1.
l’arrivée
Tu
es à l’heure.
À
vrai dire, tu n’as pas grand mérite, car cela ne dépend pas de toi :
il faut remercier la SNCF - non seulement pour la ponctualité de la plupart de
ses trains mais pour le savant maillage du territoire français qui lui permit
de transporter jadis les ouvriers vers leurs premières plages, les déportés
vers leur dernier camp et toi-même, chaque année, vers des destinations naguère
encore situées à un nombre rédhibitoire d’heures de voyage. Toute
controverse sur la responsabilité de la société nationale dans la Shoah mise à
part, tu préfères le train. Car la seule idée de parcourir en voiture les
quelques dizaines de kilomètres qui séparent (mettons) Le Mans de Laval – et d’avoir
à surveiller la route, les autres véhicules, le compteur de vitesse et la jauge
à essence en luttant pour ne pas sombrer dans la torpeur de l’autoroute -te
fait l’effet d’unvoyage au bout de l’enfer. Tandis que la perspective de t’asseoir
dans un compartiment en direction de (mettons) Épinal via Nancy, d’ouvrir ton
sac, de sortir ton ordinateur portable, de l’installer sur l’étroite étagère,
de fourrer les écouteurs dans tes oreilles et, bercé par le juke-box (Stacey
Kent The Boy Next Door Tom Lehrer The Vatican Rag Blossom Dearie Some
Other Time Jacques Higelin Un grain de poussière Bill Evans
& Tony Bennett My Foolish Heart Alicia Keys If I Ain’t Got
You Babe)e t de somnoler en lisant ou - c’est plus rare mais ça arrive,
tout de même ! - en écrivant t’apparaît toujours comme une récréation, une
pause, un moment de détente dans ton emploi du temps par ailleurs chargé.
Quand tu te mets à travailler dans un
train, ce n’est pas, le plus souvent,
pour compléter le texte de l’exposé/la causerie/la conférence que tu es invité
à donner à (mettons) Valence ou à Tours le soir même ou le lendemain. Ce
texte-là, tu l’improviseras à partir de notes jetées sur les pages lignées d’un
de tes petits carnets noirs ou, recto-verso, sur une simple feuille de papier
format A4 que tu poseras devant toi sur le pupitre, sous le micro et que tu ne
regarderas pratiquement pas en t’adressant à l’audience. Tu te penches plutôt sur
l’article que tu aurais dû envoyer la veille (à une revue,
le plus souvent) et que tu as prévu d’envoyer depuis ta chambre
d’hôtel tard dans la nuit ou très tôt le lendemain matin. Ou tu
travailleras au corps le roman ou le « livre engagé » du moment. À
défaut de roman ou de pamphlet en cours , tu « bricoleras »,
comme tu aimes à le dire, le foutu bouquin que tu annonces à
Paul et à Jean-Paul depuis plusieurs mois sans arriver à avancer .
Tu leur as dit que ça viendra, t u sais que ça viendra, et ça
finira par venir même si, pour le moment , ça ne vient pas. Du
tout.
Mais pour
écrire dans un train il te faut être particulièrement en forme, ou particulièrement
en colère, ou particulièrement amoureux d’une des femmes imaginaires dont
tu racontes l’histoire, amoureux au point de ne pas la lâcher, de ne pas
vouloir cesser de poser tes doigts sur son corps enclavé au clavier .
Alors, quand ce n’est pas le cas, tu te laisse s aller à la
paresse et à regarder un épisode de House ou Brothers
& Sisters ou Grey’s Anatomy ou (soupir...) Rome en
oubliant les cahots duTGV/Corail/Téoz/TER/Express/Train Rapide qui rend
tous ces voyages possibles sans que tu risques de t’endormir au
volant , de jeter sur un platane et, par la même, dans
l’affliction ton véhicule ta veuve, t es enfants et l es amie(e)s
plus ou moins chèr(e)s que tu aurais préféré transporter par tes fictions.
*
Mis à part les grèves surprises , les
trains annulés, les voies bloquées par une manifestation et les motrices en
panne au bout du quai en raison d’un incident indépendant s de
notre volonté, , le plus souvent, tu es à l’heure.
