mardi 22 avril 2014

Le métier d'écrivant (21) - Le Choeur des femmes


Comment vous est venue l’idée du Chœur des femmes ? 

Un peu de la même manière que La Maladie de Sachs...


Je voulais aller m’installer au Québec depuis longtemps ; j’ai décidé de postuler pour une bourse de recherche à l’université de Montréal. Quand en 2008 j’ai su que j’allais partir, ça m’a fait mal au cœur de cesser mon activité à l’hôpital du Mans. J’y avais terminé mes études et j’y travaillais depuis vingt-cinq ans. 

Ce qui m’attristait le plus, c’était le sentiment d’avoir accumulé un savoir-faire important et de n’avoir personne à qui le transmettre. J’avais écrit des livres sur la contraception pour le grand public, mais j’avais aussi un savoir-faire de praticien à transmettre, et à l’hôpital, ça n’intéressait personne. J’avais régulièrement proposé à mes collègues de la maternité de former les internes à la contraception, qui est l’un des motifs de consultation les plus courants en médecine générale et en gynécologie, mais ça n’avait jamais été formalisé. Je ne voyais que les étudiants qui demandaient spécifiquement à venir dans notre unité. 

J’avais aussi envie de retranscrire l’expérience qu’avait été de correspondre par courriel pendant plusieurs années avec des femmes inconnues qui, après avoir visité mon site, m’écrivaient pour me demander un conseil ou me raconter une histoire personnelle. 

Quelques mois avant de quitter la France, je me suis mis à penser à un livre qui reprendrait un peu la forme de La Maladie… mais se déroulerait entièrement en huis-clos, dans le bureau d’un médecin et qui reprendrait les entretiens de ce médecin et des patientes qu’il reçoit. Très vite, j’ai vu que le dispositif très simple auquel j’avais pensé (les femmes parlent, le médecin écoute) n’allait pas bien loin.

Comme toujours lorsque j’ai l’idée d’un livre, je me suis posé des questions à haute voix.

« Qui raconte ? »

Un interne, il débarque, il ne sait pas, il se pose des questions et il en pose, il n’est ni du côté du médecin, ni du côté des femmes, alors il se retient ou met les pieds dans le plat ; ça, c’est intéressant.

« Un homme ou une femme ? »

Une femme – ainsi, elle est tiraillée parce qu’on attend d’elle qu’elle pense en médecin (donc, de manière masculinisée) mais ce que ressentent les patientes la touche particulièrement. Un homme n’aurait pas le même dilemme. 

« Qu’est-ce que ça raconte ? »

A ce moment-là, j’ai pensé à Barberousse, le film d’Akira Kurosawa, dont l’argument est celui-ci : un jeune médecin ambitieux est muté contre sa volonté dans un dispensaire démuni. Arrivé là, il se heurte au médecin-chef… et apprend la vie. Ce que j’aimais dans cette situation, c’est celle du conflit qui se transforme en collaboration parce que les deux personnes concernées ont, au fond, les mêmes objectifs et les mêmes valeurs. Mais le plus jeune n'a pas encore fait le tri.

J’aimais aussi l’idée du jeune médecin sûr de lui et de ses connaissances et qui réalise qu’il ne savait rien. J’étais comme ça à la fin de mes études. Arrogant, supérieur, donneur de leçons, dénué d’humilité. C’était défensif, mais ça m’empêchait d’entendre ce que les gens – à commencer par les patients – avaient à me dire.

Cette situation de départ s’est greffée sur une idée de comédie musicale, et la sauce a pris. J’ai commencé par écrire le monologue de Jean, dont j’avais choisi le prénom en raison de son ambiguïté - selon qu’on le prononce à la française ou à l’anglaise - pour évoquer les ambivalences entre médecins et patients, hommes et femmes, en écho à la question de l’intersexualité abordée dans le roman… Car fondamentalement, c’est un roman sur l’identité.

J’avais aussi l’ambition d’écrire une sorte de roman pédagogique, qui soit à la fois informatif pour les femmes, subversif par rapport aux institutions, et encourageant pour les soignants qui ont envie que ça change. Je voyais bien que c’était très ambitieux mais je me suis mis à écrire le début du livre - le monologue de Jean et son arrivée dans le service. J’ai calé juste après que Karma l’identifie comme étant une femme et non un homme. Quelques mois plus tard, je suis arrivé à l’université de Montréal, et j’ai plongé dans une atmosphère intellectuelle très différente de ce que je connaissais, celle du département de philosophie. Il y régnait une telle atmosphère de liberté de penser et d’imaginer que ça m’a libéré. J’ai repris le manuscrit exactement là où je l’avais laissé. 

Comme ma famille était encore en France, je passais tout mon temps libre à l’écrire après ma journée de recherches sur l’éthique du soin. Mes lectures ont beaucoup influé sur l’écriture du roman, car elles venaient me confirmer – via de nombreux travaux menés depuis trente ou quarante ans dans le monde médical anglo-saxon – des intuitions que j’avais acquises sur le terrain et grâce à la participation aux groupes Balint. De sorte que lorsque Karma dit qu’il n’est pas nécessaire qu’une patiente lui dise la vérité pour qu’il puisse la soigner correctement, son assurance ne découle pas seulement de mon expérience.



