lundi 6 novembre 2017

La douleur a raison contre le médecin - par Marc Zaffran/Martin Winckler


Je me souviens d'un patient.
Je pense à lui tous les jours.

On était dans les années 70. J'étais aide-soignant pour l'été. Comme j'étais le fils du médecin-chef et faisais mes études de médecine, mes collègues me laissaient "traîner" avec lui pendant qu'il voyait les patients. Je ne traînais pas trop car il y avait du boulot, mais j'avais quand le même le temps d'apprendre certaines choses.

Le patient - je ne me rappelle pas son nom, et je le regrette - était entré à l'hôpital local de Pithiviers pour des douleurs abdominales intenses qui restaient encore inexpliquées. Il était allongé en chien de fusil sur son lit et il se tordait de douleur.

Il avait une soixantaine d'années (l'âge que j'ai aujourd'hui) et il s'exprimait avec un fort accent d'Afrique du Nord. Il était probablement rapatrié, comme mon père -- et comme moi, mais ce jour-là, j'avais oublié ce détail.

Mon père et son interne (je me souviens de son prénom à lui, Richard,  c'était un bon médecin et il doit toujours l'être) ont examiné le patient l'un après l'autre, délicatement, en prenant leur temps et en lui parlant de manière aussi rassurante que possible. Ils lui avaient donné un antalgique puissant (du Palfium, si je me souviens bien) mais il n'était pas encore soulagé.

Je me suis tenu à distance. Les cris et les gesticulations du patient me mettaient profondément mal à l'aise.

Quand nous sommes sortis de la chambre, j'ai dit : "Il fait du cinéma, non ? Il ne peut pas avoir aussi mal que ça ! "

Mon père m'a fusillé du regard.
"Tu n'as pas le droit de dire ça ! La douleur a raison contre le médecin. Quand un patient dit qu'il souffre, il t'est interdit de dire le contraire ou de minimiser ce qu'il ressent. Si tu n'es pas capable de te souvenir de ça, tu ne peux pas faire ce métier !"

Il y avait de la surprise, de la déception et de la colère dans sa voix.

Ca m'a coupé le souffle.
Mon père m'adorait, et je le vénérais en retour. Il avait toujours voulu que je devienne médecin et voilà qu'il me disait que je n'en étais peut-être pas capable.

Sur le moment j'ai pensé que le patient "faisait du cinéma" parce qu'il exprimait ses cris avec le même accent, sur le même ton que mes oncles ou mes tantes quand ils se lançaient des insultes pour rire. A mes oreilles, l'accent d'un rapatrié, ça ne sonnait pas sérieux.

Mais ce n'était probablement qu'une manière de m'absoudre, et elle ne tenait pas la route : j'aurais sans doute pensé la même chose s'il avait eu l'accent ch'ti ou celui de Marseille - ou s'il n'avait pas parlé français. Sa voix sonnait comme celle d'un étranger. J'avais oublié que je l'étais autant que lui. Et qu'avant tout, j'étais étranger à ce qu'il ressentait !!!

Mais la vérité, au fond, c'est que je ne supportais pas de l'entendre crier et de le voir se tordre sur le lit sans rien pouvoir rien faire. La vérité, c'est que sa souffrance m'avait fait peur - et que j'étais trop ignorant encore pour y faire quelque chose. Et pour l'entendre.

Le lendemain, quand je suis retourné travailler, j'ai voulu aller voir le patient pour... Pour lui dire quoi ? Pour lui faire des excuses ? Pour lui montrer par ma présence que j'étais désolé d'avoir pensé ça de lui ? Je ne sais pas. Pour aller me faire pardonner, sûrement.

Je n'ai pas pu : il était mort dans la nuit. Ma collègue et moi avons passé une bonne heure à essuyer les jets de sang qu'il avait vomis sur les murs et le plafond. Il avait un cancer du pancréas et avait fait une hémorragie digestive.

C'est une des premières leçons de soin que j'aie reçue. Elle me fait encore mal au ventre. Beaucoup moins mal qu'à lui, et je n'en suis pas mort... Mais j'ai mal chaque fois que j'y pense. Et pas seulement au ventre.

***

Cette rencontre m'a, évidemment, beaucoup sensibilisé à la douleur des autres. Je ne supportais déjà pas de voir quelqu'un souffrir, mais je supportais encore moins de refermer la porte sans avoir rien fait. Pendant mes études et après, j'ai cherché à apprendre tout ce que je pouvais pour traiter ou éviter les douleurs que je rencontrais ou pouvais provoquer dans ma pratique  - de l'anesthésie locale aux morphiniques, de l'immobilisation des entorses au retrait de corps étranger dans l'oeil, du traitement des douleurs d'endométriose par la pilule en continu à la pose "douce" des stérilets.

J'ai appris beaucoup de choses, mais pour chaque notion ou geste que j'apprenais, je découvrais qu'il y en avait dix autres que je ne savais pas.

J'ai appris à écouter ce que les autres disaient de la douleur. Par exemple, cette mère dont j'examinais la fillette de 11 ou 12 ans. Elle avait mal au ventre. La mère m'a demandé ce que j'en pensais. Elle avait très peu de signes et j'ai dit : "Je ne suis pas sûr que ce soit l'appendicite." La mère a répondu : "Quand son frère a eu l'appendicite, il avait mal exactement comme ça." J'ai adressé la fillette à un chirurgien. Il a confirmé le sentiment de la mère et a opéré. Il a trouvé un abcès autour de l'appendice. La mère savait que la douleur de sa fille n'était pas naturelle.

La douleur a raison contre le médecin.

J'ai appris à réfléchir aux douleurs que je provoquais : quand je me suis mis à pratiquer des IVG, puis à poser des DIU ("stérilets"), je voyais les femmes sursauter de douleur  chaque fois que je posais une pince de Pozzi sur le col de leur utérus. La pince de Pozzi est terminée par deux pointes, comme des crocs de boucher. Ca ne peut pas ne pas faire mal. 

Alors j'ai appris à utiliser des pinces plates, ou à ne pas utiliser de pinces du tout.

La douleur a raison contre le médecin.

J'ai beaucoup appris, pendant mon exercice médical, mais l'une des choses, paradoxalement, que je n'ai pas apprises, c'est ce qu'est la douleur, pourquoi et comment on a mal. J'ai acquis des notions sommaires, mais le gros de mon apprentissage a porté sur le "Comment soulager". Vous me direz, c'est déjà ça. Certes, mais je savais bien que ça n'était pas suffisant.

Je suis en train de réparer cette (grosse) lacune.

Depuis quelques mois, avec un ami médecin, Alain Gahagnon, praticien dans un centre de la douleur, je co-écris un livre destiné à toutes les personnes (y compris les apprenti.e.s-soignant.e.s et les soignant.e.s) qui ne veulent pas rester dans l'ignorance.

Ca s'intitulera Tu comprendras ta douleur (à paraître chez Fayard).

Et pour l'écrire, j'apprends tout ce que je ne savais pas encore.

A ce stade encore précoce de la rédaction du livre, j'ai cependant déjà appris et compris, grâce à Alain G., à nos échanges et nos lectures, une chose fondamentale, que nous allons écrire et réécrire et répéter sans cesse dans le livre.

La douleur n'est pas produite par le marteau qui écrase le doigt, le cancer qui grignote la vertèbre ou l'inflammation qui dévore l'articulation.

La douleur est produite, perçue et comprise par le cerveau de celle ou celui qui a mal.

Et parce que tous les cerveaux (tous les corps) sont différents, la douleur est une expérience individuelle, indicible, incomparable et unique. La douleur ne peut être dite et, le plus souvent, mesurée que par la personne qui en souffre. 

Il en va de la douleur comme de la faim, du chagrin, du désir, de a fatigue ou de a peur : chacun.e est seul.e à savoir ce qu'on ressent.

Et surtout, chacun.e est seul.e à ressentir la douleur comme ça ! 

Autant dire que quelle que soit la douleur - qu'elle soit provoquée par une cause visible ou non, qu'elle soit soudaine ou de longue durée, qu'elle soit isolée ou accompagnée d'autres symptômes, pour la personne qui a mal, cette douleur est toujours réelle ! 

Elle devrait donc avoir la même réalité aux yeux de celles et ceux qui ont pour métier de la soigner.


*

Parce que le cerveau produit la douleur, c'est aussi le cerveau qui la module, qui la transforme, qui la filtre, qui l'annule ou l'exacerbe. 

