jeudi 21 mai 2015

Le métier d'écrivant (33) - Ecrire et parler de soi à des gens qu'on ne connaît pas

Pourquoi et comment peut-on avoir envie de parler de soi, de partager des moments de sa vie dans des romans avec des lecteurs que l’on ne connaît généralement pas ? (A.) 

Je ne peux répondre que pour moi, il y aurait sans doute autant de réponses que d’individus, mais je vais essayer de prendre les choses l’une après l’autre (je vous préviens, c'est long). 

1° Je me suis mis à écrire parce que je suis « fait pour ça »

J’écris parce que j’en ai envie, et ce désir, je l’ai toujours eu. On ne demande pas à un musicien pourquoi il fait de la musique, à un peintre pourquoi il peint, à un sportif pourquoi il fait du sport. Autrefois on qualifiait les aptitudes particulières de « dons », ce qui supposait que quelqu’un – Dieu ou Diable – s’était penché sur le berceau pour les glisser à l’oreille de son occupant. Aujourd’hui, je pense pouvoir affirmer sereinement que mon cerveau est « fait pour » (contient les dispositions qui m’incitent et me permettent de) écrire. Il est fait aussi pour parler, notez bien et j’ai conscience que tous les écrivants n’ont pas cette chance. Certains sont très à l’aise quand il s’agit de donner une conférence ou de parler dans le poste (c’est mon cas) mais ça n’a rien d’obligatoire ou de systématique. 

On peut avoir plusieurs aptitudes simultanées : écrire et sauter à la perche, chanter et faire des maths, jouer du hautbois et faire de l’Aïkido, cuisiner et parler douze langues, etc. Mais tout le monde n'a pas les mêmes aptitudes, certains en ont beaucoup, d'autres peu. De même que nous ne naissons pas égaux par la taille, la masse musculaire ou le système immunitaire, nous ne naissons pas égaux par nos aptitudes physiques ou intellectuelles. J’ai eu la chance d’en hériter certaines de mes parents. Mes frère et sœur en ont hérité d’autres que j’aurais bien aimé avoir aussi – mais bon, je vais pas me plaindre, le tirage au sort est ainsi fait que si j’avais tiré d’autres gènes, je serais une personne différente, et je ne serais pas assis ici à vous raconter mes salades.
*
(Aparté : Cette inégalité de départ est la source de bien des injustices, qui commencent tôt. Quand j’étais écolier, en France, mes enseignants ne cessaient de louer mon orthographe. C’était parfaitement injuste par rapport à mes camarades. Je n’écrivais pas sans fautes parce que je « faisais plus attention que les autres » ou parce que j’apprenais des règles, mais parce que, lisant beaucoup et ayant probablement une sorte de mémoire photographique des brins de texte, j’étais capable de les reproduire à l'identique. Je sais presque toujours comment s’écrit un nom propre après l’avoir vu une seule fois (je suis aussi capable d'écrire sans faute la plupart des noms occidentaux que j'entends, même si je ne les ai jamais lus). Je ne fais pas exprès, je le fais, c’est tout. Et ça n’est pas plus admirable que le fait de voir les couleurs : certaines personnes [statistiquement, plutôt des femmes] ont plus de cônes et de bâtonnets dans la rétine que d’autres, et voient plus de teintes. Ça ne les rend pas supérieures, ça veut seulement dire que la rétine n’est pas identique chez tout le monde. Demandez à une personne daltonienne. 

De même, j’ai entendu un jour une femme expliquer comment, chaque fois qu’elle voit un mot ou une phrase, elle sait instantanément combien de lettres et signes typographiques ils contiennent. Elle ne fait pas exprès, elle est comme ça. Tout comme ces quelques dizaines de personnes de par le monde capables de se remémorer de tout ce qui leur est arrivé depuis leur plus tendre enfance. Tout comme celles qui ont une "oreille absolue" ou un "nez" ou un sens de l'équilibre qui leur permet de marcher sur un fil au-dessus des chutes du Niagara. Bien sûr, il ne suffit pas d'avoir cette aptitude, il faut la développer et l'entretenir - comme la capacité de parler ou de marcher : elle est présente chez la plupart des enfants, mais il leur faut du temps pour les maîtriser.