Qui est Franz Karma ? Son nom est une anagramme de Marc Zaffran…

J’ai beaucoup joué avec les anagrammes ou les permutations syllabiques de mon nom, à l’adolescence, puis lorsque je cherchais des pseudonymes. Curieusement, celui-ci ne m’était pas venu. J’y ai pensé pendant la conception du livre, mais seulement après avoir décidé que le personnage s’appellerait « Karma ». Le Franz est venu après. Cela étant il ne faut surtout pas lire ça comme une « clé » qui permettrait de déceler une part d’autobiographie. C’est une plaisanterie, un clin d’œil : à la fin des Trois Médecins, un type barbu qui me ressemble entre dans l’amphi et s’assied au milieu des amis de Bruno Sachs. Dans un des romans de ma Trilogie Twain, le médecin légiste Marc Valène (!) pratique l’autopsie d’un Frank Zarma qui me ressemble trait pour trait… C’est ma manière de me mettre dans le tableau comme le faisaient les peintres d'autrefois. Et je suis sûr que beaucoup d’auteurs font la même chose. Ça ne veut pas dire que c’est mon histoire que je raconte là.



Karma a certains de mes traits, bien sûr, mais Jean en a beaucoup plus ; son état d’esprit initial est très proche du mien au début de ma pratique : son arrogance, son impatience, son mépris pour ce qu’elle ne connaît pas, mêlés à la certitude qu’elle veut est ce qui bon pour les patientes – tout ça, je l’ai ressenti, affiché et affirmé à la fin de ma formation et au début de mon exercice. Pas de manière aussi supérieure que Jean, mais je me le rappelle très bien. En réalité, j’étais pétrifié de peur à l'idée de faire mal, et de mal faire. Et c’est ce que j’ai voulu faire transparaître dans l’attitude de Jean. La colère qu’elle ressent vient du conflit entre sa certitude qu’elle fera le bien en réparant les femmes chirurgicalement et, d’autre part,  son sentiment d’incompétence et sa terreur devant ce que les femmes demandent vraiment et qu’elle ne comprend pas.

Ça me fait penser àun sketch des Monty Python, une parodie de jeu télévisé où l’on interroge KarlMarx. Il répond à toutes les questions portant sur sa « spécialité » – le capitalisme, la dictature du prolétariat, la lutte des classes, etc. – mais la dernière question porte sur les résultats du championnat de football d’Angleterre. Et là, bien sûr, il s’affole et répond n’importe quoi… Jean est un peu dans cette situation : elle sait plein de choses dans un domaine très étroit. Et elle n’a jamais pensé que les meilleurs spécialistes ont besoin de connaître beaucoup de choses en dehors de leur spécialité pour être de bons professionnels. 

Ce qu’elle apprend des femmes, à l’unité 77, c’est qu’on ne soigne pas des maladies ou des malformations ou des accidents, on soigne des gens. Soigner, c’est atténuer les souffrances dans le but de libérer. On ne peut pas soigner quelqu’un en définissant pour lui ce qui doit être soigné, et comment – c’est une entrave à sa liberté. Or, dès qu’il y a une relation de soumission, une relation de pouvoir, il n’y a plus de soin. 

Comme la plupart des jeunes médecins, j’ai longtemps pensé que je savais mieux que les patients ce qui était bon pour eux. Je voulais à tout prix leur faire du bien. J’imaginais être un des rares autour de moi à vouloir le bien des gens. Et être l'un des rares à le savoir. Ce qui fait que dans Le Chœur des femmes, je me retrouve beaucoup plus dans le personnage de Jean que dans celui de Franz. 

Dans mon esprit, Karma incarne plutôt le médecin que je fantasmais de devenir ; celui que j’aurais voulu être si je n’avais pas écrit : un praticien si engagé dans son métier qu’il dort sur place et fait équipe avec son épouse – ce qui a été longtemps le cas de beaucoup de généralistes, à commencer par mon père… Il y a beaucoup plus de mon père que de moi dans ce personnage. En tout cas, c’est comme ça que je le voyais en écrivant. Maintenant, l’effet produit sur les lecteurs n’est pas nécessairement ce que j’ai ressenti, moi.

Pourquoi des indications musicales (Allegro, Largo, etc…) dans les titres de chapitres ? Pourquoi le mot « Aria » pour désigner le monologue de certains personnages ? Pourquoi les chansons parsemées dans le texte ?

Deux ans avant d’écrire le roman, j’avais déjà en tête depuis un
certain temps l’idée d’une comédie musicale qui se déroulerait dans un service de santé des femmes, et j’avais semi-improvisé un projet qui portait déjà ce titre, Le Chœur des femmes, pour mes chroniques sur arteradio.com. J’aime beaucoup les comédies musicales. J’ai joué et chanté dans deux comédies musicales à Lincoln High School (à Bloomington, MN) quand j’avais dix-sept ans. 

J’ai vu vingt fois West Side Story, My Fair Lady, Kiss Me Kate, la plupart des films musicaux de Fred Astaire et de Gene Kelly. Et je connais par cœur des dizaines de chansons de Gershwin, Rogers & Hammerstein, Irving Berlin, Cole Porter en plus de celles de Brel, Brassens, Ferré, Nougaro, Graeme Allwright, Charles Trénet, Jacques Higelin... 

