mardi 26 avril 2011

Partir, revenir (rattrapage) - par Adrienne


Dans "Vieni via con me", Roberto Saviano et Fabio Fazio se répondent sur le thème "je quitte l'Italie / je reste en Italie, parce que... "
Leur échange m'a inspiré ces réflexions:


Je pars parce qu'ici trop de choses me rappellent des douleurs
Je reste parce qu'ici tant de choses me relient au passé

Je pars parce que j'ai des envies d'ailleurs
Je reste parce que j'aime être ici

Je pars pour relever de nouveaux défis
Je reste parce qu'ici ma vie est déjà un défi

Je pars pour me rapprocher de mes amies
Je reste pour les amies qui sont ici

Je pars pour aller enseigner ailleurs
Je reste parce que j'enseigne avec passion ici

Je pars parce que l'évolution politique ne me plaît pas
Je reste parce qu'il faut continuer à le dire

Je pars parce qu'ici je n'ai plus de famille
Je reste parce que chaque fibre me relie à ce pays

Adrienne

dimanche 24 avril 2011

Partir, revenir (rattrapage) - par Céline Laurent


Comment ça, tu as dû t’endormir ? Je ne sais pas, je me suis retrouvée dans la voiture, il faisait nuit. Mais, ce matin, tu partais bien au boulot, non ? Oui, j’ai déposé Samuel au collège, et après j’ai vu les chiens sur la route. Je ne voulais pas les écraser, alors j’ai pris un petit chemin, que je ne connaissais pas. Des chiens ? Tu changes de route quand tu vois des chiens maintenant ? Oui, non, enfin, ce n’était pas comme d’habitude. Ces chiens étaient sur la route, et ils ne se poussaient pas si j’avançais. Alors j’ai pris ce chemin. Et j’ai eu envie de marcher dans le bois. Les feuilles étaient tellement lumineuses … J’ai ramassé une bogue de châtaigne. Et tu avais le temps ce matin, de faire une petite promenade peut-être ? Je ne sais pas, je me sentais si bien, dans ce jaune, ce calme. Alors quoi ? Je peux quand même savoir ce que tu fais de tes journées, puisque qu’apparemment tu n’es pas au bureau. D’ailleurs, j’ai dit à ta collègue que je ne savais pas où tu étais. Je ne pouvais pas quitter le bois et je ne savais pas quelle heure il était. Et Samuel, sur le trottoir, dans quel état il était quand il m’a appelé ? Tu y pensais, pendant ta balade ? Samuel ne m’en voudra pas, je lui raconterai et il comprendra. Mais regarde-toi, tu es pleine de terre, tu as de l’herbe dans les cheveux. Tu t’es roulée par terre pour t’amuser ? Non, bien sûr. Je suis allée jusqu’à un tas de feuilles mortes. C’est là qu’on s’est rencontré. Arrête maintenant. Explique-toi et ne tourne plus autour du pot. C’est insupportable. C’était comme avant, quand on jouait ensemble. On s’est serré dans les bras. Après je ne sais plus. Tais-toi, tu m’écœures. Ce n’est pas ce que tu crois. C’était elle, ma fée des bois, je lui disais tout. Quand j’allais me cacher, c’est elle qui me consolait. Grâce à elle, je n’étais jamais seule. Plus jamais seule…elle est enfin revenue. Regarde, elle m’a offert cette châtaigne. Pourquoi tu pleures ?

dimanche 17 avril 2011

Je me souviens - par O.



à R.

Je me souviens que je n’avais pas encore le permis, que M., mon ex-petit-ami conduisait et que sur le chemin, tu nous as expliqué qu’aucune de ces filles ne t’intéressaient parce qu’aucune ne connaissait Bartok.
Je me souviens qu’à cet instant, j’ai pensé que tu étais brillant et très prétentieux, excessif et follement enthousiaste.
Je me souviens qu’ensuite, quand je te croisais entre les cours, j’étais souvent impressionnée et que très vite, je t’ai trouvé très drôle.
Je me souviens qu’aux soirées du jeudi soir, tu étais la vedette, que certains t’adoraient et que d’autres te détestaient et que parfois je me demandais desquels j’étais.
Je me souviens que tu as grandi, que tu t’es lancé dans des projets qui te tenaient à cœur et que nous sommes tous partis vers des horizons différents.
Je me souviens avoir eu de tes nouvelles de temps en temps par M., J. ou L. qui te croisaient quand je n’habitais déjà plus en France.
Je me souviens que tu es parti en Asie, monter ta boite.
Je me souviens que J. m’a dit que là-bas tu faisais du mannequinat pour arrondir tes fins de mois.