La parole et la marche sont communes à l'immense majorité d'entre nous, mais les aptitudes plus "spéciales" ne le sont pas. De fait, tout le monde n'écrit pas de romans et tout le monde ne marche pas sur un fil. Pour le faire il faut quand même que "ce soit là" présent dès la naissance, dans la configuration du cerveau. Une aptitude neurologique [car c’en est une] peut, quand elle est vraiment hors du commun (parler douze langues, avoir une mémoire absolue...), apparaître comme une sorte de prodige. Mais ça n’en est pas moins qu’une variante de la norme : tout ce qu’un cerveau humain est capable de faire, les gènes humains le contiennent – et probablement ceux de nombreux animaux : pensez à la prodigieuse mémoire des éléphants. Fin de l'aparté.)
*
De mon aptitude à écrire je ne tire pas plus de fierté ou de supériorité que de mon aptitude à reconnaître si j’ai [ou non] fait des « fautes » d’orthographe. Il est évident que ça m’a valu des bonnes notes à l’école – et un préjugé favorable, mais néanmoins injustifié, à l’égard de mes autres aptitudes – mais je n’en suis pas heureux. Je trouve depuis longtemps parfaitement insupportable qu’on emmerde enfants, adolescents et adultes en les sanctionnant au moyen de conventions d’écriture qui agissent, avant tout, comme mode de sélection – et donc, comme critères de classe. (Je n'en veux pour preuve que ceci : l'orthographe obsède les Français, mais pas du tout les Anglo-Saxons, ni les Québecois, dont les accomplissements intellectuels valent largement ceux des hexagonaux. Si l'orthographe n'est pas indispensable pour jouer Shakespeare, envoyer des vaisseaux dans l'espace et écrire Le monde selon Garp ou L'Avalée des avalés - puisque, de toute manière, les correcteurs de l'édition mettent tous les textes "au propre" - c'est qu'elle n'a pas l'importance que les Français lui accordent.)  

Tout ça pour dire qu’en premier lieu, je me suis mis à écrire parce que j’étais quelqu’un-qui-était-apte-à-ça. Je n’avais pas d’effort à faire, je le faisais. Je le sais parce que j’ai commencé à écrire bien avant de pouvoir en tirer un quelconque bénéfice – je veux dire : en dehors d’une bonne note en rédaction. J’écrivais, avant tout, parce que ça m’amusait ; un peu plus tard, j’ai constaté aussi que ça me permettait de mettre par écrit des choses que je ne pouvais pas énoncer verbalement. Quand je me suis mis à écrire régulièrement, j’avais douze ou treize ans, le cerveau et le corps en pleine explosion pubertaire, j’éprouvais des sensations et des manifestations corporelles bizarres, pour certaines plutôt gênantes (les érections involontaires face à certaines images, les éjaculations nocturnes, les rêves érotiques pour ne citer que ça) ; j’éprouvais aussi des sentiments ou des émotions intenses (la colère, la révolte, le désir…) et tout ça était difficile à exprimer. J’étais très sensible à tout, à commencer par ce que les autres pouvaient penser de moi.

Notez bien que je n’avais pas plus les mots à l’écrit qu’à l’oral : mes journaux d’adolescents sont pleins de circonvolutions, de sous-entendus, de points de suspension. Je ne savais pas encore appeler un chat, un chat. Mais au moins, je pouvais exprimer mon trouble, fût-ce par périphrases, sans avoir à m’interroger sur le jugement qu’il pouvait susciter.

Même si écrire n’apportait ni réponse ni solution, c’était une manière de lever la pression – tout comme le sport, la musique ou le théâtre le permettaient à d’autres. Ecrire me permettait de "ventiler".  

Il en va des écrivants comme des musiciens – ou de toutes celles et tous ceux qui se sentent habité(e)s par une caractéristique vaguement inconfortable au départ - on cherche autour de soi les gens qui nous ressemblent. C’est plus facile pour les musiciens que pour les écrivants. La musique fait du bruit et ça se fait à plusieurs. Écrire, c’est moins voyant et ça se fait en général tout seul. Pour rencontrer d’autres écrivants, le meilleur moyen – et, pendant longtemps, le seul – c’est d’entrer dans les librairies et de fouiner parmi les livres. On finit toujours par croiser des écrivants qu’on prend d’abord pour des modèles et des superhéros avant de se rendre compte que ce sont des frères et des sœurs aîné(e)s, tout bonnement. Eux aussi, ils se sont mis à écrire parce qu’ils/elles étaient « comme ça ». Eux aussi, ils se sont souvent sentis isolé(e) s et ont parfois dû se battre pour qu’on reconnaisse leur droit à être ce qu’ils étaient. Et quand on les rencontre à travers leurs textes, on leur est infiniment reconnaissant. 