Ou alors, c’est que tu as raté le TGV
; mais à cinq minutes de la gare en scooter, ça n’arrive pratiquement jamais
même si, tout à l’heure, tu t’es exclamé Putain
de bordel de merde je vais pas l’avoir ! au moment où l’horloge (en
bas et à droite sur l’écran de ton ordinateur de bureau) t’a suggéré qu’il
fallait plier le texte/l’article/le courrier ( eh, non , pas
encore le livre en travail que tu racontes par petits bouts à Paul et
à Jean-Paul...) sur lequel tu étais penché, sans oublier de le sauvegarder sur
la magnifique clé USB deux gigas achetées hier par MPJ de manière à ne pas
avoir à tout réécrire dans le train. Tu as ensuite bond i hors
du fauteuil, enfil é la chemise pendue sur un cintre, retiré le
falzar d’intérieur que tu gardes toute la journée quand tu n’as pas envie de
sortir et, les fesses à l’air , après avoir saisi un caleçon dans le
placard, boutonné l’une d’une main, enfilé l’autre des deux
jambes et cherché ton pantalon des yeux avant de te souvenir qu’il
était resté en bas sur le dossier de la chaise dans le petit salon - c’est
là que tu le poses chaque soir avant de passer sous la douche.
Repoussant
le moment d’enfiler le pantalon encore inaccessible, tu as débranché et refermé
l’ordinateur portable ouvert sur le bureau avant de le glisser dans ton sac, en
prenant soin d’y fourrer aussi le chargeur afin de ne pas te retrouver en panne
à la fin de la journée.
Longtemps, les batteries de tes
ordinateurs portables se sont déchargées avec une rapidité effrayante. Celle
du dernier en date, merveille de la technique, affiche avec constance
t rois heures et demie d’autonomie. Avec la lecture d’une ou deux revues
de cinéma ou d’informatique, cela suffit en général largement à t ’occuper
pendant tout le trajet. Mais arriver le soir dans une chambre en
découvrant que tu ne peux pas recharger est à tes yeux l a pire catastrophe qui
puisse arriver à un écrivain en goguette. Parce que, bon, même si tu n’écris
pas souvent la nuit dans les chambres d’hôtel comme on te soupçonne de
le faire ( Mais quand est-ce que vous dormez ?), tu aimes
que ce soit possible.
Et tu veux , sinon profiter d’un
accès I nternet par câble ou par wifi (faut pas r êver...),
du moins pouvoir branche r l ’ordinateur sur la ligne de
téléphone ( à condition que la pris e soit accessible et
amovible ; lorsqu’ elle ne l’est pas parce que
(mettons) on l’a cachée derrière un bois de lit cloué à la cloison, c’est la 2e
pire catastrophe qui puisse t’arriver ) , composer le numéro
local de ton fournisseur d’accès , écouter le chant de baleine du
modem hélant le réseau, ouvrir ton navigateur et lire les
(répondre aux) innombrables courriers électroniques arrivés depuis
le début de l’après midi , voire bavarder en ligne avec un (e) correspondant (e) lointain (e)
avant de t’allonger, à bout de forces , et t’endormir devant
l’épisode de (mettons) House, M.D. que tu a vai s
commencé à r egarder dans le train . Oublier le chargeur de batterie,
c’est te condamner à zapper, depuis les draps humides de ta chambre d’hôtel,
entre les émission chasse et pêche de la première chaîne, les clips vidéos de
la sixième et les corps nus cryptés zézayants de la
quatrième.
Comme ta petite valise était déjà prête -- (à
moins que tu n’aies, cette fois-ci, glissé un polo et des sous-vêtements de
rechange dans le petit sac à dos gris entre le portable, sa souris, le chargeur
et le petit carnet noir, et, après avoir tenté en vain de fourrer en plus un ou
deux bouquins - tu veux pouvoir choisir ce que tu vas lire au moment où tu te
décides à lire) --
tu n’as eu qu’à la prendre d’une main, le sac à dos gris de l’autre, et tu
as descend u l’escalier en chemise et caleçon et chaussettes. Tu
es entré dans le petit salon, tu as enfilé ton pantalon puis un pull
ou un gilet, tu es sorti dans le couloir, tu as ouvert la penderie,
chauss é les pompes (Géniales ! Sans lacet ! Divinement
confortables !) achetées à l’été 2005 pendant
l’odyssée familiale à Montréal, tu as dépend u t a veste, tu
as gliss é le plus gros des deux livres dans l’une des poches
(Oui, toutes tes poches de veste ont la taille d’un livre...) et tu
as dit tout haut –
-
Quelqu’un a vu mes clés ?