Je me souviens ce jour ou L. est venue me rejoindre pour déjeuner quand j’étais de passage a Paris et qu’elle m’a dit que tu étais malade, que tu avais du revenir en urgence en France pour te faire opérer.
Je me souviens que mon monde s’est effondré et que j’ai demandé à L. s’il y avait une chance que tu t’en sortes.
Je me souviens avoir entendu le nom de ta maladie résonner dans ma tête et avoir pris pour prétexte mon départ imminent pour ne pas t’appeler.
Je me souviens avoir formulé des dizaines de fois le mail que je t’ai envoyé ensuite quand j’ai su que tu allais mieux.
Je me souviens ta réponse, juste et optimiste. Excessivement courageuse. A ton image.
Je me souviens de J. me racontant votre déjeuner et ta force.
Je me souviens ne pas avoir voulu demander de tes nouvelles jusqu’à ce jour, même pas un an plus tard, où 
Je me souviens de L. me disant après dîner que tu avais rechuté, que tu étais dans un lit - puisque le côté droit de ton corps était paralysé - chez ta maman dont tu étais le fils unique.
Je me souviens n’avoir pas cru que la maladie avait eu le dessus sur ton corps plein de vie.
Je me souviens avoir pensé que c’était un cauchemar, toi, 27 ans, vivant, enthousiaste et brillant, mûri, grandi.
Je me souviens m’être dit que la vie était dégueulasse.

Je me souviens le mail de M., m’apprenant ton « départ ».

Je me souviens les mails de M. me racontant tes derniers mois, pendant lesquels vous vous étiez rapprochés puisque vous habitiez dans la même rue.
Je me souviens l’avoir entendu pleurer en me racontant le jour où tu n’as plus pu jouer du piano.
Je me souviens l’avoir entendu me dire ton désespoir quand tu n’as plus pu nouer tes lacets et que tu as compris que c’était trop, que tu n’avais pas le courage de te battre une deuxième fois, faire des chimios qui te tuaient à l’autre bout de la ville, que c’était fini.
Je me souviens avoir lu son désespoir quand il m’a écrit sa visite à l’hôpital quand tu ne pouvais plus bouger ou parler, toi qui avais été beau, grand, impressionnant et profondément aimé.
Je me souviens avoir pleuré des semaines devant le drame de ton existence, en pensant à tes proches et ta petite amie.

Et je me souviens ce jour, il y a quelques semaines, où, en me promenant dans le Marais, j’ai croisé un garçon à vélo qui te ressemblait et que, l’espace d’une seconde, j’ai pris pour toi.

Je me souviens avoir compris à cet instant que tu n’étais plus. Jusque-là, j’avais espéré que tout ca n’était qu’un cauchemar.
Je me souviens. Et je me souviendrai toujours.

vendredi 15 avril 2011

Décrire le désir d'écrire (ex. n°7 - rattrapage) par Christina


Reconstruire

Démolie je suis, vaincue !
Perdue je suis, vidée, emplie de doutes
Il faut refaire, mais comment, mais quoi ?
Je repense à ces six mois
Assise derrière ma machine à tricoter
Six mois d’échecs, jour après jour
A remettre chaque matin l’ouvrage sur le métier
Essayer encore et encore
Pleurer de rage et d’impuissance
Ravaler mon orgueil en même temps que ma morve
Petit ego pas content content
Petit ego pas content du tout !
Or un matin pourtant, victoire, une chaussette était née !
Sans une fausse maille ; pour le même prix la paire !
Alors pour les mots, pourquoi pas l’identique ?
S’il suffisait juste d’un certain nombre d’heures
D’une certaine quantité de travail pragmatique
Un beau matin s’éveiller d’humeur lyrique
Ré apprivoiser l’écriture, le langage
Tricoter les mots justes, quelle gageure !
Recommencer toujours, patience, persévérance…
Aussi souvent qu’on peut et quelle qu’en soit l’issue
Jusqu’à ce que la tournure soit belle, la phrase réussie
Jusqu’à ce que l’histoire soit à son apogée
Laisser tomber l’orgueil et le paraître
Et le chagrin de n’être qu’envie
Qu’en vie… et sans génie !
Ah ! Retrouver le désir, la foi, la passion
Le talent, le don, le sens de la formule
En un mot comme en cent, surtout en majuscules
ECRIRE C’EST MA RAISON DE VIVRE
Et la raison aussi de mon sourire béat
Quand enfin je sors victorieuse de ce combat
Qui tout en me vidant de ma substantifique moelle
Me remplit d’un bonheur en tous points indicible
J’ai, aujourd'hui encore, pu mettre au jour ma prose
Et voilà bien une chose qui mérite qu’on l’arrose !