2° J’ai écrit ensuite par imitation et émulation, et enfin par plaisir de manier l’instrument


("Prez" à gauche, "Bird" à droite) 

Les jeunes dessinateurs commencent par imiter les artistes qu’ils aiment. Et je me souviens avoir entendu, lors d’une évocation à France Culture, que tout jeune, Charlie Parker se passait les disques de Lester Young pour reproduire avec son premier saxophone les solos de son idole. Aujourd’hui, j’aime savoir que lorsque je me suis mis à reprendre les histoires que j’avais lues, je ne faisais rien d’autre qu’imiter des écrivants chevronnés. En reprenant, en imitant, puis en cherchant à m'affranchir de mes modèles, j’apprenais à utiliser des mots, des phrases, des formes, des scénarios que j’avais lus ou que je reconstituais à partir de ce que j’avais lu. Avant d’en inventer (terme qui signifie découvrir), je cherchais des variations, des variantes, des recombinaisons d’histoires qui m’avaient plu ou qui, plus tard, me venaient en tête. (Les« Et si… » mentionnés dans un précédent texte.) J’apprenais à me servir d’un instrument. Cet instrument, c’était ma main prolongée d’un stylo.

Cet instrument a pour vertus d’être invisible (personne ne sait qu’on écrit), discret (on peut écrire ce qu’on veut, où on veut, quand on veut) et polyvalent (on peut recourir à l’écriture dans des situations très diverses et dans des buts très différents). J’écrivais beaucoup et j’ai constaté que plus j’écrivais, mieux j’écrivais – je veux dire que mon écriture devenait plus lisible (je voulais pouvoir me relire) et plus maîtrisée (je voulais que ça tienne debout).

Et toutes les occasions d’améliorer l’instrument, ou de trouver des modes d’exécution plus pratiques ou plus rapides, je les ai saisies : pour un écrivant compulsif, passer à la machine à écrire, c’était troquer la course à pied contre un vélo ; la machine électrique était une moto ; mon premier ordinateur, un hélicoptère. Celui sur lequel j’écris aujourd’hui, avec toutes ses applications – de la sauvegarde automatique à l’internet, en passant par les logiciels de correction et l’accès quasi immédiat à tous mes anciens fichiers – est un vaisseau spatial et une machine à explorer le temps et la littérature. Car pour écrire, on puise dans tous les textes auxquels il est possible d’accéder. Et mes instruments d’écriture d’aujourd’hui me donnent accès à plus de textes que je ne peux en lire.



Ici encore, la meilleure analogie qui me vienne est celle du musicien professionnel : il connaît son instrument comme s’il était un prolongement de sa main. Et comme il y a autant de musiciens que d’instruments ou de genres, on peut être celui que l’on veut. Celui à qui j’aime m'identifier est le musicien de jazz de formation classique : il a appris le solfège, il peut déchiffrer à vue, jouer sur commande, improviser à partir de thèmes archiconnus ou inventer ses propres mélodies. Et c’est de la diversité qu’il tire ses plaisirs de jouer. Car c’est bien un jeu : je m’amuse, je me fais plaisir – comme en cet instant même, au beau milieu de ce texte dont je n’ai pas encore aperçu la fin, en réponse à une question à la fois vague et précise, simple et immense.

Quand j’écris, je me lis. Je ne pense pas les mots avant qu’ils s’écrivent, je les lis et je les entends à mesure qu’ils apparaissent, que le ruban de phrase se déroule et cette lecture que je me fais à moi-même fait partie du plaisir car je n'aime pas seulement écrire, j'aime me raconter des histoires. Je ne suis pas seulement un « rat qui construit le labyrinthe dont il se propose de sortir », comme le disait Perec (et Queneau avant lui, il me semble) ; je tends mon propre fil d’Ariane pour pouvoir arpenter le labyrinthe à reculons, l’explorer encore et encore, lui apporter toutes les variantes qui me semblent opportunes.  

3° Quand j’ai commencé à être lu, j’écrivais en travaillant d’autres matériaux que les miens

Je n’ai pas attendu qu’on m’écoute pour parler. Je n’ai pas attendu qu’on me lise pour écrire. Mais chaque fois que j’ai senti que ce que j’écrivais pouvait être lu, j’ai écrit avec plus d’acharnement et d’énergie. A une époque où le seul moyen d’entrer en contact avec des personnes très éloignées était le courrier, j’ai écrit des lettres, sans garantie d’obtenir une réponse. Je ne sais pas combien j’en ai écrit, mais j’ai écrit à beaucoup de gens – et à la fin de l’adolescence, j’ai reçu des réponses : d’Isaac Asimov, de René Goscinny, d’une éditrice du Marvel Comics Group. Bien sûr, cela m’a rendu fier, mais cela m’a surtout appris que lorsque j’écrivais, j’étais lu puisque certains de mes interlocuteurs me répondaient.

