mardi 3 décembre 2024

Comment je suis en train d'écrire un de mes romans - 3e épisode : une université, un cinéma, une librairie.

Contrairement à Franz en Amérique, pour lequel je me suis essentiellement documenté sur la période 1968-1972 à Oakland, Cal. et dans la baie de San Francisco, le roman actuel, Some Other Time/Une autre fois m'oblige à faire des recherches à deux périodes différentes de l'histoire de Tours : 1968 pour la première partie du roman, 1942 pour la seconde. 

Pour la première partie, c'est relativement facile : j'étais déjà un spectateur de l'actualité française et je ne manque pas de repères. La période m'a toujours intéressé, et j'ai déjà beaucoup lu à son sujet, ma recherche est donc principalement locale : que s'est-il passé à Tours au printemps 68 ? 

Afin de répondre à cette question, je me suis focalisé sur une source principale : la lecture de La Nouvelle République de l'époque. Les faits historiques plus généraux concernant la période sur le territoire français m'importent moins. Ce qui m'intéresse, c'est la manière dont la population d'une ville de province a réagi aux "événements". Tours est une ville universitaire. Il serait surprenant que parmi les nombreux étudiant·e·s de la ville, certain·e·s n'aient pas manifesté leur solidarité envers leurs camarades parisiens et des autres grandes villes. Comme ma protagoniste est étudiante, ce n'est pas sans intérêt pour ce qui lui arrive pendant cette première partie. 

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En dehors de la topographie de la ville (qui a beaucoup changé depuis 1968), j'avais besoin de me renseigner sur deux lieux dont le rôle est important dans l'histoire. 

Le premier est l'immeuble qui abritait Stanford in France. Cet immeuble existe toujours, il est situé au début de la rue nationale à droite du pont Wilson quand on entre dans Tours par le nord (aujourd'hui, on ne peut plus emprunter le pont Wilson en voiture, car il est dédié au tramway, aux pistes cyclables et aux voies piétonnes). 

Il se trouve en retrait par rapport à la rue des Tanneurs, qui longe la Loire à l'ouest de la rue Nationale et se poursuit à l'est par l'avenue André Malraux (au bord de laquelle se dresse l'actuelle bibliothèque). A peu de chose près, le bâtiment de Stanford se trouve quelques dizaines de mètres en arrière de l'emplacement de l'ancienne bibliothèque. 

Entre l'immeuble de Stanford (qui le louait à l'Education nationale) et la rue Nationale se trouvaient autrefois un escalier et une terrasse, construites après la guerre, et qu'on peut voir sur la photo ci-dessous. Cet élément a disparu et l'esplanade qui se trouve devant est aujourd'hui occupée par un hôtel. 




(L'immeuble de Stanford in France, à Tours, dans les années 60)


J'ai pu obtenir cette photo en m'adressant... à l'une des bibliothécaires de Stanford, en Californie. Je suis allé explorer le site de l'université, j'ai repéré les pages de la bibliothèque et, comme toujours, j'ai trouvé l'organigramme du personnel, bien évidemment accompagné pour chaque nom d'une adresse courriel. Je me suis adressé à Ms. Hahn, bibliothécaire dont le domaine de recherche est l'histoire de Stanford, en me présentant ainsi que l'objet de ma recherche, et lui ai demandé s'il était possible d'accéder à deux types d'informations : les programmes et les activités des étudiant·e·s à Stanford-in-France en 1967-68, et des documents photographiques concernant la vie sur ce mini-campus. 

Elle m'a répondu au bout de quelques jours, un courriel très détaillé dans lequel elle m'indiquait plusieurs sources en ligne où je pouvais trouver mon bonheur, et en me précisant que si je désirais accéder à des documents qui ne sont pas numérisés, Stanford permet aux chercheur·e·s éloigné·e·s de recevoir une centaine (!) de documents numérisés... gratuitement ! 