mercredi 13 avril 2011

Impressions de voyage (Ex n°17, rattrapage) par Wejna



Nicolas,

J’ai bien reçu tes photos de Tasmanie. Tu as fait un crochet, me dis-tu, en allant en Nouvelle-Zélande, par cette île du bout du monde qui me fait encore rêver. Merci pour cette pensée.
Il fait nuit noire et je pense à toi qui te réveille à peine. J’ai eu envie à mon tour de t’envoyer une carte postale, mon décor.
Il y a une grande véranda s’ouvre sur un jardin. Derrière, quelques immeubles. Assise là sur un banc de fortune, je me vois contempler le monde. Au fond du jardin, un houx a été planté comme le veut la tradition, pour éloigner les mauvais esprits. La rambarde en fer forgé me fait penser à Cyrano et des belles à conquérir. Dans le jardin, la végétation est si dense qu’elle en devient noire, indéchiffrable la nuit venue. Au coucher du soleil, les palmiers se couvrent d’une lumière ocre, chatoyante, le sol qui a gardé la chaleur de la journée est encore tiède sous les pieds. C’est une région tropicale et un guépard va sauter de derrière une branche. C’est l’Amazonie, c’est Cuba. Le soleil devient rose. La pastille rouge disparaît derrière les bâtiments blancs, cubiques. Seuls les toits restent encore éclairés, rougeoyants. J’y vois des casbahs, la tour du muezzin. J’entends d’ici son chant. Des chauves-souris tournoient et le ciel a revêtu sa cape noire.

Je me déplace peu. Je n’ai plus le goût des longs courriers. J’aime toujours prendre un train ou rouler pour rouler. La mondialisation a apporté l’exotisme en bas de chez soi. Il n’est plus nécessaire d’aller loin pour observer le monde. Je vais au café les dimanches, dans les vieux quartiers où les épiceries et les petits restaurants sont tenus par des Indous, une Syrienne, un Libanais, un Argentin. A n’importe quelle heure de la journée et de la semaine, c’est ouvert, ça sent l’huile et les épices. Je m’assoie à la terrasse du Bistrot 64, avec un cahier et un crayon. Dans cette petite ruelle, tard dans la soirée, les communautés d’Indiens s’y retrouvent. Des familles maliennes ou sénégalaises s’y promènent. Les femmes parfois vêtues de boubous avancent avec des poussettes, ou en sari tiennent un fils par la main. Elles ont les bras couverts de bracelets dorés. Autour d’elles les murs de pierres sont gris, les vitrines sont fades et le ciel est presque toujours menaçant. Elles semblent égarées. Je les regarde, je les griffonne, je les peins. J’ai un cahier rempli de silhouettes. On dirait un carnet de voyage mais il n’est fait que de gens croisés au coin de la rue. Au milieu de ces cartes postales vivantes, il y a quelques pépés sur des vélos Peugeot, des garçons de café aux bras tatoués et des petites pépettes aux doigts vernis. J’aime les regarder, tous. J’aime les imaginer, je leur invente des histoires, j’essaie de deviner. Le nature humaine est un territoire infini. Il y a beaucoup à apprendre de son voisin, de l’inconnu d’en face qui éteint toujours sa lumière à la même heure ou de la boulangère toujours un peu trop fardée. Mon étonnement est déconnecté des kilomètres. A bien y regarder, le boulevard à deux blocs est un vaste monde. Je peux être émue en sortant de chez moi, juste en regardant.

Pour l’heure, je suis dans la véranda et je fume. C’est ici que je voyage aussi. Les embarquements nocturnes m’emmènent souvent loin. J’attends que le jour se lève.

Agnès  

vendredi 8 avril 2011

L’écrivain, la vérité et le mépris

(A propos de "Des gens très bien", d’Alexandre Jardin)

25 mars 2011

Il y a longtemps, mon père m’a fait comprendre qu’on n’avait le droit de mépriser personne. On est humain, on peut détester ou haïr, ou ignorer pour ne pas perdre de temps, mais on n’a jamais vraiment le droit de mépriser qui que ce soit. Mépriser, c’est dire, implicitement, qu’on est supérieur. Et on ne peut pas être juge et partie.

Il y a des écrivains dont les livres, le travail et la personnalité me laissent indifférent, d’autres qui m’agacent, d’autres qui m’énervent, d’autres que je déteste et, quelques-uns, seulement quelques-uns (je les compte sur les doigts d’une main) que je hais copieusement. Ces quelques écrivains que je hais, je suis tenté de les mépriser, et je m’arrête dès que j’imagine que je vais leur écrabouiller la gueule. A ce moment-là, je trouve que je dépasse (intérieurement) les bornes. Alors je me tourne vers un des bouquins que je suis en train de lire, ça me calme, et je passe à autre chose.