Pendant mes études, j’ai couvert des blocs-notes et des cahiers pour lutter contre l’atmosphère asphyxiante de la fac, mais j’ai aussi envoyé des lettres aux journaux et revues que je lisais. Ça m’a valu deux fois l’intégrale de la page courrier de Libération (j’ai toujours écrit « long ») et un engagement à la revue Prescrire.

Comme le musicien qui se joint à une formation, l’écrivant qui embarque dans une entreprise collective doit mettre de côté ses projets personnels. Ça peut sembler contraignant – et à certains égards, ça l’est – mais pour l’écriture comme en musique les contraintes ont des fonctions libératrices. Quand on est obligé de s’en tenir à deux colonnes, comme je l’ai été à la revue Prescrire à la fin des années quatre-vingts, on apprend à écrire court – et j’en avais besoin. Dix ans plus tard, quand on m’a confié une page consacrée aux téléséries dans Télécâble hebdo, j’écrivais des notules de trois lignes destinées à donner aux spectateurs le désir de regarder telle série ou tel épisode. Et, si j’en crois les lecteurs que j’ai eu la chance de rencontrer, ça marchait. Quand on est contraint à travailler un matériau qui n’est pas le sien, on apprend l’humilité – et la rigueur. On apprend aussi à respecter ceux qui travaillent fort – et à faire la différence entre un commentaire constructif et de la malveillance pure et simple.



Quand, après plusieurs années d’exercice à la campagne et de journalisme médical, j’ai envoyé un texte de fiction aux deux fondateurs de Nouvelles Nouvelles, Daniel Zimmermann et Claude Pujade-Renaud, ils m’ont répondu que ma nouvelle était publiable – à condition de la retoucher. Pas de problème. Je le faisais depuis longtemps. J’avais appris à voir mes textes non comme des objets sacrés, mais comme des pièces – comme on en joue au cours d’une jam-session. Certaines tiennent debout, d’autres non. Certaines sont conservées, d’autres ne le sont pas. Toutes peuvent être retouchées, rejouées, réinterprétées. L’important, ce n’est pas la pièce en elle-même – quelle que soit la fierté qu’on puisse tirer de la voir enregistrée (publiée), rejouée (lue) et commentée par d’autres. L’important, c’est de pouvoir jouer comme on veut, tant qu’on veut dans toutes les circonstances possibles. Et quand un concert s’achève, on rentre bosser sur les pièces de l’engagement suivant. Et on joue ce qu'on veut, pour soi, en attendant de pouvoir le faire pour les autres. 

Écrire pour de l’argent, c’est se plier à des obligations – remettre à l’heure un texte au format, qui remplit la commande. Très vite je me suis rendu compte que quand je respectais ces règles – et surtout les deux premières (les délais, la longueur), je pouvais infléchir la contrainte de contenu, la modifier en fonction de ce qui m’intéressait, moi. Parce que je respectais les contraintes de fabrication et les commandes, je pouvais de temps à autre prendre des libertés à l’intérieur des contraintes. Ça aussi, c’est un apprentissage précieux. Ça m’a beaucoup aidé à tenir ma chronique sur France Inter, en 2002 : je savais écrire sous contrainte, et m’amuser en trois minutes (enfin, parfois quatre, au grand dam de mes employeurs...)

Je n’ai plus aujourd’hui d’activité journalistique mais je suis heureux d’avoir goûté un peu à tout – la chronique quotidienne pour France Inter, les pages hebdomadaires pour Télécâble Hebdo, les articles mensuels pour Prescrire et Que Choisir Santé. J’écris aujourd’hui des articles sur les téléséries pour une revue de Montréal, L’inconvénient, des textes occasionnels pour d’autres revues et, de temps à autre, je vais faire une chronique à la première chaîne de radio de Radio-Canada. J’aime vraiment beaucoup la radio. J’y reviendrai.