J’ai une mémoire phénoménale de ce répertoire et je peux fredonner une chanson à chaque moment de la vie. Quelques années après la publication de La Maladie…, chez des amis, j’ai passé une soirée avec une chef d'orchestre et instrumentiste américaine qui dirigeait des comédies musicales. On a d’abord chanté une tripotée de « standards », puis je lui ai raconté mon roman et elle a dit « Mais ça ferait un très bon musical » et on s’est mis à délirer là-dessus. 

Et l’une des adaptations de La Maladie… au théâtre était accompagnée de chansons inspirées par les dialogues du roman. Alors quand j’ai eu l’idée du Chœur des femmes, que je voyais comme un oratorio, je me suis dit que j’allais jouer le jeu musical jusqu’au bout, et écrire des textes de chansons. Je pensais qu’ils étaient trop longs, mais un compositeur, Julien Joubert, en a mis deux en musique après avoir lu le roman et me les a envoyées. Comme quoi…

Comment avez-vous fait pour retranscrire si bien les pensées des femmes et leurs sentiments ?

C’est une question qu’on m’a souvent posée dans les courriels et quand je les lis, je suis évidemment honoré et heureux, mais je pense, plus modestement, que c’est très subjectif et que ça dépend des lectrices. Certaines louent mes qualités psychologiques, d'autres me  disent avoir été intéressées avant tout par l’aspect "documentaire" du livre - la description d’une pratique respectueuse des femmes aux antipodes de ce qu’elles ont vécu – et ajoutent que l’aspect « romanesque » ne les a pas convaincues. Certaines trouvent la fin « grotesque » ou « tirée par les cheveux ». 

Or, je pense que je suis un écrivant auditif, plutôt que visuel : je ne suis pas très bon quand il s’agit de faire des descriptions. Je suis plus à l’aise dans les dialogues ou les monologues – parce que je les mémorise facilement, tout comme les chansons. Quand je fais parler un personnage, sa voix me vient très vite, les mots, les expressions, les hésitations, les digressions également – car c’est comme ça que je parle, moi aussi. Et j’ai passé tant de temps à écouter des patientes et des patients parler, sans pouvoir ou vouloir les interrompre, que toutes ces paroles se sont en quelque sorte imprimées en moi. Il ne m’est pas très difficile de les invoquer quand j’écris. 

Nous sommes tous équipés pour reconnaître l’impatience, la séduction, la douleur, la surprise, la colère dans la voix ou l’expression de quelqu’un. Quand on soigne, on apprend à les entendre de manière encore plus fine, on apprend aussi à identifier les tournures de phrases et les mots qui trahissent les sentiments de ceux qui se cachent. Si je veux parler du désir d’enfant d’une femme, je n’ai pas besoin de grand chose : le désir de grossesse est fréquent et ambivalent, je l’ai entendu prononcé des centaines fois, dans des circonstances très diverses. Et il suffit que je me dise : « c’est une femme de presque cinquante ans qui vient de tomber amoureuse d’un homme nettement plus jeune qu’elle » ou « c’est une jeune femme qui n’a pas dit à son ami qu’elle est enceinte et ne sait pas s’il est prêt » pour que les mots me viennent spontanément.

Ensuite, je relis à haute voix, et si ça « sonne » juste, je n’y touche plus. Sinon, je récris. A la fin, ça me paraît juste, et il n’est pas étonnant que ça semble juste à une partie des lectrices ou des lecteurs. Mais je conçois qu’il puisse en aller différemment pour d’autres. C’est toujours une question de perception, et toutes les perceptions sont respectables. Notre corps n’est pas le même que le celui d’un autre lecteur, mais en plus, notre corps à la lecture d’un livre n’est pas le même qu’en lisant le précédent ! C’est bien pour ça qu’on peut trouver un livre ennuyeux à vingt ans et passionnant vingt ans plus tard, ou qu’on peut aimer tel livre d’un auteur, et détester le suivant.


Comment ce livre a-t-il été reçu par les professionnels de santé ?

Je ne sais pas ! C'était la première fois qu'un de mes livres était publié en France sans que je sois présent. Je suis allé avec d'autres écrivains POL qui publiaient aussi un roman à l'automne, rencontrer des libraires quelques semaines avant sa sortie ; j'ai participé à une émission de France Culture en duplex depuis Radio-Canada, mais c'est tout. Le livre a reçu un très bon accueil critique, mais je ne sais pas s'il a été chroniqué dans la presse médicale. Et je n'ai pas reçu de plaintes via le conseil de l'Ordre. Alors je pense qu'il a dû passer inaperçu de beaucoup de médecins. En revanche, les autres professionnels de santé, les sages-femmes en particulier, y ont réagi de manière extrêmement positive. La particularité de ce roman, c'est que toute femme peut le lire en se référant à ce qu'elle a vécu en consultation gynécologique, parce qu'au cours de ce genre de consultation, il est toujours question de la vie sexuelle et amoureuse. Et aussi des représentations que se font les femmes d'elles-mêmes, de leurs désirs, des désirs des hommes, des attentes de leurs mères, de leurs attentes envers leurs filles, du regard des autres femmes...

