dimanche 14 février 2010

Est-ce que ça change quelque chose ?

Ce texte est pour Clara & Olivia & L. 

Je relis un texte écrit il y a trente ans dans mon journal.
Ce texte me paraît à la fois familier et étranger. Je sais que je l'ai écrit mais je ne me rappelle pas l'avoir écrit. Je ne me rappelle pas son contenu non plus : il me surprend. Et pourtant, j'ai relu mon journal à plusieurs reprises depuis trente ans. Je l'ai même parfois donné à lire et, chaque fois, celle (c'était une femme, chaque fois) qui l'a lu m'a fait remarquer des choses que je ne savais pas (ou que j'avais oublié) avoir écrites.

Si je transcris ce texte sur un écran d'ordinateur  puis, plus tard, sur une feuille, il semble encore différent, même si je n'en ai pas changé la moindre virgule. (Mais il est difficile de ne pas changer ne serait-ce qu'une virgule à un texte qu'on réécrit : en le relisant une nouvelle fois, on y voit des aspérités qu'on n'avait pas perçues aux lectures précédentes. Je ne suis pas le même lecteur que les fois précédentes.)

Quand je relis mon journal, je constate (ça a toujours été le cas) que j'ai deux écritures. L'une d'elles est verticale, l'autre penchée vers l'avant. En première approximation, je suis tenté de penser que la seconde est celle de l'urgence, la première celle de la réflexion, mais ce n'est ni aussi simple, ni aussi clair à identifier dans les textes eux-mêmes. Aujourd'hui, trente ans et quelques acquisitions scientifiques plus tard (sur le fonctionnement du cerveau, en particulier), je serais presque tenté de penser que les deux écritures traduisent un état émotionnel différent au moment où j'écris, et non un état intellectuel de "premier jet" ou de "texte réfléchi". Là encore, je regarde mon écriture d'un oeil différent. La question que je me pose alors, coule de source : j'écris très peu à la main (quelle perte de temps : il faut tout recopier !) ; comment, alors, lire, aujourd'hui un texte dont la composition ne met en jeu ni les mêmes outils (ordinateur plutôt que papier et crayon) ni les mêmes muscles et neurones (ceux qui guidaient ma main droite fermée sur le stylo, ceux qui commandent les dix doigts des deux mains quand je tape), ni peut être les mêmes circuits cérébraux du langage (est-ce qu'on utilise les mêmes circuits pour taper et écrire ? Rien n'est moins sûr !) et qui, de plus, font disparaître la distinction entre mes deux graphies ?

Tout a changé.

Ma position pour écrire  : je suis assis, calé dans un fauteuil soigneusement choisi, les avant-bras posés sur des bras de fauteuil à la bonne hauteur, et seules mes mains et mes poignets bougent. Je fixe un écran installé à soixante ou soixante-dix centimètres de mes yeux. Quand j'écrivais dans mon carnet, j'étais penché sur une page posée horizontalement, je m'appuyais sur mon avant-bras gauche et le bras droit arpentait la page. Et je pense que j'étais plus près.
Est-ce que ça change quelque chose à mon écriture ? Certainement, mais quoi ?

L'endroit où j'écris : en cet instant, je suis installé dans la salle commune de l'appartement montréalais, tout le monde bouge autour de moi, l'un des enfants est à l'ordi familial à ma gauche, un autre devant la télé à ma droite, il y a du bruit dans la cuisine à l'autre bout de la grande salle qui occupe les deux tiers du logement... Mais je pourrais être assis à mon bureau au CREUM, devant l'écran du mac sur lequel j'ai composé "Le Choeur des femmes" et presque tous les textes que j'ai écrits depuis. Et parce qu'on est dimanche, et parce que je vais certainement poster ce texte aujourd'hui, il ne fera pas partie du lot.
Est-ce que ça change quelque chose à l'écriture de ce texte ? Certainement, mais quoi ?