4° J’écris aussi pour me mettre en valeur

Comme celle de tout être vivant, la vie d’un humain est régie par deux nécessités : survivre et se reproduire. Ces deux nécessités guident nos comportements, de manière parfois paradoxale et toujours complexe. Longtemps, j’ai cru que j’écrivais pour supporter le monde et son absurdité, pour ne pas étouffer, pour dire ce que je ne pouvais confier à personne, pour aiguiser ma pensée et affuter mes arguments – bref, pour faire face. Et c’était vrai. Écrire m’a servi à ça. Un jour, j’ai vu que ça me servait aussi à gagner ma vie. Adolescent, je rêvais de vendre mes nouvelles à des revues et de publier des romans populaires comme les écrivains des années cinquante qui m’avaient servi de modèles. Mais ce qui avait été vrai autrefois aux États-Unis ne l’avait jamais été en France, où les revues publient rarement des nouvelles, encore plus rarement contre monnaie sonnante et trébuchante, et pour ainsi dire jamais celles de débutants.
 
A la fin des années quatre-vingt-dix, j’avais fait mon deuil de l’idée que je pourrais vivre en écrivant des textes personnels. Mon unique roman, publié dix ans plus tard, avait rencontré un succès d’estime et s’était peu vendu, mais depuis quinze ans j’avais gagné ma vie en écrivant dans des revues ou en traduisant. On ne le répètera jamais assez, la traduction consiste à lire avec curiosité, puis à écrire avec précaution, puis à relire avec des précautions redoublées ; et si tant de traductions sont si mauvaises, ce n’est pas seulement parce que leurs traducteurs n’ont pas compris le texte de départ, c’est surtout parce qu’ils n’ont pas lu leur texte d’arrivée ; s’ils l’avaient lu, ils auraient vu qu’ils n’avaient pas compris et seraient retournés à la source pour corriger leur erreur. Le mauvais traducteur, à mon sens, est en tout premier lieu un lecteur négligent et paresseux des textes qu’il traduit, un lecteur vaniteux de ceux qu’il écrit. J’ai été, je l’avoue, l’un et l’autre, à plusieurs reprises. Mais, le plus souvent, je m'efforçais de mériter l'argent qu'on me versait pour traduire et d'honorer le texte qu'on me confiait. 

Pour « vendre » son écriture – à une revue en quête de rédacteur, à un éditeur en quête de traducteur – il faut savoir montrer ce qu’on sait faire. Les textes sont comme les portfolios de l’artiste ou les démos du musicien. On ne les montre pas seulement aux employeurs ou aux producteurs potentiels. On s’en sert aussi pour se mettre en valeur aux yeux des autres – et d’abord, aux yeux de partenaires potentiel (le) s. Tout bien considéré, montrer ce qu’on a écrit, c’est comme se balader torse nu sur la plage. C’est fait pour attirer les regards, susciter l’intérêt, éveiller le désir.

La survie de nos gènes passe par leur transmission à la génération suivante et la plupart des humains obéissent à cette programmation naturelle. En se montrant, chaque individu affiche la qualité de son bagage génétique, et suscite l’intérêt des partenaires possibles. C’est ce que les psychologues évolutionnistes nomment du fitness display : la mise en avant par un individu d’aptitudes (physiques et mentales) indiquant la qualité de ses gènes. Si les paons mâles paradent en arborant des queues absurdement encombrantes c'est parce que ces ornements coûteux en énergie (et qui font de ces oiseaux des proies faciles) ont pour but de démontrer aux yeux des femelles qu'ils sont de bons partenaires potentiels : seul un individu solide et intelligent peut se balader avec ça et avoir échappé aux prédateurs. 

Le fitness display, c'est ce qui pousse beaucoup de garçons à exhiber leurs muscles sur la plage, à prendre des risques en faisant des acrobaties ou à faire la démonstration de leur habileté en planches à roulettes. C'est aussi ce qui pousse d'autres garçons à choisir les échecs, les jeux vidéo ou le théâtre. Même si on le pratique en toute ignorance – ou par un mélange d’inconscience, d’incrédulité et de déni, les effets sont là : on attire les regards. Et plus on attire les regards, plus les occasions de rencontre sont nombreuses, et plus on peut choisir quelles rencontres on fera. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner qu’une « vedette » — quelle que soit l’aptitude qui fait sa célébrité – attire par sa renommée et sa réputation un nombre croissant de partenaires potentiel (le) s, et que ces partenaires se la disputent en toute bonne logique biologique : ses gènes sont attirants. 

(NB : Ici, « biologique » ne signifie pas « bon », moralement acceptable ou tout à fait inéluctable, mais désigne un mécanisme courant, commun au plus grand nombre et qu’il faut admettre et connaître pour s’en affranchir en toute conscience.)

De tous les moteurs de l’écriture (et de n’importe quelle activité « spectaculaire »), c’est le plus embarrassant à reconnaître : il remet tout d’un coup en cause la « pureté » des motivations des écrivants les plus « engagés », les plus « altruistes », les plus « généreux ».