Et tous les processus qui se déroulent dans, ou agissent sur le cerveau sont susceptibles de modifier la douleur : la fatigue, le chagrin, les activités cognitives, le mouvement, le sommeil, le bagage culturel, la peur, les paroles de ceux qui nous entourent.

Dire à une personne qui souffre : "Vous souffrez parce que vous êtes anxieux/se, déprimé.e/fatigué.e" est une monstrueuse stupidité. La douleur n'est pas le "résultat" d'un processus mental, elle est un processus mental. Les autres processus neurologiques (fatigue, faim, émotions, peur) l'augmentent ou la diminuent (repos, plaisir ils ne la créent pas.

On n'a pas mal partout parce qu'on est déprimé.e. Mais on peut être déprimé.e - et il y a de quoi - parce qu'on a mal partout, depuis longtemps et parce que personne n'y croit !!! 

TOUT ce qui influe sur les processus émotionnels et cognitifs ont un effet sur la douleur.  Et en particulier les effets produits par l'attitude et les paroles des soignant.e.s : les paroles blessantes, le refus de répondre et d'écouter, le mépris, le sarcasme, les insultes, l'humiliation, la culpabilisation.


*

"Vous exagérez"

Etre soignant.e est difficile (oui, c'est difficile d'entendre des gens se plaindre et de les voir souffrir toute la sainte journée) et c'est souvent usant, mais on ne peut pas prétendre soigner si on ne cherche pas de toutes ses forces à empêcher les gens de souffrir. 

A quelqu'un qui souffre, dire "Vous en faites trop", "Vous exagérez" ou (misérable tautologie) "C'est dans la tête", c'est appuyer encore plus fort sur ce qui lui fait mal. C'est le contraire d'une attitude soignante. C'est au mieux stupide et négligent ; au pire, c'est sadique.

Devant quelqu'un qui dit "J'ai mal", la seule attitude éthique est de l'entendre et de lui faire dire au plus précis ce qu'est ce mal, pour le définir au mieux et lui proposer ce qui convient pour le soulager.

(Et, soit dit en passant, il est contraire à l'éthique pour un.e professionnel.le de santé de ne pas croire un.e patient.e - quelle que soit la circonstance. Qu'il s'agisse de douleur ou d'autre chose.)


"La douleur doit être respectée" 

Pendant mes études j'ai entendu certains médecins déclarer  : "La douleur doit être respectée. La calmer trop vite, c'est se priver d'un symptôme éclairant." 
Quelle monstrueuse connerie ! 

La douleur n'éclaire rien. Elle n'a aucune valeur rédemptrice pour le patient, et aucune valeur diagnostique pour le médecin quand le patient se tord de douleur !

La douleur perturbe le jugement de tout le monde ! Elle doit être calmée au plus vite. Une fois la douleur soulagée, patient.e et soignant.e peuvent discuter et réfléchir. Pas avant.  


"Vous n'avez rien"

Beaucoup de patient.e.s souffrant de douleur(s) chronique(s) s'entendent dire "Je ne comprends pas pourquoi vous souffrez. Pourtant, vous n'avez rien ! Je ne vois rien sur vos tests qui l'explique ! " C'est à la fois ignorant et cruel. Oui, cette personne a quelque chose : elle a mal !!! 

Le nier est une crapulerie ! Il est évident qu'on ne voit rien parfois sur des radios ou des prises de sang pour expliquer une douleur : la douleur n'est jamais visible !!! 

Des causes de douleur le sont parfois, mais des radios très inquiétantes ne s'accompagnent souvent d'aucune douleur, tandis que des personnes qui souffrent le martyre ont des radios strictement "normales".


Soigner, c'est se préparer à soulager et c'est éviter de faire du mal

Tout ce qui se passe entre les soignant.e.s et les patient.e.s est susceptible d'accentuer ou d'apaiser la douleur. Et il n'est pas difficile de savoir ce qui l'atténue : l'écoute, le réconfort, la présence, la réassurance, la gentillesse, la prise en compte de la peur et de l'isolement.

Soigner, ça commence par une attitude susceptible d'atténuer la douleur présente ou à venir, et à prévenir celle qu'on est susceptible d'infliger par les soins. 

Pour empêcher quelqu'un de souffrir, les mots et les attitudes comptent autant que les techniques, et l'addition des unes et des autres permet de mieux soigner.

"La douleur a raison contre le médecin".

J'ai longtemps cru que la phrase était de mon père. Plus tard j'ai découvert qu'elle est de René Leriche, chirurgien "historique" qui se pencha sur le traitement de la douleur au milieu des champs de bataille de la première guerre mondiale. Le fait qu'il devint président de l'Ordre des médecins sous Vichy n'est pas à son honneur, mais ça n'efface pas son apport antérieur : il fut l'un des pionniers et des premiers défenseurs de l'anesthésie locale. Avant lui, on ne prenait pas la peine d'insensibiliser la peau avant d'inciser un abcès ou d'en retirer une tumeur.

"La douleur a raison contre le médecin".

Aujourd'hui, cette phrase nous appartient à tou.te.s.

Que vous soyez soignant.e ou non,
Ne laissez personne dire que la douleur est bonne.
Ne laissez personne souffrir sans l'entendre.
Ne dites jamais à quelqu'un qui souffre : ce n'est pas vrai.
Ne laissez jamais personne dire que vous n'avez pas mal.


Marc Zaffran/Martin Winckler




dimanche 6 août 2017

Cinq vidéos pour écrivant.e.s- par Martin Winckler

David Meulemans, éditeur de la jeune mais valeureuse maison Aux Forges de Vulcain, est aussi l'organisateur/fondateur/animateur d'un  atelier d'écriture virtuel (en ligne) intitulé "Draftquest".

Chaque année, il invite et soutient les textes d'écrivant.e.s en ligne.

Pour l'édition 2017, la cinquième, il m'a demandé de faire cinq vidéos de vingt minutes chacune, pour encourager les internautes qui veulent se lancer dans l'écriture d'un roman.

Les voici mises en ligne :



1er épisode : Par quel bout commencer ?




2e épisode :  Le personnage ou l'histoire ? 




3e épisode : Qu'est-ce qu'une bonne histoire ? 





4e épisode : Construire son histoire



5e épisode : L'engagement, la responsabilité, la bienveillance de/dans l'écriture 


lundi 17 juillet 2017

Confessions d'un planqué - par Martin Winckler, pseudonyme de l'innommable Docteur Marc Zaffran


Ce n'était rien qu'un stérilet 
Mais il a préservé mon corps, 
Et dans mon ventre il flotte encore,
Etendard de ma liberté. 

Georgette Brassens - Chanson pour les soignant.e.s 



Ce midi, 17 juillet, sur les ondes de France Inter, au cours d'une émission sur la maltraitance médicale, une gynécologue française (je ne me rappelle pas son nom, mais c'était quelqu'un d'important, sûrement) aurait déclaré à mon sujet que j'étais un "planqué" qui "n'avait fait que des frottis et posé des stérilets" pendant toute sa carrière.

Cette déclaration publique (que je n'ai pas entendue, mais qu'on m'a rapportée via les réseaux sociaux) m'a touché en plein coeur. 

J'ai d'abord pensé me défendre en disant "Non, non, j'ai pas volé l'orangeje me suis contenté d'écouter les patientes..." Mais je vois à quel point ça serait pire : dire que je me suis souvent contenté d'écouter, ce serait reconnaître que je n'ai rien fait. Rien de rien. Car écouter, ce n'est pas un acte digne d'un médecin voué à la santé des femmes... 

Bref, ce serait admettre que je n'ai été, pendant toute ma carrière, qu'un abominable paresseux qui se tournait les pouces... 

Mais l'heure est venue. Je ne peux plus refuser de reconnaître mes fautes. Il est temps pour moi de faire face au jugement suprême. 

Car cette gynécologue (dont je ne me rappelle pas le nom mais de grande qualité, sûrement) a raison. Ses paroles ne sont pas de la diffamation mais la plus stricte vérité. 

Au fond de ma planque à Montréal, dans cette cabane sombre et humide où je pensais être à l'abri, je me sens aujourd'hui si mortifié que j'ai décidé de me confesser, une fois pour toutes, en espérant que mes fautes me seront pardonnées. A moitié, au moins, puisque c'est ça le tarif. 

Alors voilà. 

Mea Culpa. J'avoue ! 