Attention, ne croyez pas que je sois indemne de tout sentiment ambivalent : je suis, comme l’immense majorité des écrivains, envieux de ceux qui bénéficient d’une reconnaissance ou d’un succès plus grand que le mien. Et comme je sais que c’est une perte de temps, je me soigne (en évitant de lire les palmarès de ventes de livres, et en me concentrant sur celui que je suis en train d’écrire.) Mais je ne méprise aucun écrivain.

Je peux comprendre qu’on haïsse un écrivain, ou qu’on trouve que ce qu’il fait est mauvais, pour autant, je ne comprends pas qu’on le méprise. Et même quand un écrivain écrit quelque chose qui n’est pas « littérairement bon » (si tant est qu’on puisse l’affirmer à chaud…), il ne mérite pas le mépris. Après tout, la qualité littéraire est très relative, très fluctuante. Et elle ne dit rien des qualités individuelles. On peut être un écrivain considéré comme mineur et un type très bien ; on peut être un écrivain considéré comme majeur et une franche, une absolue crapule.

Tout ça pour bien positionner ma stupéfaction, aujourd’hui, de découvrir les réactions méprisantes et haineuses de la presse française à l'égard d'un écrivain que je ne connais pas personnellement, dont je n’ai pas lu les livres, mais dont j’estime sincèrement l’engagement dans l’association qu’il a créée ("Lire et faire lire"). 

L’écrivain en question, c’est Alexandre Jardin. Ces jours-ci, par hasard, je lis dans le Wall Street Journal (qui a une section culture, si, si !) un compte-rendu de la polémique qui a fait rage au début de l’année à la sortie de son dernier livre : Des gens très bien (Grasset, 2011). C’est pratique d’habiter ailleurs : j’arrive après la bataille, et je peux lire ou écouter à froid. Et ce qui me stupéfie, c’est la haine et le mépris dont on l’a couvert.

Si j’ai bien compris, Alexandre Jardin exprime dans son livre son dégoût à l’idée que son grand-père, Jean Jardin, directeur de cabinet de Pierre Laval en 1942 et 1943, ait immanquablement su – et par conséquent, cautionné de son silence - que le gouvernement de Vichy allait rafler des dizaines de milliers de Juifs pour les envoyer en camps de concentration. Certes, d’après plusieurs historiens, le nom de Jean Jardin n’apparaît pas dans les documents d’époque. Mais des documents, quand on est dircab, ça se détruit ; et, sauf erreur, un directeur de cabinet, c’est un haut fonctionnaire, qui dirige et organise les plus proches collaborateurs du ministre. 


C’est son bras droit, son homme de confiance. 


Un rapide tour par une notice biographique de Jean Jardin publiée en 2009 (donc, longtemps avant la polémique) par le quotidien Les Echos nous apprend que JJ « pacifiste et Munichois », fut pendant plusieurs années (à partir de 1931) le secrétaire particulier de Raoul Dautry, directeur du réseau d'Etat des chemins de fer, qu’il le resta lorsque Dautry devint premier directeur général de la SNCF et devint en 1941 chef de cabinet adjoint du ministre des finances de Darlan, Yves Bouthillier (chargé de l'"aryanisation des biens des Juifs" - autrement dit de leur spoliation). Pas vraiment un travail sympathique. En 1942, c’est Pierre Laval lui-même qui choisit Jean Jardin pour diriger son équipe. En 1943, il est envoyé à Berne par Laval qui (je cite l’article des Echos)  « cherche à pérenniser le régime de Vichy en cas de défaite allemande ».

Bref, c’est un homme de confiance, que Laval n’aurait certainement pas envoyé à l’étranger s’il avait pensé qu’il allait le trahir et devenir un allié des Gaullistes.

Un homme-lige, donc. Entièrement dévoué à la cause. La cause, très probablement, c’est « la France ». Et je n’ai, personnellement, pas de mal à imaginer que « La France » compte plus que des milliers de sous-citoyens encombrants. Voyez ce qui se passe encore aujourd’hui, dans une France qui n’est pas occupée par un pays ennemi, mais qui n’en traite pas moins certaines populations comme des sous-humains.

Je n’ai donc aucun mal à concevoir que Jean Jardin, comme beaucoup d’autres fonctionnaires de Vichy (ou de France) ont « servi leur pays » en agissant comme ils l’ont fait, sans se poser de questions morales quand on a dénoncé des Juifs dans leur bureau ou leur administration.

Je n’ai pas (encore) lu le livre d’Alexandre Jardin, je ne sais pas ce qu’il a écrit mais j’ai lu et écouté plusieurs entretiens donnés à des médias français et un texte publié par le quotidien britannique The Guardian


Ce que j’y apprends c’est qu’il lui est insupportable, à l’âge qu’avait son père quand il est mort, de continuer à faire « comme si » la participation de son grand-père au gouvernement de Vichy au plus près de son acteur le plus monstrueux était « juste un accident » de l’histoire.