A la vérité, rien dans le comportement humain n’est « pur ». Nous sommes altruistes et intéressés, égoïstes et généreux, extravertis et introvertis, heureux et dépressifs, indépendants et attachés, courageux et lâches, engagés et évitants – tout cela en fonction des situations, de manière inégale et personnelle – parce que nous sommes tou(te) s différent(e) s et nous avons tous une vie qui n’est pas superposable à celle d’un(e) autre. Celles et ceux d’entre nous qui développent une aptitude désirable aux yeux des autres ne peuvent pas éviter de susciter le désir ; ils peuvent seulement décider d’en profiter ou non. Et même lorsqu’un(e) écrivant(e) ne multiplie pas les relations amoureuses et reste lié à la même personne pendant de nombreuses années, rien ne permet d’affirmer que cette relation est totalement étrangère à ses aptitudes. Nous sommes ce que nous sommes, et c’est pour cela que l’autre s’attache à nous – ou, un jour, se détache.

Aparté : la chance y est pour beaucoup

Beaucoup s’accordent à dire que les meilleurs disques du pianiste Bill Evans sont ceux qu’il a gravés en trio avec le contrebassiste Scott LaFaro entre 1959 et 1961. LaFaro aurait pu être l’un des musiciens les plus productifs de sa génération s’il n’était pas mort en 1961, à l’âge de vingt-cinq ans, dans un accident de voiture. George Gershwin a été terrassé en pleine gloire par une tumeur du cerveau avant d’avoir atteint la quarantaine. Quant à Albert Camus, il est mort lui aussi dans un accident de voiture, à l’âge de quarante-sept ans.

J’ai eu de la chance : j’ai déjà vécu un peu plus de soixante ans et, pour le moment, échappé aux tumeurs, aux accidents et à toutes les autres causes de mortalité. Cela m’a donné non seulement le temps d’apprendre à maîtriser mes instruments, mais aussi d’en vivre et de produire beaucoup de textes.

Écrire est une chose. Accumuler autant d’expériences en est une autre, et elle doit tout à la chance (à commencer par celle de rencontrer un éditeur hors du commun). J’ai bien conscience aussi que, tout bien considéré, l’écrivant dispose d’un atout certain : il n’a besoin de presque rien et surtout de personne pour s’exprimer. C’est encore plus vrai aujourd’hui : nul besoin d’éditeur pour tenir un blogue ou publier un livre électronique. Certes, l’internet permet à toutes celles et tous ceux qui s’expriment de montrer ce qu’ils savent faire. Les blogues de dessinateurs, de photographes, de peintres, de sculpteurs, de danseurs et de musiciens sont là pour le prouver. Facebook et YouTube sont les meilleurs amis du fitness display. Souvenez-vous en chaque fois que vous changez la photo de votre profil et que vos amis vous félicitent pour votre bonne mine, chaque fois que vous visonnez la vidéo d'un virtuose de quatorze ans jouant du piano au beau milieu d'une gare... ou que vous cliquez sur le lien du nouveau texte posté par l'un des écrivants que vous aimez suivre sur FB ou Twitter. 

Mais, contrairement à d'autres produits de l'expression humaine, un texte reste ce qu’il y a de plus facile, sinon à produire, du moins à diffuser : qu'on l’imprime sur du papier ou qu’on le poste sur une page web il ne perd rien. La consultation n’est pas compromise par la taille de l’écran (comme l’est un travail plastique qu’il faut pouvoir regarder de près), la résolution de l’image (comme le serait une photographie), ou les performances sonores (comme l’est un morceau de musique). Avec un texte, qui n’aura toujours que deux dimensions, What you see is all there is. 

J’ai de la chance : je n’ai pas besoin d’être accompagné pour chanter. Je n’ai pas besoin d’équipe pour éclairer ma scène ou fabriquer mes décors, je n’ai pas besoin de galerie pour m’exposer ou d’ingénieur du son pour me mixer. Je peux toujours écrire mon texte et le poster sur un blogue – comme je l’ai fait pour celui-ci.

5° J'écris parce que j'aime soigner 

Etant donné ce qui précède, je ne vais pas prétendre que le fait de tenir un site d'information gratuites sur la contraception est exclusivement altruiste. Mais dans la mesure où l'immense majorité des personnes qui le consultent me restent tout à fait étrangères, n'adhèrent pas à un club de fans ou à une secte centrée sur ma personne et n'achètent mes livres que si elles en ont envie (et non en échange des informations que je leur donne), on peut dire qu'en première approximation, c'est un site aussi altruiste que possible. 