Pendant toute ma carrière, j'ai fait des frottis. Alors même que je n'étais pas obligé de les faire, puisque c'était une tache (pardon, une tâche) sacrée réservée aux gynécologues et que je n'étais qu'un misérable généraliste de campagne et de centre de planification (j'ai des frissons rien qu'en l'écrivant). 

J'en ai fait à toutes les femmes qui me le demandaient. Mais (crime supplémentaire) je n'en ai pas fait assez : je n'en ai pas fait tous les ans, ou deux fois par an comme certains gynécologues (très respectables, sûrement) le faisaient systématiquement aux adolescentes. Je n'en ai fait qu'à partir de 21, voire parfois 25 ans. Et seulement une fois tous les trois ans. Ce n'était pas seulement impardonnable (car je suivais en cela les recommandations britanniques et canadiennes, et non celles de notre Sainte-Mère l'Eglise Gynécologique de France) mais aussi une manifestation de paresse. Je n'étais pas encore planqué, mais je m'y préparais activement, en ne faisant pas déshabiller systématiquement les femmes qui se présentaient devant moi. 

Pire encore : je ne faisais pas de frottis (ni la gueule) aux femmes (de toutes confessions) qui préféraient ne pas se déshabiller devant un homme ; je confiais ce soin à l'une des rares internes-femmes qui commettaient l'erreur de pénétrer dans l'antichambre de l'enfer qu'était notre centre. Non content de commettre ces péchés, j'y entraînais des âmes innocentes. 

Et ce n'est pas tout. 

Mea Culpa. J'avoue ! 

Pendant toute ma carrière, j'ai posé des stérilets. Beaucoup de stérilets. A beaucoup de femmes. De tous les âges et de toutes les origines. Pour tout dire, j'en ai posé à presque toutes les femmes qui me l'ont demandé ! (Oui, car presque toutes les femmes peuvent se faire poser ce dispositif diabolique !) 

J'en ai posé (Dieu me pardonne !) à des femmes sans enfant, qui avaient parfois 14 ou 15 ans et qui ne voulaient pas ou ne pouvaient pas prendre la pilule. 

Et non seulement j'ai posé des stérilets aux femmes sans enfant, mais je leur ai dit qu'elles n'avaient pas besoin de revenir tous les quatre matins vérifier que tout allait bien. Que si elles se sentaient bien, c'est que tout allait bien. Bref, qu'elles n'avaient pas besoin de moi ! Quelle infâmie que de laisser entendre à des âmes sans défense qu'elles n'ont pas besoin de médecin !!! 

Quelle hérésie ! Combien d'innocentes ai-je ainsi condamnées à la salpingite fulgurante, à la grossesse extra-utérine, à la perforation mortelle ? Je ne le sais. Je le saurai seulement le jour du jugement dernier, je pense. 

Et s'il n'y avait que ça ! 

Mea Culpa. J'avoue ! 

J'ai retiré des stérilets posés par d'autres médecins.
A des femmes qui disaient qu'on leur avait imposé un Mirena (hormonal) alors qu'elles auraient voulu un stérilet au cuivre, et qu'elles ne le supportaient pas -- et je les ai crues ! 

J'ai aussi (God Almighty !!!) posé des implants. Et retiré des implants posés par d'autres médecins (qui parfois condescendaient à en poser un à des femmes qui insistaient, en leur précisant que si elles voulaient le faire retirer, il fallait qu'elles se débrouillent). Et je les retirais dès que les femmes le demandaient ! Je faisais des "retraits de confort" !!! 

Quel misérable j'ai été d'être aussi anti-confraternel !!! 

Mais il y a pire. Bien pire. 

Mea Culpa. J'avoue ! 

Pendant près de deux décennies, j'ai pratiqué des avortements. 

Certaines années, deux fois par semaine. Entre trois et cinq par vacation. J'en faisais même l'été, pour remplacer des confrères absents. J'ai pratiqué plus d'avortements que je n'ai posé de stérilets. Et parfois, en plus de ce geste innommable, quelques semaines plus tard je posais un stérilet ou un implant aux femmes que j'avais avortées ! 
A leur demande ! 

Pendant toute ma carrière j'ai reçu des femmes qui demandaient un avortement, et je ne les ai pas jugées. Je ne leur ai même pas suggéré qu'elles étaient de pauvres âmes égarées. Je n'ai pas fait peser sur elles la perspective de souffrir toute leur vie de remords, de culpabilité et de syndrome post-traumatique. Je ne leur ai pas dit qu'elles le regretteraient. Je ne leur ai pas dit qu'elles resteraient stériles. 

Pendant toute ma carrière criminelle (car plus personne ne pourrait la qualifier de médicale...), j'ai fait de mon mieux pour aider les femmes qui le désiraient à se faire ligaturer les trompes. A renier leur fertilité sacrée. A rejeter leur destin de mère. 

Plus grave encore : je leur ai délivré par tous les moyens - les livres, les journaux, la radio, la télé et surtout grâce à l' ultime émanation satanique, l'internet - des informations pour leur permettre de parvenir à leurs fins. 

Et tout ça, sans être gynécologue. Sans avoir été adoubé par la Sainte Confrérie. 

Le pire, dans tout ça, le pire du pire de l'horreur, c'est que je ne regrette rien. 

Parce que bon, si j'étais membre de la Sainte Eglise Catholique et Médicale, je pourrais à la rigueur me dire que je vais rôtir dans les flammes éternelles de l'Enfer. Manque de pot, je suis né dans une famille juive (qui n'avait pas d'enfer, même dans sa bibliothèque) et je suis athée.

Alors, je m'en tape. 

(Damn ! On ne peut même pas me rayer du tableau de l'Ordre des médecins français : je ne paie plus ma cotisation depuis belle lurette...) 

Et par-dessus le marché, je vais vous dire, Madame la Gynécologue (dont j'ai oublié le nom mais peu importe, vous savez qui vous êtes), non seulement je ne regrette rien de tout ça, mais j'en suis fier. 

Même si je n'avais pas commis tous ces crimes, même si je n'avais fait que "poser des stérilets", j'en serais fier. 

Fier d'avoir posé des stérilets aux femmes de tous les âges qui le demandaient et à qui des "professionnels" (plus titrés et donc plus honorables que moi, certainement) l'avaient refusé. 

J'en suis fier, aujourd'hui comme hier. 

Et je vous emmerde.  


Martin Winckler, alias Marc Zaffran
(Citoyen, écrivant et néanmoins médecin)


dimanche 2 juillet 2017

Le métier d'écrivant (42) - Le livre, les lecteurs, les libraires - par Martin Winckler

Mon roman Les Histoires de Franz sera publié fin août 2017. Quand je l'ai annoncé sur les réseaux sociaux, des internautes m'ont demandé si je viendrais faire une signature dans leur ville. Et j'aurais voulu pouvoir leur répondre mais ça ne dépend pas de moi. 

Cela m'a cependant donné envie d'écrire une entrée de blog, que voici, pour décrire ce qui se passe entre la fin de l'écriture d'un livre et son arrivée en librairie. Ce que je décris concerne les livres publiés chez P.O.L, bien sûr, mais il est probable que c'est valable pour beaucoup de petits éditeurs. (P.O.L a une grande réputation, mais son équipe compte en tout et pour tout une demi-douzaine de personnes et elle publie un nombre limité, mais presque constant, de livres chaque année. A ce(s) titre(s), c'est une petite maison.) 

Il faut d'abord savoir que lorsque le livre apparaît dans les librairies, sa sortie a été préparée depuis plusieurs semaines. Prenez Les Histoires de Franz. J'ai remis le fichier (en plusieurs fois) à Paul Otchakovsky-Laurens et Jean-Paul Hirsch (le duo éditorial de la maison) pendant la deuxième quinzaine d'avril. Ils l'ont aimé et l'ont trouvé bien ficelé, alors je n'ai pas eu de réécriture à faire. (Pour Abraham et fils, Paul O.-L. m'avait suggéré - sans faire de pression - de reprendre la fin, et il avait raison : elle n'était pas aussi "tenue" qu'elle aurait dû l'être, je suis heureux de l'avoir écouté. Je me trouve toujours très bien de ses conseils. C'est une des raisons pour lesquelles je suis heureux de publier chez P.O.L). 

