - car le récit se construit dans ma tête, on écrit même quand on n'écrit pas - ce que je veux en faire, mais sans savoir "ce que ça vaut". 

C'est le moment le plus désagréable de l'élaboration d'un roman. Un moment de doute, de "vide symbolique", de profonde incertitude. Ce n'est pas un moment douloureux mais juste un moment où je me demande ce que je fous là, pourquoi je le fais et pour qui ? 

Chaque fois (pour chaque roman), c'est comme si j'accumulais des planches, des outils, de la peinture pour fabriquer un labyrinthe (ou une maison) en les empilant là, en vrac. Et pendant des semaines, je passe mon temps à étudier et à redessiner les plans de ce que je veux construire. Sans jamais enfoncer un clou. 


Et puis, il arrive un moment où je me sens tellement las que je m'endors, sous les planches, les étais et des cloisons. Et quand je me réveille, je découvert que pendant mon sommeil, il y a eu une tempête. Protégé par mon attirail, je n'en ai rien vu mais à présent, tout mon chantier est enfoui sous le sable (ou sous la neige). 

Je n'aime pas ça. Je tolère très bien d'être bloqué dans mon travail par la trop grande abondance de documents à étudier, mais pas d'être enfoui sous la neige ou le sable. Alors je sors, je prends une pelle et je déblaie. 

Et, en déblayant, je me dis que cette cloison-ci devrait aller ici; cette cloison-là, par là. Que l'entrée devrait se trouver de ce côté, la sortie de l'autre... Et, peu à peu, à mesure que j'extrais mes planches de la neige ou du sable, je me me mets à construire le labyrinthe narratif dont je me propose de sortir. 


Alors, en ce moment, j'ai beau être dans le creux, le doute, la mélasse, je sais - parce que je suis déjà passé par là - que je vais en sortir et, cela, d'une seule manière : en pelletant - ou plutôt : en écrivant. 

En commençant par la phrase que j'ai choisie pour le début : ("La bibliothèque était en flammes") et en écrivant une phrase après l'autre, en direction de la fin (une phrase que j'ai déjà dans la tête, mais qui peut encore changer, alors je ne vous la livre pas...). Et en me frayant un chemin non seulement dans le sable/la neige, mais aussi dans les matériaux. En ne gardant que ce qui me semble (ce que je sens) à sa place, et en oubliant le reste. Au jugé. Intuitivement. 

Non parce que mes intuitions sont toujours "bonnes", mais parce qu'elles sont qui je suis. Pour le meilleur et pour le pire. 

Et j'écrirai sans plus me poser de questions. Simplement parce que tout ce que j'ai accumulé, j'ai envie de l'assembler, et d'en faire quelque chose qui tient debout. Je ne saurai jamais ce que ça vaut. Mais je sais que j'aurai fait de mon mieux. Et peut-être que d'autres que moi auront envie de s'y plonger, dans cette histoire-labyrinthe, de s'y perdre et de l'explorer avant d'en ressortir. 

Et peut-être que ça leur fera plaisir. 

Et en pensant à ce double plaisir (celui d'avoir à le construire ; celui qu'auront d'autres, peut-être, à le lire) je me dis que le jeu en vaut la chandelle. 

Allez, au boulot ! 

(A suivre...) 

Les épisodes précédents : 

Premier épisode : La résidence

Deuxième épisode : Genèses

Troisième épisode : Une université, un cinéma, une librairie

Quatrième épisode : L'histoire (de l'Occupation) en images

Cinquième épisode : L'année 1942  

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