Le fait est que, par ailleurs, j'aime soigner. Et que le premier soin, c'est l'explication qui rassure. J'ai passé la plus grande partie de ma carrière de praticien à rassurer, à répondre à des questions, à donner des explications, des repères, des trucs. Je n'ai pas pu rassurer tout le monde, mais j'ai presque toujours pu aider les gens qui étaient devant moi à relativiser. Je ne suis pas mécontent d'avoir vu des patients sortir de mon bureau en oubliant l'ordonnance dont ils n'avaient plus besoin. Je ne suis pas malheureux d'avoir passé parfois une heure ou deux à attendre qu'une femme asthmatique ou qu'un homme souffrant d'une douleur insoutenable soit soulagé par les médicaments que je leur avais administrés. Je peux même dire que c'était essentiellement pour ça que j'aimais la pratique médicale : pour le plaisir de voir les gens aller mieux - ou moins mal - en sortant qu'en entrant.

Il y a des gens pour qui faire du bien, ça fait du bien. Répondre à des questions envoyées par des milliers d'internautes, comme je l'ai fait depuis une douzaine d'années et comme je le fais encore un peu, ça m'a fait beaucoup de bien. Ce n'est pas complètement altruiste, mais je ne crois pas que ça ait volé ou lésé grand-monde d'avoir soigné (et écrit) pour ça. Sauf les inventeurs de maladies et autres terroristes de la santé. Mais ceux-là, qu'ils s'étouffent.


6° J’écris parce que ça me donne des occasions de parler

Je suis un bavard impénitent. C’est une aubaine pour les gens qui m’invitent à parler : il suffit qu’ils appuient sur le bouton pour me mettre en marche. J’aime parler autant que j’aime écrire. J’ai toujours des histoires à raconter. Et parler, c’est plus simple qu’écrire. Pour ce qui me concerne, du moins. Il y a une dizaine d’années, j'ai lu un entretien avec Camille Laurens (dans Libération, je crois) où celle-ci expliquait qu’elle écrivait en particulier parce que, chez elle, tout le monde se taisait. Ça m'a fait réfléchir : chez moi, tout le monde avait quelque chose à dire et parlait en même temps, de sorte que lorsque j’étais gamin, j’avais vraiment du mal à en placer une. Bon, j’aurais écrit de toute manière, mais l’une des gratifications indirectes que me procure l’écriture, c’est que ça me donne beaucoup d’occasions de parler – de mes livres, de relations de soin, de téléséries ou d’autres sujets qui me passionnent, toutes choses que je brûlais déjà de faire quand j'étais enfant.

J’aime bavarder et j’aime écouter. J’aime écouter les autres avancer leurs arguments, répondre par les miens, débattre. J’aime qu’on me raconte des histoires, et j’aime raconter des histoires. Rien ne me rend plus heureux que la perspective de donner une conférence. J’en ai donné beaucoup depuis 1998. Vraiment beaucoup. Au début, je les écrivais soigneusement et je les lisais. Il m’arrivait cependant souvent de m’éloigner du texte pour insérer des apartés, des anecdotes, des idées qui me venaient en lisant. Petit à petit, j’ai cessé de rédiger mes conférences. J’y pense longuement – le plus souvent dans les jours qui précèdent – je note sur un carnet le plan général, les exemples, anecdotes et articulations de la causerie, et quand j’arrive au micro, je me lance. Je ne m’assieds plus derrière une table, j’ai horreur de ça ; s’il y a un pupitre, c’est parfait ; s’il n’y en a pas, je m'assieds sur la table ou je reste debout et je marche de long en large.

J’aime parler des  livres que j’ai écrits, que je suis en train d’écrire, que je vais écrire un jour ou non ; des livres et des films que j’ai lus et qui m’ont appris quelque chose ; des personnes qui m’ont marqué et formé ; de soin et d’écriture.
J’aime donner des causeries comme j’aime en écouter. Rien ne me transporte plus qu’un bon conférencier, qu’il parle d’anthropologie, de psychologie, d’histoire ancienne ou de théorie des voyages dans le temps ; et c’est à ces conférenciers que je pense quand je parle à un public, petit ou grand. J’aime sentir les murmures et les remous, entendre les rires et les silences. J’aime avoir le sentiment que je raconte bien.