Je trouve courageux qu’il le fasse. Je trouve courageux de regarder les actes de son grand- père en face. Il serait bien plus confortable de rester dans le non-dit, ou dans l’image d’Epinal relayée par les romans de son père.

Alexandre Jardin est quelqu’un qui a été gâté par la vie et le succès. Il n’a pas besoin, pour  toucher les lecteurs, de démolir son grand-père en bousculant son père au passage. Seulement il a co-fondé, en 1999 Lire et faire lire, une association qui œuvre à la promotion de la lecture et des relations entre personnes âgées et enfants.

A l’époque, sollicité par une des équipes locales, j’y ai vu une belle idée, simple et limpide : les personnes âgées ont besoin de transmettre ; les enfants ont besoin de repères, de modèles de rôle ; les livres permettent d’édifier un pont entre les uns et les autres. Ça m’a amené à participer, à une ou deux reprises, aux activités de l’association.

Aujourd’hui, la publication de son livre ne me surprend pas : elle me semble se situer dans la même ligne de réparation que la création de l’association. Si l’on a quelque chose à transmettre, il faut que ce soit la vérité et non un mensonge. Si l’on a quelque chose à transmettre, ce sont des valeurs morales, et non des faux-semblants.

Si j’étais à la place d’Alexandre Jardin, je me poserais moi aussi la question de savoir qui était mon grand-père. (D’ailleurs, je me la suis posée… dans Plumes d’Ange.) Je comprends qu’il se demande comment Jean Jardin, ce « type bien », a pu, sans se poser de question ni sur le moment, ni après coup, être l’exécutant d’un gouvernement dont l’ignominie fut sans pareille. Comment il a pu continuer à vivre en toute bonne conscience.

Je comprends qu’A.J. ne parvienne pas à se contenter d’une explication du style « Jean Jardin n’a pas réfléchi » - telle que la livre l’historien Laurent Joly au Nouvel Observateur. Je comprends qu’il ait voulu dire son malaise et – comme c’est un écrivant, lui aussi – qu’il ait voulu l’écrire.

Ce que je ne comprends pas, c’est la nature des objections qu’on lui fait. Et dans lesquelles je vois à la fois du mépris et de la haine. 

La haine : le livre d’Alexandre Jardin serait dangereux ; il représenterait une sorte de crime de lèse-paternité en accusant son grand-père d’avoir été le complice de la grande rafle du Vel d’Hiv et en reprochant à son père d’avoir dépeint l’époque de manière trop complaisante. Ce serait une trahison. Mais qui trahirait-il, exactement ? Des figures d’ascendants ? Quand les hommes n’ont pas été traduits devant les tribunaux, ils sont donc forcément innocents ? Et quand un fils, un petit-fils maintenu dans l’hypocrisie familiale ouvre les yeux et dit : « Je ne peux plus gober ça, je ne peux plus me taire », c’est un traître ?

Regardez-le parler sur France 5 : il est ulcéré quand il se demande « Comment se fait-il que mon grand-père reste aux commandes de ce cabinet et comment se fait-il qu’il n’y ait aucune culpabilité dans ma famille ? » Il souffre. « On avait un problème avec le réel dans la famille. »

Il y dit une phrase terrible et significative : « Les fripouilles ne peuvent rien tant que les « gens très bien » ne collaborent pas. »

J’aime les traîtres comme celui-ci. Il n’a rien à gagner à sortir les squelettes du placard. Et tout à perdre. Son crédit, d’abord, aux yeux de sa famille, des alliés de celle-ci (et connaissant le pedigree du grand-père, grand commis de l’Etat gaulliste après avoir servi Vichy, les alliés sont sûrement très influents), des hypocrites de tout poil que ça défrise d’entendre le petit-fils rejeter la tradition familiale et nationale ; aux yeux du milieu littéraire (qui, longtemps, s’est flatté de l’avoir « fait »). Et probablement aux yeux de certains lecteurs qui aimaient lire le fils après avoir aimé lire le père. Qu’est-ce qu’il a à gagner ? La paix de l’esprit. L’idée de ne plus nourrir – par silence et par omission – une légende qui lui est insupportable.

Les omertas existent en France. Qu’un membre du cercle des élus trahisse le silence de son clan, et c’est un traître à jamais. D’autant qu’Alexandre J. ne s’est pas contenté de parler, il a écrit. Il a mis sa plume au service de la vérité qu’il veut défendre ; il a pris son public à témoin. Et cette forme d’expression ne disparaît pas comme ça, il le sait.