Pour le moment, je n'ai dépouillé que les albums photos, qui m'ont déjà donné des flopées d'informations précieuses : où vivaient les étudiant·e·s (dans l'immeuble ; ils et elles se faisaient bronzer sur les balcons l'été) ; comment iels s'habillaient ; comment se déroulaient les cours ; etc. J'ai aussi téléchargé le programme des enseignements et des activités des années 67 et 68, et je suis très impatient de les éplucher. 

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Le second lieu important pendant la première partie du roman est le cinéma indépendant et associatif "Les Studio", haut lieu culturel et estudiantin de Tours pendant les années 60 et 70. Il me semblait logique que ma protagoniste s'y rende mais j'avais besoin de savoir quelle était la configuration du cinéma en 1968. Dans les années 70, les Studios comprenaient trois salles : le Studio 1 et le Mini (une petite salle de moins de cinquante places) installés rue des Ursulines 


et le Studio 3, installé dans un ancien cinéma autrefois nommé le Casino. Mais en 1968, qu'en était-il ? 

Je suis allé aux Studio en septembre 2024, la première semaine de ma résidence d'auteur à Tours avec mon amie Danièle, qui m'a hébergé plusieurs fois pendant ces deux mois, et nous y avons vu Emilia Pérèz de Jacques Audiard, qui m'a fait forte impression. 

Mais sur le moment, Silly me ! je n'ai pas pensé à m'adresser au personnel du cinéma pour leur demander s'ils avaient des archives et s'il était possible de les consulter. Pendant le reste de mon séjour, je n'y ai pas pensé non plus (j'étais trop focalisé sur l'histoire de la ville, de la ligne de démarcation, de l'Occupation...) 

A mon retour à Gatineau, je m'en suis mordu les doigts mais je me suis dit qu'avec un peu de chance...

Effectivement, on est en 2024, et le site web des Studios propose à ses visiteurs un PDF très intéressant sur l'histoire des salles. Certaines informations, malheureusement, n'y figurent pas. J'ai composé un message à l'intention de l'équipe, et cette fois-ci également, on m'a répondu très vite. Tarik Roukba, webmaster/documentaliste de l'association, m'a non seulement scanné et envoyé le programme de la salle en mars, avril et mai 1968, mais il m'a également donné les coordonnées téléphoniques d'une ancienne bénévole qui travaillait là-bas dans les années 60, en ajoutant qu'elle serait ravie d'évoquer ses souvenirs car... c'est une de mes lectrices.

En feuilletant les documents, j'ai découvert qu'au mois d'avril 1968, le Studio consacrait son programme de projection à... la guerre ! 



Et, justement, je ne voulais pas que mon héroïne se contente de lire des documents écrits sur la seconde guerre mondiale, je voulais aussi qu'elle aille au cinéma. Le Studio me donne l'occasion de lui composer un programme original de films consacrés à la guerre... que je vais substituer sans vergogne, pour les besoins du roman, à l'authentique programme de la salle. 

Ce programme est aussi actuellement le mien, bien entendu. Pour m'immerger dans la période de l'Occupation qui m'intéresse, je me suis tourné vers des films tournés soit juste après la guerre, soit dans les vingt-cinq années qui ont suivi. Je me suis limité aux années 45-70 parce que je voulais que la mémoire de l'époque soit encore fraîche dans l'esprit du public et des cinéastes. J'ai donc fait une liste des films que je voulais (re)voir (et, éventuellement, faire connaître à ma protagoniste). C'est une liste conséquente mais pas démesurée car je voulais m'en tenir aux films se déroulant pendant les années 40-44. 

- La bataille du rail (René Clément, 1946) car la ville de Saint-Pierre-des-Corps, qui jouxte TOurs, était une plaque tournante ferroviaire importante ; 




- Le père tranquille (René Clément, 1946), qui raconte les activités d'un retraité que personne ne soupçonne d'être chef d'un réseau de résistance... 





- Le silence de la mer (Jean-Pierre Melville, 1949), adaptation d'une nouvelle de Jean Bruller (nom de résistant : Vercors) publié clandestinement par les éditions de Minuit en 1942.  