(Et là encore j'ai de la chance : écriture et parole ne dépendent pas des mêmes zones du cerveau. Si je perdais l'une, j'aurais de bonnes chances de pouvoir continuer à abuser de l'autre. Et de vous, par la même occasion.)

Et c’est ici – merci de m’avoir suivi tout au long de ce développement – que je voulais en arriver, et répondre à la question initiale en bouclant la boucle : j’écris et je parle parce que j’aime et je suis fait pour les histoires - les écouter, les imaginer et les raconter. L’écriture et la parole m’importent parce qu’elles sont des moyens : les vecteurs de récits. Je ne serai jamais un styliste de l'écriture parce que dans mon esprit, le mot compte moins que la phrase, la phrase moins que le paragraphe, le paragraphe moins que le chapitre, et chaque chapitre moins que l’ensemble. Tant pis si tout dans le livre n’est pas lisse partout ; l’essentiel, c’est que ça se lise au galop, et qu’on ne le lâche pas.

Quand on lit, bien sûr on se souvient de phrases et de formules. Je suis le premier à cultiver les aphorismes, les tirades et les phrases à l’emporte-pièce et rien ne me fait plus plaisir qu’un lecteur qui me tend un livre en souriant et dit « Euhlamondieu, ça me fait plaisir de vous rencontrer ! » Mais ce qui me rend le plus heureux, c’est de lire « J’ai plongé dans votre livre et je n’en suis sortie qu’au bout de deux jours » ou d’entendre « Tout ce que vous avez raconté ce soir est passionnant, j’aurais voulu que ça ne s’arrête pas. » Et nul ne me fait plus plaisir, lors d'une rencontre avec des lecteurs, que celui qui me dit : "J'adorais vos chroniques sur France Inter". Cette année de radio (2002-2003) a été l'une des plus belles expériences de ma vie : tous les matins, je m'adressais à des centaines de milliers de personnes comme si je parlais à l'oreille d'une seule, j'abordais ce que je voulais en toute liberté et les interactions avec les auditeurs étaient d'une extraordinaire richesse. France Inter a fait disparaître de son site internet toute trace de mon passage, mais je suis heureux qu'on puisse toujours et encore écouter les chroniques que j'ai faites sur Arteradio.com. Et je rêve d'animer, ne serait-ce qu'un été, une émission de radio hebdomadaire. On peut rêver et à bon entendeur, salut ! :-)

J’aime que des lecteurs ou des auditeurs inconnus me disent que, pour un temps, ils se sont sentis transportés ailleurs et qu’ils en ont été heureux. Je suis heureux quand ça vient de mes amis. C’est encore plus gratifiant si ça vient d’inconnu(e)s : nous ne nous devons rien, ils n’ont pas d’attente à mon endroit et je n’ai rien à leur prouver. Ils ne sont pas obligés de lire ou d'écouter. Et s'ils le font, et prennent la peine de me dire que ça leur a plu, c'est parce que je fais bien mon boulot de conteur.

J’imagine qu’il en va de même pour les acteurs, les chanteurs, les musiciens, les danseurs : ils aiment faire ce qu’ils font et emporter les autres par leur jeu. C’est du fitness display, certainement. Mais c’est aussi, tout simplement, du plaisir partagé. Éphémère, mais intense. Intangible et, pour cela, inestimable.

2 commentaires:

  1. " Quand j’écris, je me lis." Merci pour cette vérité simplement énoncée.
    Et j'ai lu ce texte... au galop!

    RépondreSupprimer
  2. Antoine de Froberville26 mai 2015 à 12:39

    Très intéressant, Marc ! Mais ton article soulève des questions que je me pose souvent. Si l'écrivain ne connaît pas la plupart de ses lecteurs, il est quand même lu par ses proches, sa famille, ses amis, ses collègues ou ses relations. Et dans le cas d'un écrivain médecin, il peut même être lu par ses patients.
    Même si le romancier a transposé, une connaissance, proche ou lointaine, peut se reconnaître dans une situation ou un personnage. Et écrire un récit autobiographique implique ceux qui y figureront. Dès lors, l'écrivain doit-il se sentir une responsabilité par rapport à eux ? Si une expérience, une anecdote vécue ou un souvenir inspirent et excitent un écrivain mais lui font courir le risque de heurter, froisser un tiers, ou de trahir un secret, que choisir : l'histoire ou la personne ? D'abord, ne pas nuire, selon le serment d'Hippocrate. Mais peut-on écrire au risque de blesser quelqu'un ? Comment parler de ceux qu'on connaît sachant qu'eux aussi seront lecteurs ?

    RépondreSupprimer