Mais, comme si la haine ne suffisait pas, on lui oppose aussi… le mépris : l’auteur "ne s’est pas documenté" ; son livre serait "mal écrit, maladroit" ; et d’ailleurs, c’est un écrivain médiocre…

« Pas documenté. » Depuis quand un témoin direct aurait-il besoin de documentation historique pour dire ce qu’il croit en son âme et conscience, pour l’avoir vécu, entendu, ressenti ? « On m’a énormément attaqué en me disant que je n’avais pas suffisamment de preuves. Mais mon livre n’est pas du tout un livre d’histoire. C’est un livre sur mon histoire à moi» dit-il à Marie-France Bornais une journaliste québecoise
S’il dénonçait un aïeul ayant vécu sous la Révolution ou sous Louis XI, je comprends qu’on lui demande des documents historiques. Mais la participation de Jean Jardin aux gouvernements de Vichy n’a pas besoin de confirmation, elle est dûment attestée. Ce que son petit-fils dénonce, ce n’est pas que Jean Jardin ait poussé de ses mains des Juifs dans les wagons qui les emmenaient à Auschwitz – et d’ailleurs, depuis quand faudrait-il avoir mis personnellement la main à la pâte pour être reconnu coupable de ça ? Ce qu’il dénonce, c’est le silence de ceux qui, dans sa famille et autour d’elle, ont poursuivi leur vie comme si de rien n’était.

Quand on interroge Jean-Pierre Azéma, historien respectable à qui A. J. a fait lire et corriger son livre, il dit clairement : « (…) il est vraiment improbable que le directeur de cabinet de Laval - "chef du gouvernement", coiffant notamment l'Intérieur - n'ait pas suivi leurs préparatifs, les négociations qui eurent lieu à Paris entre le secrétaire général à la police, René Bousquet, et Karl Oberg (chef de la police et des SS en France), qui ont abouti aux décisions prises à Vichy lors du Conseil des ministres du début juillet. » C’est clair. Jean Jardin ne pouvait pas dire « Je ne savais pas. » 


D’ailleurs, c’est probablement cela qu’Alexandre lui reproche : c’est qu’il s’est au fond comporté comme si ce qui s’était passé en France à l’époque où il était un des plus hauts fonctionnaires de l’Etat n’avait aucune importance.  Ce qu’il reproche à son grand-père, c’est d’avoir été, comme Eichmann, un fonctionnaire docile de l’ignominie sans remords, et à son père, qui devait le savoir clairement, de n’avoir rien dit.

Quand on interroge l’historien Robert Paxton, il ne dit pas autre chose : « Pierre Laval, qui n'aimait pas travailler avec un "cabinet" traditionnel, a, dès son retour au pouvoir, en avril 1942, installé un secrétariat général à la présidence du Conseil pour suivre l'application administrative des décisions gouvernementales. Il y nomme Jacques Guérard secrétaire général. C'est donc Guérard - condamné à mort en 1947 par contumace - qui assiste au conseil des ministres, et c'est son nom qui figure dans les comptes rendus des réunions entre Laval et les autorités occupantes. En parallèle, Laval nomme un cabinet composé de conseillers intimes, aux fonctions plus floues, dont Jean Jardin est le directeur. A lui de gérer, entre autres, les fonds secrets. Cela ne diminue en rien la probabilité que Jean Jardin soit au courant de tout ce qui se passe dans le bureau de Laval. Mais son nom figure moins dans les archives. Il est probable cependant que d'autres traces restent cachées. Un historien infatigable consulterait ainsi les archives du ministère des Finances, où Jean Jardin travailla en 1941-1942 et où fut organisée l'aryanisation. »

Il est tout simplement stupéfiant qu’en France, en 2011, on se pose encore la question de savoir si le bras droit d’un chef de gouvernement est au courant de ce que ce dernier décide… Cette question ne devrait plus se poser. C’est ça, exactement, qu’Alexandre Jardin dénonce : « Comment pouvez-vous encore faire comme si ? »

« Mal écrit, maladroit » Je n’en sais rien, je ne l’ai pas encore lu, mais quand bien même le serait-il, ça n’est pas un argument !!! Ca ne justifie pas la haine, et ça ne disqualifie pas le propos. Pas plus qu’à l’opposé, le style omni-encensé de Céline ne peut excuser ses saloperies.

Et enfin – et c’est ici que le mépris est le plus fort - Alexandre Jardin n’a pas le droit de parler, il ne peut pas avoir raison, ce n’est qu’un écrivain à l’eau de rose !!!! On reconnaît bien là l’élitisme à la française : n’est un "vrai" écrivain que celui qui est réputé l’être (aux yeux de qui ?). Et seul les « vrais » écrivains auraient le droit de s’exprimer. Or, on ne peut pas dire qu’A. Jardin soit passé « brusquement » de l’écriture à l’eau de rose au pamphlet. Dans ses deux livres précédents, apparemment, il touche peu à peu à des sujets pour lui sensibles : de son père dans Le Zubial et du fonctionnement de sa famille dans Le roman des Jardin.  Le dernier livre en date apparaît – même pour quelqu’un qui en ignore le contenu – dans la droite ligne d’une recherche déjà entamée depuis plusieurs années. 