Paradoxalement, c'est un livre plus "claustrophobe" que La Maladie de Sachs ou Les Trois Médecins, tout se passe dans un seul lieu, ou presque, mais il a une portée plus vaste. Je ne m'attendais pas à ça.
J'entends souvent dire que j'ai écrit un livre "féministe", et ça m'honore, mais je ne me suis pas lancé dans le projet en pensant : "Tiens, je vais faire un roman féministe" ni même "Je vais parler de la condition des femmes". Mon intention était d'écrire un roman de formation destiné aux jeunes médecins. J'y parle de la santé des femmes parce que c'est ce que j'ai fait pendant vingt-cinq ans, mais je voulais avant tout y exposer des principes d'éthique applicables à toutes les situations de soin, indépendamment des personnes à qui ceux-ci sont dispensés. 
Je reçois souvent des courriels de jeunes médecins ou de sages-femmes qui me disent qu'ils/elles ne voient plus les patient.e.s de la même manière depuis leur lecture, et ça me fait très plaisir, mais j'espère que ça agit aussi pour les hommes. 

Vous avez déclaré que Le Choeur des femmes est en quelque sorte votre "second premier roman". Que voulez-vous dire ? 

C'est une manière d'exprimer qu'avec ce roman-là j'avais le sentiment de recommencer quelque chose. C'était certainement lié à mon émigration récente. Ecrire dans un autre pays, c'était nouveau et je me suis permis des audaces que je ne m'autorisais pas auparavant. Cela dit, j'ai le sentiment d'avoir terminé un cycle, fermé une boucle. On pourrait aussi dire que c'est le dernier de mes premiers roman... D'ailleurs, les deux romans suivants rompent nettement avec ceux qui les ont précédés. Les Invisibles est un roman policier qui, pour la première fois, ne se déroule pas à Tourmens comme les précédents, mais à Montréal. En souvenir d'André n'est pas fondé sur une expérience professionnelle quotidienne. Mais il reprend un thème de la fin du Choeur des femmes et le développe. Donc, c'est à la fois une fin, et un début...

Certains critiques ont qualifié la fin du roman de "grotesque" et de "tiré par les cheveux". Qu'en pensez-vous ?

Pas grand-chose, car ceux qui ont fait ce genre de commentaire ne l'ont pas explicité. Et je pense que s'ils trouvent la fin "grotesque", c'est parce qu'ils n'ont pas compris que j'écrivais un mélodrame, et non un roman "documentaire". La fin du roman raconte une histoire de famille mais c'est annoncé depuis le début. On sait que Jean a perdu sa mère, que son père est loin, et peu à peu, parce que la vie c'est toujours des histoires de famille, Jean est rattrapée par la sienne, et c'est une histoire gratinée. Dans mon esprit, cette histoire est consubstantielle au roman, et le CDF est un roman sur l'identité et sur la quête des origines, c'était ça aussi le projet. (D'ailleurs, il y a de nombreux indices annonciateurs tout au long du livre.) Contrairement à Barberousse, dont je me suis inspiré, il ne s'agissait pas seulement pour moi de raconter comment un jeune médecin borné s'ouvre à la réalité du soin, je voulais également montrer d'où elle venait et d'où venait son mentor (ce que le film de Kurosawa ne fait pas) et révéler que leurs deux trajets étaient intimement liés. Il y a dans tout le roman une idée très simple, mais à mes yeux très importante : "La personne que tu soignes est peut-être le soignant de demain". C'est cela que la fin veut évoquer, en plus des conséquences de nos actes à long terme. Fondamentalement, nous sommes tous les descendants de la même humaine, ce que les Anglo-Saxons nomment "l'Eve mitochondriale", qui a vécu entre 100 000 et 200 000 ans avant nous. Elle nous a transmis ses gènes, et il a fallu beaucoup d'altruisme et d'entraide pour que ça finisse par donner sept milliards d'individus qui coexistent de manière pas toujours pacifique. Et il a fallu que ses parents la soignent, et qu'elle soigne ses compagnons et ses enfants, et ainsi de suite, pour qu'on soit tous là.

Et pour revenir une dernière fois aux critiques : les commentaires des critiques littéraires parisiens, estampillés, m'importent, bien sûr : je suis heureux qu'on parle de mes livres en bien, et malheureux quand on dit qu'un de mes livres est mauvais, mais ils me touchent moins que les textes personnels qu'on peut lire en ligne. J'ai eu beaucoup de commentaires positifs pour ce roman, mais aucun ne m'a mis autant de baume au coeur que celui de Mona Chollet sur son site "Périphéries". Ca m'a d'autant plus fait plaisir que je suis un de ses lecteurs, et que je connais sa liberté de pensée et son absence de complaisance. Et le titre m'a inspiré le premier titre de ce blog...

D'où est venu l'idée de la "patiente alpha" ?