Fin avril, j'ai envoyé le fichier "nettoyé" (relu, corrigé du mieux que j'ai pu) à Antonie Delebecque, qui maquette, embellit et met les livres P.O.L en page. Elle m'a renvoyé le PDF en plusieurs fois, pour que je le relise. La lecture n'est pas du tout la même sur un PDF (qui a l'air d'un livre) et sur un fichier texte. Un peu plus tard, j'ai relu/approuvé la version corrigée par notre excellent correcteur, Jean-Luc Mengus. 

(Merci l'internet, qui m'a permis de faire ça depuis San Francisco...) 

Fin mai/début juin, le fichier est parti à l'imprimerie. 

Le livre proprement dit est sorti de l'imprimerie le 15 juin, par là, et j'ai reçu par la poste quelques jours plus tard, trois exemplaires du "Service de presse" (SP). Le service de presse est un contingent de livres imprimés et envoyés avant publication à deux catégories de personnes : les  journalistes susceptibles de parler du livre et, dans le cas de POL qui entretient de proches relations avec eux, les libraires qui défendent la production maison en l'accueillant sur leurs étagères. 

Ce premier tirage porte en 4e de couverture un petit médaillon : "exemplaire de presse ne peut être vendu". Cet avertissement est (en principe) destiné à éviter que les destinataires des services de presse n'aillent les revendre chez le bouquiniste du bout de leur rue. Certains le font. On peut comprendre qu'ils en donnent un certain nombre, tout le monde n'a pas la place d'entasser des livres - surtout ceux dont on ne veut pas - mais en principe ils n'ont pas le droit de se faire de l'argent avec... 
Cela dit, avec ce SP particulier, les choses se compliquent : comme la couverture a une coquille ("Histoires de Franz" au lieu de "Les Histoires de Franz", qui figurera sur la couverture définitive), le livre pourrait devenir un "collector". Sous réserve, bien sûr, que les premières éditions de mes livres soient des objets recherchés dans cent ans. :-) 



Quand vous trouvez un livre neuf chez un bouquiniste, le moyen le plus simple de savoir s'il s'agit d'un "SP" est de regarder au début. Si la première page imprimée du livre (ci-contre), dite page de "faux-titre" (c'est paradoxal car elle ne porte que le titre, justement, et rien d'autre) manque, c'est qu'elle a été découpée ou arrachée. (Evidemment, ça peut aussi être un livre acheté, que son/sa propriétaire a fait dédicacer pour soi ou quelqu'un d'autre, et qui a été donné à un bouquiniste parce qu'il encombrait, ou n'avait pas plu... Mais je préfère croire que ces livres dédicacés-là sont rarement donnés à des bouquinistes...)
C'est en général sur cette page que l'auteur.e a marqué un petit mot pour le/la destinataire. Comme ci-dessous : 




(Sur l'exemplaire ci-contre,  j'ai laissé la place du nom en blanc, j' expliquerai pourquoi à la fin de ce texte.) 

Je me souviens de la première fois que j'ai signé un service de presse. C'était pour mon premier roman, La Vacation. Je ne savais pas quoi écrire. Paul O-L m'a donné quelques conseils. J'ai signé beaucoup d'exemplaires de SP, parce que P.O.L l'envoyait à des journalistes littéraires importants, et je voulais leur faire à chacun.e une dédicace respectueuse. Je pensais que ça les toucherait. Quelques mois plus tard, j'ai retrouvé deux ou trois exemplaires de mon roman chez des bouquinistes, page de faux-titre manquante. Ca m'a évidemment beaucoup vexé (j'étais jeune et innocent). Depuis, j'ai compris qu'ils en reçoivent tellement qu'ils s'en moquent. Surtout quand c'est le livre d'un inconnu. 

Pour le suivant (La Maladie de Sachs) j'ai encore signé beaucoup de SP, et persisté à mettre des mots respectueux à des journalistes que je ne connaissais que de nom, mais dont j'appréciais le travail. Au fil des signatures, j'ai mûri et compris qu'il est vain de se plier à ce genre de simagrées. Les signatures et salutations, je les réserve désormais aux personnes que je connais et qui apprécient mon travail, et à ceux qui me facilitent la vie - comme les membres de la maison P.O.L, par exemple. Alors je ne signe plus pour les gens que je ne connais pas, on leur envoie le livre s'il est raisonnable de penser que ça les intéressera, on leur glisse un papier "Hommage de l'auteur absent de Paris" - ce qui a toujours été vrai, car je n'ai jamais vécu à Paris, et voilà. 

La contribution de l'auteur au "lancement" de son livre avant qu'il arrive dans les librairies ne se limite pas à la signature (éventuelle) des exemplaires de SP. Quelques semaines avant que j'aie fini la rédaction du livre, quand nous sommes relativement sûrs de la date de publication, Paul O.-L. me demande une "déclaration d'intention", une présentation succincte du roman, destinée aux représentants du diffuseur, qui vont parler des livres aux libraires. Cette fois-ci, entre le moment où j'ai envoyé le fichier à Antonie et celui où elle m'a renvoyé les épreuves, j'ai rédigé la 4e de couverture (je le fais pour tous mes livres en grand format, et presque tous mes livres en poche) et une description plus détaillée du livre. 

Il m'est arrivé d'aller présenter un livre bien avant sa sortie à une réunion de libraires (je me souviens en particulier d'une équipée à Nantes puis à Lyon avec Nicolas Fargues, Brice Matthieussent et Jacques Jouet pendant l'été 2009, c'était chaleureux et joyeux) et il m'est également arrivé de présenter un de mes livres lors d'une réunion de représentants du diffuseur. Ainsi, pour Abraham et fils, je suis allé rencontrer l'équipe de Gallimard Ltée, à Montréal, qui diffuse les livres P.O.L au Québec


(Ci-contre, la couverture de A & F en Folio, à paraître à l'automne.) 


Cette année, début juin, j'ai fait (pour la première fois) une petite intervention  par skype à des libraires réunis à Paris pour leur présenter les livres P.O.L de la rentrée. Pour un livre qui doit sortir en librairie fin août, il est nécessaire de faire tout ça avant le 15 juin, afin que les libraires aient le temps de le lire (s'ils en ont envie). De même, on envoie le livre aux journalistes avant l'été pour qu'ils le lisent (si ça leur chante) pendant leurs vacances et (si ça leur plaît) qu'ils en parlent dans un papier entre leur retour au boulot (autour du 16 août) et la sortie en librairie, fin août-début septembre. 
Car entre le 14 juillet et le 15 août, dans la presse et l'édition, beaucoup de gens partent en vacances. 

L'attente de la sortie d'un livre est toujours un moment difficile. Même si, comme c'est mon cas, on s'est déjà attelé à en écrire un autre. Quand je suis en train d'écrire, je ne pense à rien (je dis bien "à rien" ; quand j'écris, je ne pense pas, j'écris), mais quand je n'écris pas, je pense au livre qui va sortir, ou qui vient de sortir, en me demandant s'il est bien reçu, s'il sera bien reçu. C'est aussi pour ça que je mets mon adresse courriel dans presque tous mes livres : dans l'espoir qu'arrivé.e.s à la fin, des lectrices ou des lecteurs auront envie de m'écrire ce qu'ils en ont pensé. C'est mieux que d'attendre leurs lettres via la maison d'édition car beaucoup de lectrices/teurs n'osent pas écrire, se disent que c'est ridicule, que je ne lirai pas leur lettre, que j'en reçois trop, etc. Et le temps de la glisser dans une enveloppe et d'aller la glisser dans une boîte à lettres, elles ont le temps de penser que non, finalement, c'était une mauvaise idée, et de décider de ne pas l'envoyer. 

Un courriel, ça s'écrit sur un coup de tête, en trois minutes, on appuie sur "Envoi" et zou ! c'est parti. Du côté du lecteur, de la lectrice, on peut oublier qu'on l'a envoyé, ou se dire qu'il n'a pas été reçu, qu'il n'a pas été lu, c'est un peu anonyme des deux côtés, ça n'a pas demandé autant d'énergie qu'une lettre qu'on s'est appliqué.e à écrire. Enfin, j'imagine. Mais pour l'auteur, c'est du bonbon, comme un cadeau ou des fleurs envoyées par un.e inconnu.e. Ca vous arrive au réveil, ou au milieu de la journée, ou parfois en pleine nuit. C'est une étoile filante dans le ciel. 

J'ai de la chance : je reçois des courriels régulièrement. (Pas pour me parler d'un livre qui n'est pas encore parubien sûr - sauf évidemment des quelques proches et amis à qui je l'ai envoyé en PDF... Ce qui me donne une idée de nouvelle ou de roman de SF : un.e auteur.e reçoit des courriels du futur, écrits par un ou une lectrice qui lui parle des livres qu'il/elle n'a pas encore écrits...) 

