lundi 7 mars 2011

J'écris à l'aventure


Pour moi, écrire est un travail. C’est un travail que j’aime, mais c’est un travail. Ça ne vient pas tout seul. Même quand j’ai une « bonne » idée, il faut quand même que je la mette sur le papier, que je la « file » comme s’il s’agissait d’un brin de laine à transformer en pelote, puis que je la tricote pour en faire quelque chose qui ressemblera à un texte. Ça ne tombe pas tout cuit. Pour reprendre une expression chère aux écrivains américains que j’aime le plus : 5% d’inspiration, 95% de transpiration. 


Cela vient certainement du fait qu’à mes yeux, écrire un livre, ça consiste avant tout à construire un récit satisfaisant pour le lecteur que je suis. Si j’écris des romans à péripéties, c’est parce que c’est ce genre de romans que j’aime lire. Ça n’empêche pas d’être « expérimental », de faire « de la recherche » en écrivant, mais ça veut dire que je me préoccupe, en premier lieu, de l’adéquation entre la (ou les) formes du texte et son contenu et, secondairement seulement, du « style » (des finitions opérées sur l’énoncé). Non que je n’aie pas d’appétence pour le style, ou d’ambition stylistique, mais parce que je pense que le style, c’est un mot ronflant inventé par de pseudo-élites pour désigner la « musique » de l’écrivain telle que l’entend le lecteur "éduqué" ; de mon point de vue, plus modestement, j'appelle "style" les procédés (trucs, tics, habitudes rationnelles ou non) d’écriture qui me permettent... de comprendre ce que je raconte.

Donc, écrire, c’est un travail. Pour des raisons « historiques » (relatées dans « Comment j’ai gagné ma vie en/d’ écrivant »), tout ou partie de mon activité d’écrivain est rémunérée depuis presque trente ans au jour où j’écris ceci : j’ai commencé par être rédacteur dans une revue médicale – où j’écrivais toutes sortes de choses – en 1983. C’est donc non seulement un travail mais aussi un gagne-pain. Ça ne diminue en rien le plaisir que j’ai à écrire, ni le désir d’écrire pour écrire (ce que vous lisez en cet instant n’est pas une commande, et si ça n’est jamais publié ailleurs que sur ce blog, ça ne me rapportera pas un kopeck), mais ce n’est pas sans importance dans ma vie quotidienne.

Ça signifie, de fait, que je n’écris pas toujours "pour le plaisir" (même si c’est probablement ce que j’aime le plus faire au monde, avec la lecture, le cinéma et les galipettes) mais aussi pour gagner ma croûte et élever mes enfants.

Même lorsque j’écris « pour rien » (ce qui est le cas le plus souvent, vu le nombre de courriers, d’interviews, d’articles, de résumés, de projets, de chapitres perdus, d’exercices – que je peux pondre en une année), écrire est un travail. Ça n’est jamais futile. Ça n’est jamais « anecdotique ». J’ai répondu à chaque courriel qu’on m’a écrit pour Le Chœur des femmes quand il est sorti en édition courante, et je réponds à ceux qu’on m’adresse depuis qu’il est sorti en poche et, chaque fois, j’essaie d’être aussi personnel que possible, j’essaie de faire de mes remerciements autre chose qu’un courriel de remerciements qui aurait pu être écrit par une machine.

Ecrire est un travail, donc mais, heureusement, parfois c'est un travail agréable ; en particulier quand les émotions que je ressens en le faisant sont elles aussi agréables : excitation, amusement, rage vengeresse, etc. J’ai éprouvé de grandes joies à écrire certains chapitres de mes romans, et je me les rappelle précisément. J’ai éprouvé aussi de grandes émotions – jusqu’aux larmes – en écrivant ou en réécrivant certaines pages. « Monsieur et Madame Deshoulières » (dans La Maladie de Sachs),  « Emma et Madeleine » (dans Les Trois médecins) et « Karma » (dans Le Chœur des femmes) m’ont fait pleurer quand je les ai écrits, et j’ai encore la gorge qui se serre quand je les relis. 


Ressentir de telles émotions constitue le plus grand plaisir que je peux éprouver à l’écriture. Mais ce plaisir n’est pas permanent. D’abord parce que, je le répète, écrire est un travail – et le mot travail ici n’est pas synonyme de « corvée » ou de « souffrance » : je ne souffre pas quand j’écris, au contraire, je ne sens plus mon corps, je suis entièrement concentré sur ce que j’écris. Mais j’entends par « travail » les gestes que l’on fait pour préparer un matériau, quel qu’il soit – des pièces de bois ou de métal à assembler, des légumes à cuisiner, des notes à retranscrire – en vue de constituer un ensemble qui sera, dans le meilleur des cas, plus grand et plus intéressant que la somme de ses parties. Ce travail peut être long, car il comporte une grande part de tâtonnements, d’hésitations, de fausses routes et de fausses pistes.

De sorte que le plaisir et les émotions qui rendent l’écriture vivante se font attendre, tant que je n’ai pas atteint ma « vitesse de croisière ». Plus précisément : tant que je ne suis pas suffisamment engagé dans le texte ou le livre pour m’y atteler chaque jour en sachant où je vais.

Il ne suffit pas que j’aie une idée pour que je m’attelle à l’écriture. Il faut que l’idée, étayée par d’autres idées (celle d’une trame, d’un squelette approximatif), tienne debout et permette d’avancer. Tant que ça ne tient pas debout, je n’atteint pas la vitesse de croisière et je rame. Le plaisir se fait attendre. Le travail, alors, est un peu désespérant.