Alors, qu’il soit un « mauvais écrivain » (jugement que je laisse à ses énonciateurs, n’ayant pas pour ma part d’opinion sur ce point) ne veut nullement dire qu’il n’est pas sincère, et qu'il ne poursuit pas un projet qui lui tient à cœur. Il a dû interroger beaucoup de gens autour de lui avant de se lancer dans cette recherche… et de se décider à écrire ce qui, manifestement, choque beaucoup de monde. (Le ton de ces réactions, en lui-même, est extrêmement significatif : « A.J. est le prototype du « gentil garçon ». Qu’est-ce qui lui prend donc de dire du mal de son grand-père ? Ca ne peut être qu’une révolte infantile tardive ! Il n’a même pas de preuves ! »
Le mépris, encore, la hauteur. « Cet enfant gâté crache dans la soupe ! ») 

Si tant est que mon avis ait le moindre intérêt, je trouve qu’il n’est pas trop tard, à 46 ans, pour dire qu’on n’est pas fier, mais au contraire ulcéré, mortifié, d’avoir été l’enfant gâté d’une famille dont les comportements passés sont révoltants. Et la douleur, la souffrance et la soif de vérité n’ont que faire du style, de la bienséance et des omertas bourgeoises.

Dans une autre interview, à Strasbourg, AJ explique qu’il a écrit ce livre pour ses enfants : « Il fallait que ça s’arrête, la complicité familiale. Je ne voulais pas leur faire porter cet héritage à mes enfants. »
Je le comprends : il ne veut pas laisser à ses enfants le silence et l’hypocrisie monstrueuse dont il a hérités. Je le comprends, parce que je pense la même chose : l’essentiel, dans cette foutue vie, est de transmettre la vérité. Quoi qu’il en coûte.  



7 Avril 2011

Je n’avais pas lu Des gens très bien avant d’écrire ce texte. J’ai voulu le lire avant de poster ce qui précède, histoire de ne pas sauter aux conclusions de manière hâtive, histoire de vérifier que ce dont j’accusais les détracteurs d'A.J. n’était pas de ma part une affabulation ou un procès d’intention.

Pendant mon voyage en France, j’ai acheté le livre d’Alexandre Jardin, et je l’ai lu en deux soirées. Et je suis sorti de cette lecture atterré par la mauvaise foi des journalistes qui l’accusent.

« Superficiel, sans preuves » ? C’est tout le contraire : AJ a lu plus sur la période de l’Occupation et sur la Shoah que la plupart des journalistes contemporains. Et ça se voit, clairement. Les faits qu’il cite sont solides, vérifiables, indiscutables dans leur logique implacable ; les moins connus d’entre eux sont toujours assortis d’une note en bas de page qui renvoie à l’ouvrage où il les a appris. Et encore une fois, pour ce qui concerne les informations de première main (celles qui lui viennent de sa famille), ce ne sont pas seulement des « on-dit », mais des témoignages précis, soigneusement retranscrits. A moins que toutes celles et ceux dont il rapporte les propos ne déclarent publiquement qu’il a trahi leurs paroles, je ne vois pas comment on pourrait lui reprocher quoi que ce soit à cet égard. 

« Auteur de romans à l’eau de rose » ? AJ s’en explique, très clairement, tout au long du livre, qui est bien autre chose qu’une simple « dénonciation »… Et quand on termine le livre, on se rend bien compte que l'auteur célébré du Zèbre et de Fanfan est aujourd'hui un autre homme. 

« Mal écrit » ? N'ayant pas lu ses livres précédents, je suis tout à fait à l'aise pour dire que AJ écrit très bien, beaucoup mieux que bien des journalistes actuels et que certains des écrivains consensuels à qui lesdits journalistes renvoient l'ascenseur. 


Toutes ces accusations ne sont pas seulement injustifiées, elles laissent entendre que le livre d'AJ touche précisément là où ça fait mal. 

Des gens très bien est un livre extrêmement construit, qui relate chronologiquement la lente quête de sens d’un jeune homme, puis d’un homme, à qui on a raconté des balivernes – et qu’on a incité à en écrire, par la même occasion. Et son dégoût progressif du silence et des faux-semblants. 

C’est un livre imprégné de sentiments puissants, au premier rang desquels figure une vive colère. Une colère sourde et contenue depuis toujours, mais qui ne compromet en rien la rigueur de la narration.