Tandis que des voix éparses répondaient Mmmhhh ?
Non ! ! ! ou (plus irritant) Quelles clés ? tes
doigts baladeurs les ont retrouvées au passant de ceinture de
pantalon auquel tu les avais suspendues la veille . Tu as lancé : Rien,
rien, je les ai !, puis en te demandant si tu n’oubliais pas
quelque chose (tapotis sur la poche de poitrine de ta chemise - oui,
tu as bien ramassé au passage le téléphone portable posé sur le bureau), tu es
entré dans la salle à manger par une porte pour distribuer baisers et
embrassades –
-
Au revoir, Vous. Au revoir les petits loups...
-
Où tu vas, papa ?
-
À (mettons) La Rochelle, je reviens samedi matin...
-
On pourra aller au bowling/au cinéma/à Ecommoy-les-bains dimanche ?
- Oui, bien sûr...
-
avant de ressortir par l’autr e porte
et de passer dans le garage .
Là, tu as actionné la commande
de la porte électrique, ouvert le top-case de ton scooter, fourré dedans ton
sac à dos gris (et parfois la toute petite valise), mis le casque et, après un
dernier au revoir, un dernier baiser, enfourché le preux destrier, mis le
contact, démarré, roulé précautionneusement vers la chaussée comme un bon
- Père ! Gardez-vous à droite (les
voitures empruntent la rue en sens unique comme si c’était un circuit de
vitesse), -
Père ! Gardez-vous à gauche (tandis que les cyclistes la
remontent en sens interdit comme si c’était une rue piétonne)
avant de t’élancer à plein gaz dans la
rue. Comme d’habitude, tu t’es arrêté pile au bout de trente mètres,
à la pensée que des enfants à roulettes étaient peut-être en train de traverser
sans regarder le passage piétons du coin de la rue. Toi qui as si souvent envie
d’étrangler tes gosses, manquerait plus que tu escagasses ceux des autres.
La voie était libre, alors tu as roulé à
fond de train (c’était de circonstance) jusqu’à la gare pour constater, à ton
entrée dans le hall, que ta montre (et celle de l’ordinateur de bureau)
avançait un peu et que, finalement, tu n’avais pas vraiment besoin de te
dépêcher. Enfin, pas tant. Le tableau affichait (c’est de plus en plus
fréquent, ces derniers mois) RETARD 20 MIN sur les TGV en provenance de l’Ouest
mais le tien, qui allait dans l’autre direction, était à l’heure. Et toi,
légèrement en avance. Détendu,
tu as pris le temps d’aller retirer tes billets au distributeur, de jeter un
coup d’œil au kiosque à journaux pour y prendre Le Canard Enchaîné (« Villepin
déjà au Palais de l’Enlisé ») ou PC Hebdo (« Comment archiver
vos fichiers ») et de descendre tranquillement les marches bien avant que
la voix d’aéroport n’annonce (mettons) le TGV 5227 à destination de Nantes,
départ 15 h 16, entrera en gare voie 3.
Un peu essoufflé tout de même (comme l’est
d’ailleurs, peut-être, par toute cette galopade, le valeureux lecteur/la
valeureuse lectrice de ces premières pages) tu t’es installé dans le
compartiment 18 - pas à la place indiquée sur ton billet (face à un appelé
avachi qui ne t’aurait pas laissé allonger tes jambes et à côté d’une dame d’un
certain âge qui aurait certainement été choquée d’apercevoir sur l’écran de ton
ordinateur Gil Grissom et son légiste deviser au-dessus d’un thorax découpé au
sécateur) mais (Il n’y a personne ici ?) à l’autre extrêmité du
compartiment.
Tu as oté ton manteau et ton pull ou ton
gilet et, une fois assis, tu as attendu le départ sagement, sans bouger, en
espérant, les doigts croisés que personne ne viendrait revendiquer cette place
usurpée. Quelques minutes après que le train se fût mis en branle, tu t’es
décidé à sortir ton ordinateur du sac à dos gris, tu l’as posé sur la tablette
étroite, tu as branché la souris, les écouteurs et la magnifique clé USB deux
gigas et, tandis que le bureau s’affichait, tu as fait voleter le petit oiseau
pointeur jusqu’au fichier choisi. Tu
as hésité entre le texte sur lequel tu travaillais avant de partir et le tout
dernier épisode en date de House, M.D.