Tout ça est très intuitif. Quand je sens être dans la bonne direction, même si je ne comprends pas très bien ce que je fais, je continue, je n’ai pas de mal à continuer. Quand j’ai le sentiment de faire fausse route, je n’efface pas ce que j’ai écrit, j’y retourne ou je recommence, autrement. Je continue, quitte à reprendre plus tard. Je préfère avancer et reprendre ensuite, parce que même si je sens que je fais fausse route, ça ne signifie pas que ce que j’écris est sans intérêt, ou inutilisable.

Régulièrement, je retrouve des esquisses, des états préparatoires d’un roman ou d’un texte qui est devenu une nouvelle, ou un essai, ou un livre. J’ai toujours pris beaucoup de notes (j’ai des flopées de cahiers) mais je ne les utilise pas systématiquement. De fait, quand je relis les « notes » ou les « esquisses » de romans, et lorsque je me rends compte que je n’ai pas du tout retenu les idées auxquelles elles s’efforçaient de donner forme,  je ne le regrette pas. Parfois, l’idée est tout de même passée dans le livre alors que je n'ai pas relu les notes. Ce qui semble montrer que ce n’est pas tellement l’idée en elle-même qui a besoin d’être notée. Une idée, une notion, un personnage importants pour le livre finissent par faire leur chemin.

Qu’est-ce qui se passe, alors, dans la prise de notes, dans l’écriture qui, au fond, ne va pas plus loin que le moment qui l’a vue naître ?

Je me suis longtemps dit que je notais pour ne pas oublier les idées qui me semblaient bonnes, mais je me demande si, au fond, les notes ne sont pas, en elles-mêmes, des esquisses. Une méthode spontanée pour « essayer » des phrases, des idées, des dialogues. Comme un dessinateur ou un peintre qui ferait l’essai de coups de crayon, de pinceau. Ou un musicien qui plaquerait, pour voir, un accord, une combinaison de touches sur son instrument. Si tel est le cas, ce n’est pas tant le contenu de la note ou de la page qui compte, que le mouvement qui me la fait l’écrire. Ce qui explique pourquoi je ne la reprends pas (ou rarement) ensuite.

Ecrire, c’est écrire beaucoup. Tout le temps. A la moindre occasion. Sans se poser la question de savoir si ça fera partie d’un tout plus grand, et encore moins si ça sera publié. Ecrire comme on fait des gammes sur son instrument. Comme on essaie une phrase musicale pour savoir si elle va quelque part. Ecrire pour écrire, avant d’écrire pour être lu.

Et tout livre commence ainsi : par une sorte d’exploration aléatoire, autour d’une idée encore mal dégrossie, mais suffisamment taraudante pour qu’on ait envie de lui ouvrir une piste, afin de savoir où elle va nous conduire. Une piste à la machette. Dans les bois. Dans un lieu où – à ma connaissance – personne n’est, peut-être, encore passé. Où je sais, en tout cas, que je ne suis pas encore passé. Et quand j’ai atteint le mode croisière, j'avance encore à la machette. Je sais où je vais, je n’ai plus de problème d’orientation, j’ai ma boussole en tête, je ne cherche plus mon chemin, mais il faut quand même déblayer. Cela semble loin de la métaphore du rat-qui-construit-le-labyrinthe-dont-il-se-propose-de-sortir, chère à Georges Perec et que j’ai souvent reprise, mais c’est la même chose.

Car au fond, toutes les histoires existent déjà, sous une forme ou une autre, comme des arbres dans une forêt qui ne cesse de changer avec le temps, mais dont la végétation s’alimente toujours aux mêmes sources : la vie des humains.

Je parcours mon propre labyrinthe dans la forêt des histoires.

Même si j’ai acquis de l’expérience, même si je sais me tailler un chemin dans cette végétation, même si j’ai plus de goût pour certaines essences que pour d’autres, et même lorsque j’ai atteint ma vitesse de croisière, j’avance toujours en territoire inconnu. Ce n’est qu’à la fin que je peux prendre la mesure du chemin parcouru. C’est seulement une fois le livre terminé que je sais ce que j’ai fait. Enfin, à peu près...

On pourra se dire que j'ai toujours du bonheur à me lancer dans cette exploration, à plonger dans la forêt des mots et des histoires, puisque je le fais chaque jour, librement, et avec la perspective que le voyage ne se fera pas en vain (puisque je suis un écrivain publié, qui pour le moment n’a pas de souci à se faire sur ce point).
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Mais le bonheur (réel) de pouvoir écrire librement – enfin, beaucoup plus librement que la plupart des écrivants – est tempéré par une réalité très simple, mais que je n’oublie jamais : j’ai beau avoir été publié de nombreuses fois, j’ai beau savoir que certains de mes livres se sont beaucoup vendus, j’ai beau avoir reçu des réactions positives pour la plupart de mes livres – de leurs lecteurs, du moins -, je ne suis jamais sûr, pour autant, que ce que je suis en train d’écrire est « bon ».

Sur ce point-là aussi, j'écris à l’aventure.

(A suivre)

Mar(c)tin 

Mardi 8 mars 2011 : j'ai recopié toutes mes entrées personnelles du blog, depuis la première, "Chevaliers des touches", jusqu'à celle-ci, dans un seul et même fichier. L'ensemble fait, à l'heure actuelle, 600 000 signes (400 pages standard). Je vais essayer d'en faire un livre, en retouchant les textes et en les organisant autrement. "Chaque texte prépare le suivant."