La patiente (ou le patient) "alpha", c'est celle ou celui qui change le/la soignant.e, qui le/la fait passer du stade d'apprenti.e à celui de soignant.e engagé.e en lui permettant de rompre avec les dogmes, les habitudes, les interdits, les rituels imposés par ses maîtres ou par la communauté scientifique. C'est une idée qui m'est venue le jour où, pour la première fois, j'ai posé un DIU ("stérilet") à une jeune femme sans enfant, qui avait 20 ans et n'avait pas d'autre option sûre pour assurer sa contraception. Autour de moi (et presque partout en France) tout le monde disait qu'il ne fallait pas, que c'était dangereux, etc. Comme je lisais déjà les publications des spécialistes de la contraception anglo-saxons et de l'OMS sur le sujet, je savais que je pouvais le faire, mais jusque là, je n'avais jamais osé le proposer avec suffisamment d'assurance pour qu'une femme choisisse cette option-là. Cette jeune femme, quand je lui en ai parlé, m'a posé toutes les questions qui lui venaient et puis elle m'a demandé de lui en poser un. Elle m'a fait confiance, et ça a été une première expérience pour nous deux, une expérience dont j'ai ensuite, grâce aux retours qu'elle m'en a fait pendant les années qui ont suivi, bénéficier beaucoup d'autres femmes, certaines encore plus jeunes qu'elle. Et, tout naturellement, le roman lui est dédié.

Dans le roman, Franz Karma nomme "patiente alpha" une patiente devant qui il a changé d'attitude, et qui l'a, en retour, fait changer de pratique. De son côté, Jean est irrémédiablement changée par sa rencontre avec une jeune femme nommée Cécile... J'ai le sentiment que tous les soignants ont un ou une "patient.e alpha" qui reste dans leur mémoire et qui symbolise une étape cruciale de leur développement professionnel et moral. Je pense d'ailleurs qu'on a souvent plusieurs patient.e.s alpha, car la vie d'un.e soignant.e est longue. 

C'est une manière aussi de dire qu'on ne devient pas soignant tout seul. Ce sont les patientes et les patients qui font des soignantes ce qu'elles sont. C'est un processus interactif. Par son attitude, une professionnelle de santé sélectionne (consciemment ou non) les patientes dont elle s'occupe. Et les patientes la modèlent en retour. Quand on a le souci des autres, les autres nous le rendent (même si de temps à autre, certains en abusent un peu, mais c'est de bonne guerre...). Quand on est dénué d'empathie ou de chaleur, on n'a pas beaucoup de patients chaleureux, et on est incapable d'apprécier ceux qui le sont et qui pourraient beaucoup nous apporter... 

Le patient/la patiente alpha est en quelque sorte le/la représentant.e de tout ce que nous apprenons des patient.e.s, mais aussi des gratifications que nous tirons du métier de soignant. 

Prochain épisode : "En souvenir d'André".

dimanche 13 avril 2014

Le métier d'écrivant (20) - "Les Trois Médecins"

Comment vous est venue l’idée d’écrire Les Trois Médecins ?

Le désir d’écrire un livre inspiré par mes études de médecine me trottait dans la tête depuis les années 70, et j'avais annoncé mon intention de l’écrire dès 1998, quand La Maladie de Sachs est devenu le Livre Inter. Mais je ne suis pas parvenu à m’y mettre avant la fin 2003. Il y avait à cela une bonne et excellente raison : je ne savais pas comment l’écrire. Je n’avais pas de trame sur laquelle lancer mes personnages et tisser mon récit. Une fois encore, il n’était pas question pour moi d’écrire un récit autobiographique. 
Je ne voulais pas purement et simplement reprendre les épisodes marquants des neuf années que j’avais passées à la faculté de médecine de Tours. Ce que j'avais en tête était beaucoup plus ambitieux : ce serait un roman de formation, d'abord, mais aussi un roman politique retraçant certains événements marquants des années soixante-dix, en particulier la légalisation de l’avortement ;  un roman engagé : j’y raconterais comment on devient soignant, envers et contre les institutions ; ce serait aussi un roman d’amour et d’amitié et je voulais, sans pouvoir expliquer pourquoi, que ce soit un roman d’aventures, une épopée. Quand j’énumérais tout ça, je trouvais la tâche insurmontable. Personne n’avait jamais fait ça. Et un jour, j’ai eu une révélation : oui, quelqu’un avait déjà fait ça. Ce quelqu’un, c’était Alexandre Dumas ! Et si... et si je transposais Les Trois Mousquetaires 


J’ai éclaté de rire tant l’idée était à la fois saugrenue et réjouissante. Et gonflée. Je me sentais extrêmement audacieux, et la tâche n'était pas moins impressionnante une fois que j'avais trouvé mon modèle !

Je suis allé me procurer le roman en Folio et me suis mis à le relire frénétiquement. Tout de suite, j’ai rencontré des obstacles : qu’est-ce que j’allais faire des valets, Planchet et les autres ? Et puis, D’Artagnan et ses amis doivent rencontrer Louis XIII et le Cardinal de Richelieu. Or, je voulais situer mon roman en France dans les années soixante-dix. Je n’allais tout de même pas envoyer Bruno Sachs et trois de ses copains à Paris pour y rencontrer Giscard et Chaban-Delmas ! Mais très vite, les deux objections ont été résolues : les valets de Dumas allaient disparaître et céder la place à d’autres personnages, indispensables à ma narration, et dont la présence et les réflexions éclaireraient les rapports de classe et les inégalités de la société de l’époque : Madame Moreno, la femme de ménage du foyer où vivent Bruno et un de ses camarades ; Marie-José, aide-soignante dans un service hospitalier ; Emma, l’infirmière qui décide d’entreprendre des études de médecine ; Bulle, orthophoniste dans le service de long séjour où Christophe fait un stage... Et surtout Monsieur Nestor, le quinquagénaire qui s'occupe de l'amphithéâtre des étudiants.