Finalement, tu as choisi de garder House
pour... plus tard, et le pointeur s’est posé sur le fichier de Comment
survivre..., le foutu bouquin avec lequel tu maintiens Paul et Jean-Paul en
haleine depuis plusieurs mois. Le texte en travail a empli l’écran et,
après avoir hésité quelque peu sur le passage que tu voulais reprendre, tu t’es
mis à écrire avec une application qui s’est muée en acharnement... jusqu’au
moment où le haut-parleur a annoncé (mettons) La Rochelle, quatre minutes
d’arrêt. Tu
as regardé ta montre et, pendant que le train décélérait, tu as replié et rangé
l’ordinateur et tous ses fils dans le sac à dos gris, renfilé ton pull ou ton
gilet, descendu ta veste du porte-bagages et marché jusqu’au bout de la rame.
La porte s’est ouverte avec un sifflement, tu as laissé descendre un aveugle,
un jeune homme chargé d’un sac aussi énorme qu’informe et une dame portant un
chat dans une boîte en plastique, tu as mis le pied sur le quai et marché
tranquillement vers la sortie en cherchant à reconnaître le visage de l’hôte ou
de l’hôtesse qui, il y a quelques semaines ou déjà plusieurs mois, t’a invité
via courriel puis conversation téléphonique et a promis de venir t’attendre à
ton arrivée.
Tri jouli, fils, viv'mon le suite !
RépondreSupprimerC'est la notoriété qui fait que tu n'es pas contrôlé dans le train ?
YES ! quelle merveilleuse idee de nous offrir un feuilleton d'ete ! Ca me fait le meme effet qu'un episode de serie mais il faut pas nous planter au milieu parce que vous n'aurez pas l'excuse du superball pour decaler la diffusion du prochain episode :). Vous l'avez dit vous meme, il vous suffit d'une prise telephonique.
RépondreSupprimerJ'adore cette idee que le train file dans des paysages qu on ne reverra certainement jamais et qu'un peu comme dans un avion, le temps qui s'y ecoule est a part.
NB : le train, c'est un leit motiv chez vous, ca me fait tout a fait penser a La Vacation (dedicacee) que je viens de terminer et qui m'a beaucoup chamboulee.
Bon, ben y a plus qu a attendre le prochain episode. D'ici la, ecrivez bien !
Ah oui, la lectrice est essoufflée, mais ça fait du bien.
RépondreSupprimerHistoire de l'écrivain qui prend le train et va à la rencontre. Quelle vie! Jamais lu ça ailleurs.
Décrire aussi bien ce qui se passe dans la tête du "personnage" (Marc Zaffran ou Martin Winckler? Ah ah...cf le texte dans "Les ateliers de l'éthique, "Le médecin-écrivain, l'éthique et l'imaginaire"), mazette!
Quelle description clinique!
On se laisse volontiers embarquer dans ce périple.
RépondreSupprimerA quand la suite?
Le train comme leitmotiv, oui... Depuis "La Vacation", je n'en ai pas mis beaucoup dans mes livres, mais ça faisait un moment que je m'amusais avec ça en tête. Ceci est le début d'un texte encore inachevé, peut être à reconstruire, peut être à terminer sur le même mode, je ne sais pas encore. Je vais publier ce que j'ai pendant tout l'été. Il y aura de quoi lire. On reprendra les exercices à la rentrée.
RépondreSupprimerExact Tutim, l'écriture me fait penser aussi à "La Vacation". Mon livre fétiche dédicacé en ...je sais plus, 2001 ou 2002.
RépondreSupprimer:)
RépondreSupprimermerci, et vivement la suite...
Ca me rappelle beaucoup le début de "La modification" de Michel Butor. J'ai adoré ce livre, j'adore tous vos livres, donc ce début de feuilleton me ravit!
RépondreSupprimerMerci
Merci !
RépondreSupprimerC'est toujours un plaisir de vous lire à nouveau ....
Effectivement, c'était un bug, le voilà réparé, je pense.
RépondreSupprimerMerci de me l'avoir signalé, Christina.