L'attente est plus difficile quand un livre sort à la rentrée : j'ai tout l'été pour me faire du souci et me demander si j'ai écrit un bon bouquin, s'il trouvera son public, si ce qui m'a animé pendant que je l'écrivais aura l'effet escompté sur celles et ceux qui le liront. Je ne suis pas vraiment pressé de lire les critiques (même si je suis toujours content d'en avoir de bonnes, qui ne le serait pas ?) car... on ne sait jamais si les journalistes parleront d'un livre. Il y en a trop pour qu'ils les lisent tous. Publier à la rentrée est toujours périlleux, sauf pour une demi-douzaine de "grosses pointures" dont la majorité des journalistes et des médias parleront quoi qu'il arrive. 

(Ci-contre, la couverture de L'été meurtrier parce que 1° C'est l'été, 2° J'aime beaucoup les romans de Japrisot, en particulier Compartiment Tueurs et l'excellente adaptation qu'en a faite Costa-Gavras avec une distribution éblouissante, mais aussi ses scénarios comme Adieu l'ami  et Le passager de la pluie et bien sûr j'ai adoré Un long dimanche de fiançailles, quel putain de bon écrivain et quel beau film... 3° C'est un roman noir formidable dont le retournement de narration, à la dernière page, m'a laissé sur le cul et m'a très certainement encouragé à employer le même type de "gimmick" la fin de La Vacation. NB : en anglais, "Vacation", ça veut dire vacances...) 

Pour les auteurs qui ne sont pas des "pointures", quand les critiques de leurs livres apparaissent dans les journaux, les attentes sont trop ambivalentes pour qu'ils les trouvent satisfaisantes. (Indépendamment du contenu propre de ces critiques, commentaires, recensions ou mentions.)  

Celui de mes livres qui a eu la plus grosse couverture de presse (écrite, radio et télé) c'est Les Brutes en blanc, parce que le sujet était sulfureux. Il poussait à la polémique (dès le titre) et beaucoup de journalistes s'y intéressaient pour des raisons personnelles (la maltraitance médicale touche tout le monde). La mayonnaise a pris. Elle ne prend pas toujours. 

Et quand il s'agit d'un roman, c'est une autre histoire. Il en est publié beaucoup, toute l'année mais surtout à la rentrée, et il suffit qu'une des grosses pointures mentionnées plus haut soit sur les rangs pour que ça repousse tous les autres livres dans l'ombre. La proximité des prix littéraires n'arrange rien : chaque grosse maison pousse ses "poulains" en avant, les "listes" publiées par chaque jury sont autant d'occasions de célébrer (pour ceux qui y figurent) ou de déchanter (quand ils en sont retirés avant même le vote). Bref, c'est le bazar. 

C'est dommage, mais c'est ainsi. Heureusement, ce qui permet quand même aux livres de se vendre, même quand on n'en parle pas beaucoup dans la presse, c'est que les meilleurs prescripteurs de livres, ce sont les libraires. Les libraires lisent beaucoup de livres, par plaisir et non par obligation professionnelle. Et quand ils les aiment, ils les recommandent aux lecteurs qui leur ressemblent et qui leur font confiance. 

J'ai beaucoup de chance, je suis publié par une maison qui travaille étroitement avec, et dont les livres sont appréciés par, les libraires. Ces libraires-là, quand ils invitent un auteur à venir rencontrer les lecteurs, le font avant tout par intérêt pour ce qu'il écrit. Bien sûr, ils sont heureux de vendre des livres à cette occasion, mais ils sont surtout heureux de faire de leur librairie un lieu de rencontre, un lieu d'échange et de partage, pas seulement une boutique où on vend du papier. 

Pendant les années qui ont suivi le succès de La Maladie de Sachs, je suis allé rencontrer des lectrices/teurs dans des endroits très divers : grandes surfaces, FNAC, grandes et petites librairies, clubs de lecture, bibliothèques - et pas mal de salons-du-livre. J'ai une préférence marquée pour les librairies et les bibliothèques depuis que je vis au Canada, car mes séjours en France sont limités dans le temps. J'y suis toujours bien reçu (je n'ai jamais le sentiment d'être "l'auteur-de-la-semaine") et j'y fais toujours des rencontres marquantes. Mais organiser une rencontre/signature, c'est du boulot. 

Une des choses qui incite un.e libraire à inviter un.e auteur.e, c'est le sentiment qu'il ou elle est accessible et sera disponible. Je vis loin de France, mais le fait d'insérer son adresse courriel dans le livre aide beaucoup : on m'écrit directement, au lieu de passer par l'éditeur. En général, je réponds aux invitations le jour même, ou le lendemain. Si je peux venir, j'ai envie de le faire savoir très vite ; si je ne peux pas, je ne veux pas faire poireauter : il y a d'autres auteur.e.s à inviter. 

Ces rencontres-avec-des-auteur.e.s, les libraires les organisent en plus de leur quotidien (qui est déjà considérable) et c'est toujours un pari : est-ce que les lecteurs viendront ? Ce n'est jamais donné. Quand la librairie ou la bibliothèque est située dans une grande ville et sert une clientèle importante, c'est plus facile que lorsqu'elle est petite au milieu d'une ville moyenne ou d'un village de province. Le succès de l'auteur.e joue, bien sûr, mais aussi son ego : plus il est développé, plus il a tendance à négliger les petites librairies - alors que ce sont celles-là qui ont le plus besoin des auteur.e.s renommé.e.s pour faire venir du monde. 

En dehors de ça, la venue du public repose évidemment sur beaucoup de facteurs indépendants de la volonté des uns et des autres : le contexte économique, politique ou social, le temps qu'il fait, la proximité d'élections présidentielles, les événements nationaux ou internationaux... Il y a dix-huit ans, j'ai écrit un bon livre (je crois) qui aurait dû avoir un grand succès (il en a eu, mais pas autant que l'éditeur et moi l'espérions). Il s'intitulait Contraceptions mode d'emploi. Malheureusement il est sorti début septembre 2001. A partir du 11, pendant plusieurs mois, le public n'a pas acheté de livres...  

Si le public se déplace pour une rencontre, c'est bon pour la librairie (elle vend des livres le jour même et les jours suivants, elle fait venir des lecteurs qui ne venaient peut-être pas auparavant, elle fait parler d'elle) ; c'est bon pour l'auteur.e aussi : rien de plus gratifiant que de rencontrer des personnes qui ont aimé les livres précédents et ont envie de lire le plus récent ; c'est bon aussi pour l'éditeur : ça fortifie son lien avec la/les librairies. Mais économiquement parlant, quel est l'impact réel d'une rencontre ? Je ne saurais le dire. Ce que je sais, c'est que l'investissement est important pour tout le monde : en frais de déplacement et d'hébergement (pour l'éditeur), en heures de travail et d'organisation (pour les libraires), en temps passé à ne pas écrire (pour l'auteur.e). 

Pour les très grosses maisons (qui mettent beaucoup d'argent dans la promotion des livres très en amont des rencontres en librairie), le "retour-sur-investissement" repose essentiellement sur la couverture médiatique. Plus on parle d'un livre, en bien ou en mal ou en polémique, plus on attire l'attention des lecteurs potentiels, et plus le livre a de chances de se vendre. Les rencontres en librairie, c'est du bonus. La cerise sur le gâteau. 

Malgré tout, pour avoir bénéficié une fois dans ma carrière d'une couverture médiatique considérable (pour Les Brutes en blanc, en octobre 2016), je peux témoigner que ça n'est pas la seule manière de faire connaître (et de vendre) un livre. (Ci-contre la couverture du livre en Points-Seuil, à paraître à la rentrée.) 

La Maladie de Sachs s'est essentiellement vendu par bouche-à-oreilles. Le Livre Inter l'a fait connaître, mais je ne suis pas passé à la télé à des heures de grande écoute et ce sont essentiellement les libraires qui ont conseillé et les lectrices/teurs  qui ont recommandé, voire offert le bouquin après l'avoir lu. Il se vendait déjà grâce à eux plusieurs mois avant le Livre Inter. 