Quant à Louis XIII et Richelieu, ils pouvaient régner à Tourmens en tant que doyen et vice-doyen de la faculté de médecine. Le Doyen, un homme un peu fâlot, serait marié à Sonia (Anne d'Autriche), professeur d'hématologie féministe, qui pratiquerait des avortements clandestins avec son amant britannique, Buckley (Buckingham). Mon Cardinal de Richelieu, LeRiche, serait un gynécologue- obstétricien furieusement réactionnaire et manipulateur et aurait deux chefs de clinique rivaux et ambitieux, Max Budd (Rochefort) et Mathilde Hoffmann (Milady). Monsieur de Tréville se réincarnerait dans la personne du Professeur Vargas, bactériologiste anticonformiste et libertaire. Les étudiants et internes de chirurgie seraient les gardes du Cardinal ; les adeptes de la médecine générale, les Mousquetaires - et bien sûr, le groupe compterait beaucoup de femmes. Peu à peu, tous les rôles-clés se sont trouvés affectés. 

Quelle place occupe la dimension autobiographique dans le roman ? 

Une place importante, mais très éclatée. Je voulais le construire en suivant de très près la trame narrative du roman de Dumas, en transposant tous ses morceaux de bravoure : l’humiliation de D’Artagnan par Rochefort ; sa rencontre désastreuse avec Athos, Porthos et Aramis ; le duel aux Carmes des Chaux ; l’histoire d’amour avec Constance Bonacieux ; l’épisode des ferrets de la Reine ; le voyage en Angleterre ; le siège de La Rochelle ; l’exécution de Milady, etc. Cela représentait une triple difficulté : d’abord transposer les épisodes typiques d’un roman de cape et d’épée à une époque où on ne se bat plus en duel ; ensuite, insérer dans cette trame de manière plausible des événements survenu pendant les années soixante-dix en France ; et enfin, créer des personnages avec lesquels je sois à l’aise. Pour D’Artagnan, c’était facile : j’avais déjà flirté avec la jeunesse de Bruno Sachs dans Touche pas à mes deux seins, le rôle lui allait comme un gant. Des figures d’enseignants réels m’ont donné LeRiche, Vargas, Dugay et Lance – inspiré d'Yves Lanson, le professeur d’urologie de Tours qui m’a servi de mentor pendant mes études. Lance était déjà présent, en filigrane, dans les deux romans précédents, et je lui ai associé, le « professeur Zimmermann », lui aussi mentionné dans La Maladie de Sachs. Les deux modèles ne se sont jamais rencontrés dans la vie, mais ça m’a amusé d’en faire un duo d’enseignants positifs et aimés – ce qu’ils ont été pour moi.

Et j’ai placé André, Basile et Christophe (mes trois mousquetaires/médecins), Charlotte (Constance), Sonia (Anne d’Autriche), et les personnages nouveaux comme Emma, Bulle et beaucoup d’autres, sous la tutelle de figures réelles, qui ont compté pour moi à un moment de ma vie. Dans ce roman, les éléments autobiographiques abondent, mais ils sont déplacés, déformés, décalés, et le plus souvent affectés à d’autres personnages qu’au seul Bruno Sachs. Tourmens a hérité de la topographie de Tours et de sa faculté de médecine au cours des années soixante–dix (dans La Maladie… la géographie mentale était plutôt celle de la ville du Mans, où j’ai vécu pendant près de trente ans). Grâce au personnel de la scolarité de la fac de médecine, j’ai récupéré ma « feuille de route », la fiche portant tout mon itinéraire d’étudiant – matières étudiées, notes, stages – et elle m’a servi à « caler » les événements dans le temps. Je n’avais plus qu’à lui superposer la trame du roman de Dumas, introduire un narrateur omniscient inspiré par une figure modeste mais marquante de mes années d’études – à savoir l’un des « appariteurs » de l’amphithéâtre de médecine, qu’on surnommait « Tonton » – et En avant ! 

J’ai rédigé le roman au galop. Pour la première fois de ma vie, pendant plusieurs semaines, j’ai écrit quinze heures par jour, m’arrêtant seulement pour les repas, lorsque je piquais du nez sur mon clavier ou quand je devais me rendre à l’hôpital. Et même quand je n’étais pas devant mon écran, j’écrivais le roman dans ma tête. Je n’avais jamais connu semblable sentiment d’exaltation, et je ne l’ai éprouvé de nouveau que cinq ans plus tard, pendant la rédaction du Chœur des femmes. C’est l’exaltation qu’on ressent quand on lit un roman qui ne nous lâche pas. Et c’était lié à la nature tout à la fois ludique, malicieuse et engagée du projet. Je ne voulais pas revivre mes années de formation, ni même les reconstituer, je voulais les réécrire, les reformuler. Revivre une histoire d’amour, m’indigner de nouveau contre les arbitraires, dénoncer des injustices, pleurer des disparitions, réinventer des enseignements – bref, évoquer tout ce qui avait modelé le soignant et l’écrivant, tout ce qui avait été et tout ce qui, pensais-je, aurait dû ou pu être.