- La traversée de Paris (Claude Autant-Lara, 1956), qui raconte comment deux hommes transportent de nuit dans des valises à travers Paris occupé un cochon entier, pour le revendre au marché noir. 




 - La ligne de démarcation (Claude Chabrol, 1966), adapté d'une série de récits écrits par le Colonel Rémy  (résistant historique) juste après la guerre, et qui mettait en lumière le rôle des "passeurs" clandestins. 



- L'armée des ombres (Jean-Pierre Melville, 1969), adapté d'un livre paru en 1943 à Alger dans lequel l'écrivain Joseph Kessel transposait (en changeant les noms) les récits qu'il avait recueillis auprès de résistants depuis 1940





- La grande vadrouille (Gérard Oury, 1966), qui raconte comment deux individus que tout sépare recueillent l'un et l'autre des aviateurs britanniques dont l'avion a été abattu au-dessus de Paris et leur font traverser la ligne de démarcation. Le film a pulvérisé tous les records en salle pendant les deux années qui ont suivi sa sortie (17 millions d'entrées !!!), et il reste à ce jour le troisième film le plus vu en France depuis le début de l'histoire du cinéma. Même si ce n'est pas à proprement parler un film "historique", il me semble logique qu'une étudiante américaine passant six mois en France en 1968 soit amenée à le voir - ne serait-ce que parce que, connaissant son intérêt pour la période, ses camarades étudiants français le mentionnent. Et il a un rapport (indirect, mais marquant) avec le musée du compagnonnage, que le personnage ira visiter à plusieurs reprises.  




L'héroïne du roman ira voir d'autres films, tournés pendant les années 60 et représentatifs de cette période (ça ne manque pas), ainsi qu'un film hollywoodien auquel je pense toujours quand j'évoque la résistance : Casablanca (Michael Curtiz, 1942). 



Je vais aussi voir ou revoir des documentaires pour m'imprégner non seulement de l'atmosphère mais aussi de la manière dont les gens vivaient, s'habillaient, se déplaçaient pendant l'Occupation, et en particulier : 

- Le temps des doryphores (Jacques de Launay et Dominique Remy, 1967) ; 

- En France à l'heure allemande (Serge de Champigny, 2012), montage de films d'amateur d'époque ; 

- Le Chagrin et la pitié (Marcel Ophuls, 1969) que je viens de revoir, et qui est un film extraordinaire à tous égards. 

Bref, un programme passionnant. Pour moi, au moins. Et pour vous si vous avez la curiosité et la possibilité de les voir. 


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L'action de Some Other Time va de plus se dérouler dans une librairie inspirée par un "modèle" qui malheureusement, n'existe plus. C'était une librairie installée dans les locaux d'une librairie réelle des années 70, la Librairie Franco-Anglaise, rue du Commerce à Tours.  

Je suis retourné rue du Commerce en septembre dernier pour essayer d'en retrouver l'emplacement, et je ne suis pas sûr de l'avoir localisé. Les boutiques ont beaucoup changé en (purée !) cinquante ans. Et bien sûr, les libraires des années 70 sont partis vivre leur vie ailleurs (ou sont décédés). 

(Si quelqu'un parmi les lectrices ou les lecteurs les connaissaient et savent ce qu'iels sont devenu·e·s - c'était un couple, elle s'appelait Nancy et était américaine, il s'appelait je crois Jean-Charles et il était français - je serais heureux de l'apprendre.) 

Il n'est bien sûr pas question de leur faire vivre des aventures qu'iels n'ont pas vécues. Alors je vais faire ce qu'on fait dans ces cas-là. Je vais installer une librairie imaginaire rue du commerce et y faire vivre les personnages indispensables à mon intrigue.  

Dans le prochain épisode, je vous ferai part de mes réflexions sur les films mentionnés plus haut (et d'autres, peut-être) et vous dirai en quoi ils m'aident à écrire le roman. 


A suivre...