Je peux dire la même chose, plus récemment, du Choeur des femmes, qui s'est très bien vendu en 2009 en édition courante (66.000 exemplaires), sans que je fasse de tournée en France (c'était ma première année au Canada), mais s'est vendu beaucoup plus en poche au cours des années suivantes : le Folio vient de dépasser les 200.000 exemplaires, et je n'y suis pour rien. Un bon bouche-à-oreille, la satisfaction des lectrices/teurs et un prix de vente abordables sont les meilleurs atouts d'un livre. (Je pense aussi à La première gorgée de bière de Philippe Delerm, qui s'est vendu comme des petits pains sans aucune couverture médiatique. Il y a bien d'autres exemples.) 

Interviews et émissions de télé ou de radio peuvent être très importantes, quand on publie un livre polémique : l'intérêt des médias, c'est l'occasion de faire passer le message avant que les gens lisent le bouquin. Et même sans qu'ils aient besoin de le lire. Une émission de télé touche le plus souvent beaucoup plus d'auditeurs que le bouquin n'en aura. Pour un livre comme Les Brutes en blanc, contrairement à ce que certains pourraient penser, la diffusion du message était à mes yeux bien plus importante que le nombre de ventes. 

Je n'ai pas le même sentiment en ce qui concerne les romans. Quand j'étais un jeune auteur non publié, je prétendais mordicus qu'un bon roman devait se suffire à lui-même. Tout le battage autour de l'auteur n'avait pas d'importance et aurait même dû (j'étais déjà très radical...) être banni de la rencontre entre livres et lecteurs. 

Ce n'est pas complètement délirant : il se vend encore près de 100.000 exemplaires par an de L'Ecume des jours. Pour un roman paru en 1946 et dont l'auteur, mort il y a près de 60 ans, n'était pas de son vivant un auteur populaire, c'est plutôt pas mal. (Et quand on voit son portrait sur l'édition 10/18, on se dit que c'est pas grâce à sa gueule qu'il a vendu le bouquin...) 

J'ai changé d'avis quand je me suis trouvé assis face à un public de lecteurs. Je n'imaginais pas les plaisirs qui naissent de ces moments. Lorsqu'un.e auteur.e est vivant.e, les rencontres en librairie peuvent être un bonheur pour toutes celles et ceux qui y participent. Ce ne sont pas juste des rencontres, ce sont des moments de respiration. Je n'ai jamais autant de plaisir ou de plus fort sentiment d'avoir écrit de bons livres que lorsque je rencontre des libraires et des lecteurs dans une librairie. (C'est vrai aussi dans les bibliothèques.) En ce qui me concerne, c'est lié au fait que la plupart des lecteurs qui se déplacent m'ont déjà lu, et me donnent le sentiment que, dans mon isolement d'écrivant, je suis "accompagné". De loin, mais constamment. 

Et ce n'est pas la quantité (de rencontres, de public) qui compte, c'est la qualité de la rencontre - et donc, de ce qu'y apportent les participant.e.s. Pour l'auteur.e, c'est un "retour" précieux, qui ne remplace pas mais s'ajoute aux retours via courriers ou courriels. Pour un lecteur (j'en suis un) rencontrer un auteur vivant, c'est un plaisir. Pour un.e auteur.e, rencontrer des lectrices/teurs, c'est constater que ce qu'on écrit s'adresse aux/est reçu par/ les vivants, ici et maintenant. 
Parfois, on en a bien besoin.  

Mais je n'oublie jamais qu'il s'agit d'un investissement important (de la part des libraires et des éditeurs), dont l'impact économique est aléatoire et incertain. Alors je n'ai jamais d'attente ou d'exigence en terme de signatures. Je suis heureux qu'on m'invite et je suis toujours content de me rendre, quand je le peux, là où on m'invite, mais je n'en fais pas une maladie si on ne m'invite pas. J'aurais mauvaise grâce à le faire : j'ai déjà beaucoup plus de gratifications que la majorité des écrivants : je suis publié, j'ai des lecteurs, je vis de ma plume. Les rencontres, pour moi aussi, c'est la cerise sur le gâteau. 

De votre côté, si vous voulez que votre librairie préférée invite un.e auteur.e que vous appréciez, allez en parler aux libraires - ce sont eux/elles qui créent les occasions, pas l'auteur ou l'éditeur. Si la libraire aime le livre, suggérez-lui d'écrire à l'éditeur ou directement à l'auteur.e si son courriel est accessible. (Si la libraire ne l'aime pas, n'insistez pas. Vous ne voudriez pas qu'on vous force à aller écouter un.e auteur.e qui vous insupporte, n'est-ce pas ?)  Et si elle annonce une rencontre avec l'auteur.e, donnez un coup de main : sonnez le rassemblement autour de vous : plus on est de fous (de lecture), plus on rit - et chaque lectrice, chaque lecteur peut y contribuer. 

Mais si votre librairie préférée n'invite pas votre auteur.e préféré.e du moment, ne lui en voulez pas, car elle fait déjà l'essentiel : elle se démène pour vous proposer des livres, quelle que soit la réputation ou le succès de celles et ceux qui les ont écrits. 
Soutenez-la. 
Allez acheter des livres. 
Les auteur.e.s passent, les livres restent. 

Bon été à tou.te.s 

Mar(c)tin 
(martinwinckler@gmail.com) 

PS : L'exemplaire dont je vous ai montré la photo au début sera offert (je rajouterai son nom) au/à la premier.e inconnu.e qui mentionnera ce texte de blog au cours de mon prochain voyage en France. Je l'aurai dans mon sac. Ce n'est qu'un bouquin dédicacé mais, qui sait, dans cent ans, il pourrait être devenu un collector... :-) Et d'ici là, le/la dédicataire aura une petite histoire à raconter. 

mercredi 21 juin 2017

Le métier d'écrivant (41) - Autoportrait au stylo


1. Les fiches et les cahiers

J’ai conservé pendant plus de quarante ans un tout petit classeur rigide pour fiches bristol de petit format. Je le rouvre aujourd’hui, pour écrire ce texte, et j’y retrouve, sur des fiches quadrillées de couleur, des définitions de philosophie datant de la classe de terminale, mais aussi des listes de livres à lire (et que j’ai barrés après les avoir lus), les titres des fascicules de The Silver Surfer, Daredevil et Captain Marvel (celui de Marvel, pas celui de DC) que je possédais dans les années 70, ainsi que la chronologie des nouvelles publiées par Theodore Sturgeon (un de mes écrivains préférés) entre 1939 et 1971 et, surtout, les titres des histoires que j’ai écrites entre 1968 (j’avais 13 ans) et 1972-1973 (année que j’ai passée en Amérique). Trois fiches bleu pâle énumèrent mes « écrits » (achevés ou non) : trente nouvelles et six cahiers/journaux. Une fiche blanche reprend la liste des nouvelles achevées (une vingtaine), dans une calligraphie plus soignée. Les quatre dernières nouvelles de cette liste, écrites en Amérique, ont été rédigées en anglais.

De l’étagère sur laquelle j’ai entassé mes cahiers, j’ai sorti les deux plus anciens : mon premier journal et un cahier de nouvelles – ou plus exactement un cahier de brouillon dans lequel je travaillais mes récits. Le cahier dans lequel j’ai recopié au propre les histoires terminées doit se trouver dans l’un des nombreux cartons qui attendent que j’emménage dans un appartement provisoirement définitif (ou définitivement provisoire), d’ici quelques semaines.

Les deux cahiers remontent à 1970. Le cahier de nouvelles est daté du 1er février (j’allais avoir 15 ans) ; le journal commence le 10 octobre. Ce sont deux cahiers format standard de marque Studio, 196 pages, à petits carreaux ; la couverture est ornée de motifs en forme de trèfle à quatre feuilles (enfin, je crois). Le cahier de nouvelles est rouge ; le journal est vert. Le cahier de nouvelles est rempli à moitié – enfin, je devrais dire au quart : je n’ai écrit que sur le recto des pages de droite (les « belles pages », comme on dit dans l’édition) ; le journal est plein à craquer : j’ai même écrit sur les pages de garde.

2. Le cahier rouge

Le cahier de nouvelles porte un nom (« Arsène ») et un titre (« Histoires de temps »). J’y a trouvé, inséré entre les pages de garde cartonnées, une feuille détachée d’un autre cahier, numérotée (« 49 ») à la main au bille rouge. Sur cette feuille figure un texte écrit au stylo-plume à l’encre bleue, en anglais. Le titre a été rayé. Même en présentant la page à la lumière de ma lampe de bureau, je ne distingue pas ce que c’était.