A la fin, j’avais écrit le roman que je voulais, et j’éprouvais un extraordinaire sentiment d’apaisement. C’est comme si j’étais retourné dans le passé pour le réparer. Aujourd’hui, quand je pense à ma formation, je ne pense plus à mes études, je pense aux Trois Médecins.

Une des choses les plus marquantes de ce remake, c’est la manière dont tous les personnages de Dumas sont à leur place dans la faculté de médecine : le harcèlement exercé sur les étudiants ; les luttes de pouvoir entre assistants des chefs de service ; le mépris hautain des internes qui se destinent à la chirurgie envers ceux qui se destinent à la médecine… Aviez-vous vu d’emblée que tout cela fonctionnerait ?

Non, j’ai découvert ça au fur et à mesure. Et pour tous les éléments du roman. Chaque fois que je voulais mettre un personnage en situation, je devais prendre du recul, éviter de le copier-coller mais  définir dans quel esprit il agissait dans le roman de Dumas et transposer avant tout cet esprit. Par exemple, je ne pouvais pas reprendre de manière littérale le duel aux Carmes des Chaux, l’affaire des ferrets ou la découverte par Athos de la marque d’infamie sur l’épaule de Milady. Mais il n’était pas question de les éliminer : ils font partie de la trame du roman de manière si irréductible que les supprimer équivaudrait à raconter une toute autre histoire. Or, je voulais écrire un roman épique. Les Trois Médecins est à beaucoup d’égards extrêmement différent des Trois Mousquetaires – par son cadre et son époque, le rôle des femmes, l’importance que j’y donne aux personnages qui entourent les étudiants – les appariteurs, les autres soignants, les patients – et, bien entendu, par sa nature de « roman médical », mais je tenais à ce que l’ombre du roman de Dumas soit toujours lisible en filigrane, sans oublier les scènes comiques – la scène où Athos et Porthos tentent de dissuader Aramis d’entrer au monastère, le jeu de séduction de d’Artagnan avec les suivantes de Milady – et en racontant aussi la mort tragique de Constance et l’exécution de Milady. 
J’ai alterné les scènes personnelles (et des lieux aimés, comme les Studio, les cinémas d'art et d'essai de Tours où, pendant mes études, j'ai vu beaucoup de films marquants comme Pourquoi Pas ! de Coline Serreau, Johnny Got His Gun de Dalton Trumbo, et toute une tripotée  de films de Gilles Carle et d'Akira Kurosawa) avec les scènes transposées de Dumas, et j'ai trouvé des équivalents satisfaisants aux morceaux de bravoure que je voulais conserver. J’énumérais les idées à haute voix et quand l’une d’elles me faisait éclater de rire, je savais qu’elle était bonne. Mais pour en revenir à la question initiale, la transformation du royaume de France en faculté de médecine de Tourmens s’est faite tout naturellement. Car fondamentalement, les facs de médecine françaises sont depuis toujours et encore aujourd’hui structurées comme la France de Louis XIII…

Vous dites avoir prêté aux personnages les traits de personnes réelles. Est-ce que celles-ci se sont reconnues ?

Oui, et ça fait partie de mes satisfactions. Je me suis fait plaisir : j’ai prêté aux « bons » les traits de certains de mes amis – qui ne sont pas tous médecins, d’ailleurs – et qui ont été ravis de se voir ainsi mis en scène. Quand on connaît bien quelqu’un, on peut modeler un personnage complexe à partir de ce qu’on sait d’elle ou de lui. Comme il y a beaucoup de personnages dans le roman, ça m’a permis de tracer des portraits assez précis alors même que je n’avais pas toujours beaucoup de scènes pour les développer. Ma plus grande satisfaction est d’avoir revu un de mes profs de l’époque, Robert Vargues, un type assez exceptionnel ; il avait servi de modèle à Vargas, mon « Monsieur de Tréville ». Vargues a lu Les Trois Médecins et m’a envoyé un message, pour m’inviter à passer le voir. Il souffrait d’un cancer, dont il est mort quelques mois plus tard, d’ailleurs, et ça m’a beaucoup ému de le revoir, trente ans après avoir été son étudiant. Il avait adoré le livre, et ça m’a fait plaisir de lui avoir donné quelques heures de diversion et de plaisir, car il était déjà très malade quand il l’a lu.


Je me suis aussi souvenu d'un grand roman américain intitulé The House of God, que lisent tous les étudiants anglo-saxons. C'est un roman épique et grotesque qui se passe dans un hôpital, et dont les personnages se comportent de manière à la fois scandaleuse et très provocatrice, mais qui soulève toutes les questions essentielles qui surgissent pendant la formation d'un médecin. 
Et dans ce même esprit, les « méchants », de mon roman sont des composites, des agrégats de traits empruntés à des personnes que j’ai trouvées très antipathiques à l’époque ou plus récemment. Pour la plupart, les figures qui m’ont servi de modèle pour les personnages négatifs étaient décédées depuis plusieurs années. Et  j'ai pensé au chirurgien de Johnny Got His Gun, qui décide unilatéralement que le soldat qu'il a rafistolé n'a plus d'activité cérébrale pour décrire le mélange de morgue, de supériorité, de mépris et d'absence totale d'éthique de certains personnages. 