L'âge que j'ai : chez l'être humain, la partie la plus "humaine" du cerveau, le cortex préfrontal, qui est le centre de la réflexion, n'en finit pas de mûrir de la naissance à l'âge de 20 ou 25 ans. Quand j'ai commencé à écrire, j'avais dix ou douze ans. A vingt-deux (âge où j'ai commencé à tenir un journal régulier), cette croissance n'était pas terminée. Trente trois ans plus tard, j'ai le sentiment d'être arrivé à une sorte de "vitesse de croisière" de ma pensée quand j'écris (je n'ai pas le sentiment de décliner ou de penser moins rapidement qu'à vingt ans, mais "mieux", alors c'est plutôt agréable) mais est-ce que ça change quelque chose à mes émotions ? Apparemment non : je retrouve dans mon journal les mêmes colères, les mêmes interrogations, les mêmes émotions confuses et le même sentiment amoureux que je ressens aujourd'hui. Alors, si ça change quelque chose d'avoir cinquante-bientôt-cinq ans plutôt que vingt-deux, qu'est-ce que ça change ?

Mon expérience : je sais (enfin, je crois savoir) beaucoup plus de choses qu'il y a trente ans -- et puis, si, réflexion faite et toute fausse modestie mise à part, j'en sais beaucoup plus, et surtout j'ai un savoir-faire infiniment plus grand, et je peux le vérifier : très tôt, à l'adolescence et peut-être même avant, je recevais des confidences aussi surprenantes que les personnes qui me les faisaient. Mais ces confidences, je ne savais pas quoi en faire. D'abord, je me suis contenté de les écouter et de poser des questions un peu naïves. Ensuite (quand je suis devenu médecin), j'ai voulu intervenir comme sauveur dans les événements de vie tragique qu'on me décrivait - et je me suis rendu compte que d'abord ça n'était pas ce qu'on me demandait, ensuite que mes interventions, mes suggestions, mes certitudes pouvaient avoir un effet désastreux. Plus tard, le Balint et le temps aidant, je me suis rendu compte qu'il y a un temps pour chaque chose : écouter, poser des questions, faire des suggestions interrogatives et, ensuite, le cas échéant, apporter ma contribution quand on me la demandait - et encore, pas toujours : il y a bien des situations dans lesquelles il est bien plus utile de laisser l'autre prendre les choses en main seul(e), en lui laissant entendre simplement qu'on le soutiendra moralement.
Tout ça change certainement quelque chose à mon écriture. Mais quoi ?

Mon état émotionnel de l'instant : si je retraçais l'année écoulée (du 11 février 2009, date de mon arrivée à Montréal, au 14 février 2010, ce jour de la Saint-Valentin) en ne parlant pas des faits, mais de l'itinéraire en montagnes russes qu'ont parcouru mes émotions, je pourrais le décrire de la manière suivante : un sentiment de liberté et d'euphorie ; un lent retour à une tension anxieuse ; une période de stimulation intellectuelle soutenue ; une explosion émotionnelle, intellectuelle, onirique ; une période de tristesse intense mêlée d'un désir profond de sortir de cette tristesse ; et, aujourd'hui, la sensation de courir, tantôt euphorique et tantôt douloureux, comme un marathonien qui sait qu'il a peut être une fracture de fatigue (mon pied me fait mal, mais comme je plane, ça ne me gêne pas...) mais qui n'a pas l'intention de s'arrêter avant d'avoir atteint son but, et qui ne se demande pas combien de kilomètres il lui reste à parcourir : il verra bien en arrivant dans la dernière ligne droite, et c'est à ce moment-là qu'il ne faudra pas flancher.

Je sais que ça change quelque chose à mon écriture, car chaque événement, chaque personne qui me touche me change, et parfois plus profondément encore que je ne le crois au moment où cela survient.

Ce qui ne change pas, c'est que j'écris et que l'écriture, même si ce n'est pas immédiatement lisible, exprime dans toutes les nuances et les incertitudes la personne que je suis et deviens au contact de l'autre.

M.