La feuille est couverte de mon écriture de primadolescent, une écriture ronde mais entièrement inscrite dans les petits carreaux de la page, comme si j’avais voulu m’imposer une de ces contraintes oulipiennes (ici, la contrainte du prisonnier) qui proscrivent les lettres à jambages. 

C’est (à première vue) le début d’une nouvelle dans laquelle un astronaute parle (à un interlocuteur invisible) du monstre (le « sklma ») qui l’attend de l’autre côté du sas. Je me soupçonne fort d’avoir eu à l’esprit une histoire dans laquelle on ne sait pas si le narrateur hallucine, ou s’il raconte une expérience réelle.

« It’s outside. Waiting for me to come out. Waiting patiently until I pull my nose through the doorstep. When I do it, it will kill me. Or worse. Gluck me. Now I know you must be wondering about this whole thing. « What is he talking about ? », you ask.
I’m talking about the Skmla. »

Mon anglais est maladroit mais je l’écris avec conviction et j’invente même des mots (« Gluck »), comme le fait Lewis Padgett dans « Tout smouales étaient les borogoves » (traduction de Boris Vian, tout de même…) .Lorsque j’ai écrit cette page, je passais tous mes étés depuis l’âge de onze ans à Londres avec mon frère. Notre père voulait que nous parlions l’anglais couramment. Dès le troisième été, nous avions lâché le groupe (les visites étaient toujours les mêmes) et nous prenions seuls bus à impériale et métro pour aller et venir en ville. J’allais au cinéma, j’achetais des comic-books et des livres de poche. Apprendre l’anglais ainsi, c’était le bonheur.

Il est très singulier que je tombe sur cette page aujourd’hui, pour raconter « l’enfance » de ma relation à l’écriture. Singulier, mais signifiant : depuis longtemps j’ambitionne d’écrire de la fiction en anglais. Ce début de nouvelle est la preuve que l’idée m’en est venue longtemps avant de partir en Amérique, et encore plus longtemps avant d’être publié.

La première page du cahier rouge porte un avertissement. Je le cite in extenso.

« Ce cahier, ainsi que ceux que j’ai remplis auparavant, contient des histoires de mon invention. Je n’avais, lorsque je les ai rédigées aucunement l’intention de les publier un jour.
Je ne changerai sans doute pas d’avis.
J’espère que ceux entre les mains de qui ces histoires tomberont respecteront ma décision et ne feront que les lire pour leur satisfaction et leur divertissement personnel.
Merci. Bonne chance.
Marc Zaffran
1er février 1970 »              

Il y a quelque chose de joyeusement ambigu dans cette déclaration. Je pense déjà à la publication, mais je subodore que les textes en question n’ont pas les qualités requises. Et pourtant, je crois qu’ils peuvent se révéler agréables à lire.

La première histoire du cahier rouge s’intitule « Mille ans après ». Ce n’est pas un récit de mon invention mais la « nouvellisation » de « A Thousand Years Later », un récit en six ou sept pages signé Stan Lee et dessiné par Steve Ditko. Après l’avoir lu dans un recueil de comic-books rapporté d’Angleterre, j’avais éprouvé le désir de le récrire. J’avais bien conscience de commettre un acte prohibé (reprendre l’histoire d’un autre), mais ça ne m’a pas arrêté. Il s’agissait, avant tout, de m’entraîner à écrire.
C’est l’histoire d’un jeune chercheur qui découvre un sérum de longévité, le teste sur lui-même et ne vieillit plus. Dans l’histoire de Lee et Ditko, on sait tout de suite ce que le jeune savant vient de découvrir. Dans ma version, l’histoire est découpée en « entrées » datées comme dans un journal, mais écrites à la troisième personne. Je ne commence à révéler le secret d’« Adam Newman » (le savant) qu’à la 4e entrée, ce qui indique mon goût déjà prononcé pour la mise en suspens. Autre subtilité de construction : le « secret » (la découverte du sérum de longévité, la présentation à la communauté scientifique, la décision de le tester sur lui-même) alterne, en « flash-back », avec les scènes qui se déroulent mille ans plus tard : les humains décident d’abandonner la vieille Terre pour aller coloniser d’autres planètes ; l’effet du sérum s’est estompé, Adam s’est remis à vieillir ; il regarde les fusées décoller sans pouvoir se résoudre à partir.

Comme beaucoup d’écrivants en herbe, j’avais du mal à clore mes récits, je craignais de m’essouffler et je me rassurais en les découpant en sections courtes, plus « faciles » à boucler que de longs chapitres : dans ce cas particulier, un « chapitre » par page. Dix-sept ans plus tard, lorsque j’ai entrepris d’écrire mon premier roman, j’ai procédé de la même manière, par l’écriture de chapitres très courts – une manière, en somme, de me donner des objectifs réalistes et d’avancer pas à pas.

Même si je n’ai pas la version finale sous les yeux, je sais que j’ai achevé « Mille ans après » et l’ai recopiée dans un autre cahier. La fin est assez prévisible, mais à l’époque (j’avais treize ou quatorze ans), elle me transportait : Adam Newman décide de rester sur Terre et se résout à y mourir seul. Lorsque le dernier vaisseau s’envole, il découvre qu’une autre personne est restée : une jeune femme qui, bien entendu, se nomme Eve.

Le deuxième texte du cahier s’intitule « Eternalis ». Il n’occupe qu’une page, et cette ébauche est rayée sans pour autant avoir été rendue illisible. C’est l’histoire d’un dieu qui observe les humains sans intervenir… Du moins, jusqu’à la vingt-cinquième ligne, qui est aussi la fin du texte.

La page suivante, pour une fois, porte des indications au verso. Une phrase :

Plan : Guerre atomique. Un homme s’échappe. Il se congèle.  

Suivie par un schéma circulaire comportant les mots « Trajet suivi », « Futur », « Présent », des chiffres (1 à 4) et des flèches en pointillés.

Ce schéma manifeste un intérêt déjà marqué pour le thème du voyage dans le temps. A quinze ans, j’ai déjà lu et je lis encore beaucoup de romans et de nouvelles de science-fiction; j’ai dévoré les épisodes de La Quatrième Dimension/The Twilight Zone que la Radiodiffusion Télévision Française a bien voulu diffuser, et j’écoute religieusement « Le Théâtre de l’Etrange », le dimanche soir sur France 1, la future France Inter.  

Le troisième texte s’intitule « La Terre d’après ». De toute évidence, il ne s’agit pas d’un seul texte, mais de trois (ou quatre ?) amorces.Les trois-paragraphes-plus-une-ligne inscrits sur la page sont eux aussi rayés de plusieurs traits de plume, mais restent tout à fait lisibles. Je ne raye pas parce que je n’aime pas, je raye parce que ce n’est pas ça. Mais je ne détruis pas. Conserver les ébauches, c’est garder la trace des idées et du travail.

Magnus, comme d’habitude, faisait sa culture physique, assis sur un gros bloc de glace, il se concentrait afin d’atteindre la puissance -1. Au bout de quelques secondes, il s’éleva de 4 centimètres au-dessus du sol puis retomba après quelques secondes. Il répéta cet exercice d’auto-télékinésie élémentaire 40 fois, puis resta au repos, dans la position du lotus.

Comme chaque matin, Magnus faisait sa culture psychique. Assis en tailleurs au sommet d’un bloc de glace, il se concentrait. Lorsqu’il eut atteint la puissance +2,9, son corps tout entier s’éleva verticalement à 5 centimètres au-dessus de la surface glacée. Il conserva cette position pendant 6 secondes puis redescendit.
Magnus recommença l’exercice une quarantaine de fois, en demeurant en l’air une seconde de plus chaque fois. Lorsque les 45 secondes furent atteintes, il s’immobilisa définitivement sur son séant et se déconcentra aussi précautionneusement que possible…

Sous lui s’étendait la banquise, froide, blanche, en apparence infinie. Son corps lui disait qu’il faisait – 93° mais Magnus n’était, en tout et pour tout, vêtu que d’un short un tricot fin, à manches courtes. Il était assis sur un bloc de glace cubique un cube de glace de 6 mètres de côté à l’intérieur duquel il vivait. Les murs, les meubles, le lit étaient de glace ; mais il ne savait pas ce qu’était le froid. Il avait conscience des variations de température mais n’en souffrait pas du tout. Sa physiologie était immunisée contre ce genre de tracas… Enfin, entre autres choses !