Etape par étape, AJ raconte comment il fut amené à s’interroger non seulement sur la responsabilité de Jean Jardin dans les actes les plus ignobles du gouvernement de Vichy, mais aussi et surtout sur l’absence de remords de Jean Jardin et l’atmosphère de déni absolu qui régna dans sa famille jusqu’à ce que lui-même mette les pieds dans le plat.

Le déni qu’il dénonce est aussi celui des journalistes : Jean Jardin a littéralement abreuvé tous les partis, de gauche comme de droite, et s’est lié de très près à de nombreux proches du Général de Gaulle, ce qui lui a probablement permis de ne pas être inquiété à la fin de la guerre. De sorte que beaucoup ne veulent pas voir s’écrouler le mythe du "Nain Jaune sauvant vaillamment des Juifs" : ce mythe masque leurs propres actions discutables. Il masque aussi la culpabilité de tout un pays, pour qui les Juifs n'étaient tout simplement pas assez importants pour qu'on se préoccupe de leur sort. 

AJ parle aussi à plusieurs reprises de la biographie de Jean Jardin par Pierre Assouline. Et en analysant ses zones d'ombre, AJ démontre qu’il ne suffit pas d’être un auteur juif pour absoudre un collaborateur impossible à absoudre.

Autant dire que Des gens très bien ne mérite pas le mépris dont on l’a couvert. Mais que son contenu explique parfaitement la haine qu’il a suscité chez ses détracteurs : AJ n’épargne ni la bonne conscience, ni l’hypocrisie, ni les faux-semblants. Et il a conscience de ce que sa quête de la vérité va lui coûter, aux yeux de ses proches et de ceux qui, jusqu’ici, louaient son travail d’écrivain.

C’est la chronique d’une exploration, difficile, douloureuse, pétrie de doute mais néamoins obstinée. Mais l’objectif n’est pas de convaincre quiconque – un observateur froid est très vite convaincu de la part que prit Jean Jardin à la Shoah, et AJ lui même donne des explications très fines sur les circonstances et les mécanismes psychologiques associés au déni du principal intéressé et de toute sa famille. L'objectif, c'est de dire, tout simplement. De mettre au jour. D'exposer. 

Ce n’est pas un livre simpliste ou complaisant : AJ raconte comment, à plusieurs reprises, ils s’est senti incapable d’aller plus loin dans sa réflexion ou dans sa dénonciation du silence familial.

C’est un livre dans laquelle la colère contenue cède la place à une ironie grinçante. En décortiquant le vocabulaire des documents d’époque et celui de sa famille, AJ montre que les mots ne sont jamais des « détails » pour qui veut bien écouter et en tirer les conclusions logiques.

C’est un livre simultanément intime et historique, et je n’en connais pas d’aussi terrible et éclairant sur la bonne conscience d’un pays qui ne veut pas regarder son passé en face.

C’est un livre à la fois douloureux et digne. Un beau livre grave et terrible.

Il commence par une scène qui a dû irriter beaucoup certains journalistes, car AJ l’a inventée : il y décrit Jean Jardin à Vichy, dans son bureau, le jour de la grande rafle du Vel d’Hiv. Cette scène n’est pas une fiction, c’est une reconstitution. Ceux qui en douteeraient ne savent, tout simplement, pas lire. Car AJ dit clairement : « J’imagine », lorsqu’il parle de la journée de son grand-père dans son bureau proche de celui de Laval. . De même, lorsqu’à la fin du livre, AJ regrette de ne pas avoir eu avec son grand-père la conversation qu’il aurait voulu avoir, et de ne pas avoir pu lui demander, d’homme à homme, de lui expliquer ce qu’il avait fait (mais comment expliquer ce qu’on n’a jamais voulu reconnaître ?), AJ s’autorise, une nouvelle fois, une incursion – que je ne décrirai pas – dans le Vichy de Jean Jardin. Les derniers chapitres nous ramènent au premier, la fin nous fait entrevoir l’objet réel de la quête qui s’achève.

Si AJ a écrit ce livre, ce n’est pas seulement par souci de la vérité qu’il pense devoir à ses enfants, c’est aussi en réparation de ce qu’il pense avoir été la douleur de son propre père, Pascal Jardin. Le prix de cette réparation : trahir l’omerta familiale. Pour redonner une voix à un père qui en fut privé. Pour écrire ce que ce père n’a pas pu dire. En cela, AJ se place résolument du côté de ceux qui sont assignés au silence.

Pour un écrivain, ce n’est pas un mince engagement.

Dans La vie de Galilée, Bertolt Brecht fait dire à l’astronome : « « Celui qui ignore la vérité est un imbécile. Celui qui connaît la vérité et la tient pour un mensonge est un criminel. »

Après avoir lu Des gens très bien, je suis tenté d’ajouter que celui qui, quoi qu’il lui en coûte, expose la vérité aux yeux du monde est un Juste. 

Martin Winckler