Bien, sûr, j'ai grossi le trait. Mais ce n'est pas un roman psychologique, c'est un roman épique. Les méchants devaient être vraiment méchants. L'un des modèles, une personne bien vivante, s’est reconnue dans une figure du livre. Il ne s’agit pas d’un personnage important du roman mais il symbolise certains des actes les plus haïssables auxquels j’aie assisté pendant mes études, et je n’allais pas le rater. Alors qu’on ne se connaît pas, il a éprouvé le besoin de m’appeler pour protester vivement des actions que je prêtais à « son » personnage. Ça m’a fait rire, parce que dans un premier temps, je me suis dit « J’ai peut être fait erreur, je lui ai peut-être attribué les horreurs de quelqu’un d’autre » mais au fil de la conversation, le ton offusqué et hautain sur lequel il s’adressait à moi m’a convaincu que ma mémoire était bonne. Si je croyais me reconnaître un jour dans le roman d’un autre, je n’appellerais sûrement pas l’auteur pour lui dire « Non, c’est pas vrai, j’ai pas fait ça ! ». C’est le meilleur moyen d’attirer l’attention sur soi et de renforcer l’effet de réel, il me semble.

Pour illustrer les aléas de la reconnaissance, voici une autre anecdote : alors que Les Trois Médecins se vendait comme des petits pains et allait faire l’objet d’une réimpression, je reçois un coup de fil de Jean-Paul Hirsch, le « Numéro 1 bis » de P.O.L, qui me dit : « Un professeur de médecine veut nous faire un procès parce que tu as donné son nom à l’un de tes personnages ! » Par sarcasme, j’avais donné à certains personnages le nom de maladies d’autrefois – lesquelles portent en général le nom d’un médecin. J’avais oublié que les médecins ont une descendance. Un professeur de médecine parisien, voyant son nom dans le roman, avait cru que l’auteur était un de ses anciens étudiants cherchant à le tourner en ridicule. « J’ai pas encore lu votre roman, m’a-t-il dit, mais ma femme et mes enfants l’ont lu, et ils se marrent ! » Il a été rassuré en apprenant que j’avais fait mes études à Tours, et non dans la faculté où il exerçait. Et que j’étais trop vieux pour être un de ses anciens étudiants. Il m’a demandé si j’accepterais de modifier le nom du personnage, pour éviter qu’on l’associe à tort à sa personne, et c’est ce que nous avons fait dans les réimpressions ultérieures et pour l’édition de poche. Je ne voulais évidemment pas le mettre en difficulté.  

Comment le livre a-t-il été reçu par les amateurs de Dumas ? 

Eh bien, sur le site pastichesdumas.com,  qui recense toutes les productions inspirées par Alexandre Dumas, Les Trois Médecins a reçu trois étoiles... et beaucoup de compliments. Son animateur, Patrick de Jacquelot, m'a également interviewé pour le site, l'entretien a été publié dans  "Le Mousquetaire", le bulletin de la Société des Amis d'Alexandre Dumas, accompagné d'un dessin d'illustration épatant, dont la dessinatrice, Catherine Meurisse, m'a offert l'original ! Alors je crois que le livre n'a pas déçu les lecteurs de Dumas. Mon seul regret, c'est que Daniel Zimmermann n'ait pas pu me lire. Il adorait Dumas et lui a consacré une grande biographie, à la mesure du personnage.






Quelle a été la réaction du corps médical à la publication du roman ?

Le corps médical est resté froid. D'ailleurs ce n'est pas vraiment une entité constituée. La profession est éparpillée, fragmentée. Mais j’ai reçu, et je reçois encore régulièrement des messages de médecins, d’infirmières et d’étudiants en médecine ; et ça m’a fait beaucoup de bien. Plus anecdotiquement, on m'a décerné (sans jamais me le remettre : je n'ai pas été invité à la cérémonie...) le "Prix Jean Bernard de l'Académie de Médecine", ce qui est plutôt marrant, je trouve. 

En terminant le livre, je m’étais demandé si je n’arrivais pas après la bataille, si je ne peignais pas de manière trop noire une situation qui avait probablement beaucoup évolué. Or, les étudiants m’écrivaient pour me remercier d’avoir décrit les épreuves qu’ils traversaient et de dénoncer une atmosphère délétère qui, trente-cinq ans plus tard, dans beaucoup de facultés de médecine françaises, n’avait toujours pas été assainie. Ça m’a évidemment attristé, mais ça m’a confirmé que mon propos n’était pas dépassé. Et j’ai été surpris mais réconforté d’apprendre que la lecture du roman avait un effet positif sur les étudiants qui le lisent. D’une certaine manière, elle les répare eux aussi. En tout cas, Les Trois Médecins m’a aussi permis de rendre hommage à un certain nombre de camarades de l’époque, dont je me sentais proche, et aussi à des amis médecins qui, lorsque je leur ai raconté mon projet, m’ont confié des souvenirs de leurs études et permis de les « attribuer » à mes personnages. Leurs noms à tous figurent dans les remerciements et ce n’est pas une mince satisfaction que de penser que ce livre a bénéficié de l’expérience de beaucoup – et que c’est peut-être aussi pour cela qu’il « parle » si intimement à tant d’étudiants en médecine d'hier et d'aujourd'hui. 

Prochain épisode : Le Chœur des femmes