L’homme était assis en tailleur au sommet d’un iceberg, »

Lorsqu’on m’interroge aujourd’hui, je déclare volontiers m’intéresser moins à la forme qu’à la narration et m’efforcer d’abord de raconter une histoire, avant de travailler le « style ». Or, cette page suggère que très tôt, j’ai travaillé simultanément l’un et l’autre, en toute innocence.

Les quatre pages suivantes du cahier viennent confirmer cette analyse : elles portent plusieurs états successifs du début d’une autre nouvelle, sans titre, dont les deux protagonistes - Dornier, pilote d’un petit avion et… Blind, un médecin aveugle (!) – partent ensemble secourir un blessé dans un territoire rendu inaccessible par une inondation. C’est la première apparition d’un médecin dans un de mes textes, je crois.

Le texte rédigé (et rayé, lui aussi) sur les deux pages qui suivent s’intitule « Western ». Sous un soleil écrasant, un cowboy manchot (!) nommé Hart vient annoncer à une jeune femme aveugle (!) nommée Belinda, que leur ami « Dan » a été assassiné par les hommes d’un bandit nommé Stalver. Hart a décidé d’aller venger Dan, ce qui, bien sûr, inquiète beaucoup Belinda, qui lui fait promettre de revenir et de l’épouser…

Cette note romantique n’est ni fortuite ni anecdotique. Dans un grand nombre de mes récits d’adolescent, le personnage principal est en quête d’amour. Des quatre nouvelles écrites en Amérique, à l’âge de 18 ans, deux sont des récits de SF (la première est une histoire de paradoxe temporel ; la seconde, un conte de Halloween inspiré par un personnage de Peanuts, anticipe de près de dix ans l’argument de E.T. de Spielberg). Les deux autres tournent autour d’une histoire d’amour, l’une réaliste (un adolescent se sacrifie pour sauver son amie enceinte de lui), l’autre fantastique (un poète libère une sylphide de la colonne dans lequel un dieu l’a enfermée). Et à la fin du Cahier rouge, sous les mots « Idées de récits », j’ai écrit :

« Histoire d’un couple qui passe au travers d’une rupture
temporelle »

Dans tous ces textes, je m’efforce, par essais successifs, de mettre au service de fantasmes personnels encore mal identifiés les procédés de narration empruntés à mes lectures de l’époque. Déjà, je sens que pour écrire, il faut non seulement beaucoup lire, mais utiliser ce que d’autres ont fait auparavant. Les musiciens, les dessinateurs, les danseurs en formation ne se forment pas autrement.

Ce mélange d’imitation et d’appropriation, personne ne me l’a soufflé. Je n’y ai pas réfléchi, je m’y suis engagé intuitivement. « It felt right. » Ce n’est pas du plagiat (il ne me viendrait pas à l’idée de faire passer mes imitations pour des idées originales), c’est de l’entraînement. Je teste des formes, mais aussi des genres : le western et le récit d’aventures ne me vont pas, je les abandonne vite. Mes histoires de prédilection sont l’énigme et le paradoxe temporel – autrement dit, les récits-puzzles, les constructions qui mènent le lecteur par le bout du nez jusqu’à une fin inéluctable qu’il n’a pas vue venir. Sur les fiches bleues, je mentionne d’ailleurs clairement mon intention d’écrire un pastiche de Mission : Impossible, dont les scénarios sophistiqués me fascinent déjà. Les mouvements d’horlogerie narratifs me ravissent.

L’histoire suivante élaborée dans le Cahier rouge illustre clairement ce goût. Le titre est rayé mais encore lisible : « Le condamné ». Les différents états, essais, erreurs, débuts et développements occupent vingt pages. Ce sera (sous le titre « Paradoxe  ou  Le condamné ») l’une de mes toutes premières nouvelles achevées – et la première qui ne fut pas inspirée par une lecture préalable. C’est une histoire de voyage dans le temps, ou plutôt de boucle temporelle. C’est aussi une histoire de vengeance : dans une sorte de « convoi de l’espace », un homme apparaît dans l’un des vaisseaux, kidnappe un enfant et s’échappe avec lui dans la navette de secours tandis que le vaisseau explose, tuant le père du garçon. Dans la navette, l’homme raconte à l’enfant leur histoire à tous deux : il est le garçon devenu adulte. Après avoir vengé son père (l’explosion était un sabotage), il a voyagé dans le passé pour se porter secours à lui-même et permettre à la vengeance de s’accomplir.

Il y a quelque chose de sinistre dans cette histoire qui commence par la mort du père, se poursuit par le meurtre vengeur de l’assassin, oncle du héros. (Avais-je déjà lu ou entendu parler de Hamlet à l’époque ?) et finit par la mort d’un adulte transmettant sa mission à une version plus jeune de lui-même. Elle est bourrée d’invraisemblances (Pourquoi le héros ne choisit-il pas de retourner dans le passé pour éviter l’explosion ?) mais la construction du paradoxe temporel tient debout. Une fois encore, elle alterne les points de vue narratifs, pour maintenir le lecteur dans l’expectative. A ce moment-là, le lecteur pour qui j’écris, c’est le lecteur que je suis quand je n’écris pas. Aujourd’hui, j’écris pour d’autres que moi, mais ce « lecteur omniscient » est toujours présent, à l’arrière-plan, lorsque je construis mes romans. Il est exigeant, a horreur de s’ennuyer et n’est jamais aussi heureux que lorsqu’une histoire se lance dans une figure impossible et, contre toute attente, retombe sur ses pieds.

3. Le cahier vert

Dès l’adolescence, j’ai commencé à tenir un journal, écrit à tour de bras des lettres à mes amis et commis deux longs textes autobiographiques. L’un d’eux racontait un voyage scolaire en Angleterre sous la forme d’une épopée ; un autre était une lettre-fiction adressée à l’adolescente américaine dont j’étais tombé amoureux pendant mon année dans le Minnesota. A partir de 1977, après quelques années de pause au début de mes études de médecine, je me suis remis à tenir un journal. Je l’ai fait de manière quasi-ininterrompue, d’abord sur des cahiers puis, de 1995 à 2005, sur ordinateur.

Le Cahier vert est mon premier journal papier. Il couvre une année entière, d’octobre 1970 à octobre 1971. J’ai quinze ans, je me destine déjà à reprendre le flambeau paternel, et à devenir médecin. Je ressens ce « destin » de manière ambivalente car la souffrance des autres m’est difficile à tolérer. Mon père a la carrure d’un dur de cinéma (pensez à Charles Vanel et Edward G. Robinson). Je suis sentimental et rêveur, j’ai peur des confrontations et de la violence. Je me sens démuni. Est-ce que je ferai le poids ?

Les méandres émotionnels du Cahier vert traduisent ces incertitudes, mais j’y exprime autre chose. Aux pages 66 à 69, dans un « texte d’intention » rédigé en écho au « J’accuse » de Zola, je relève les phrases suivantes :

« Je refuse de reconnaître que la force, la haine et la mort sont les seuls moteurs de ce monde.
Je refuse de croire que quiconque est autorisé à juger quiconque.
Je refuse de croire qu’un jour la machine puisse remplacer complètement l’homme.
Je refuse de croire que la Terre va à sa perte.
Je refuse de me laisser faire par quiconque agit gratuitement, au nom d’idées reçues, et sans aucune considération pour l’existence et les droits d’autrui…
Je refuse de croire que l’amour est une chose si compliquée qu’on se l’imagine.
Je refuse d’agir comme un mouton parce que c’est « mieux » et qu’ « il ne faut pas être marge pour ne pas s’attirer d’ennuis. »
Je refuse de me taire. »

Et ça me rappelle que, lorsque je lui ai annoncé la publication de mon premier roman, ma mère m’a demandé, avec quelque inquiétude, s’il s’agissait d’une version personnelle de Vipère au poing. J’ai éclaté de rire. Ce n’était pas un règlement de compte avec ma famille, ça parlait de mon activité médicale.
Une fois rassurée, elle m’a dit qu’elle n’était pas étonnée.
« Tu étais tout le temps plongé dans tes livres ou tes cahiers. Et après tes études, tu as travaillé dans une revue en plus d’exercer la médecine. Alors, mon fils, si tu es devenu écrivain, c’est parce que c’était écrit. »

 *******

(Ce texte a été publié dans le cadre d'un dossier "L'enfance de la littérature", dirigé par Philippe Forest et Stéphane Audeguy, pour le n° 605 (Juin 2013) de la Nouvelle Revue Française.)