dimanche 24 juin 2012

Les histoires (3)

Un jour, je me suis assis à la table familiale.
J’étais assez grand pour le faire, mais je n’étais pas encore adulte.
Je dînais avec mes parents les soirs où mon père ne travaillait pas, ou les dimanches midi que nous passions à la maison.
Les fêtes étaient moins nombreuses.
Un jour, je suis parti passer un an en Amérique.
Il y a sans doute eu des fêtes pendant cette année-là.


Quand je suis rentré, je suis parti faire mes études. Et je ne suis pas revenu à Pithiviers toutes les fins de semaine.
Quand je revenais, je ramenais des copains puis, un jour, une amie. Mes parents étaient heureux de rencontrer mes copains. Ils l’étaient moins de découvrir que j’avais une jeune femme dans ma vie.
Je ne comprenais pas pourquoi il étaient accueillants avec Jean-Louis, Anne, Francis ou Jean-Pierre et méfiants quand j’accueillais Catherine. Ils avaient peur d’elle, et je ne comprenais pas pourquoi. Je ne comprenais pas pourquoi ils se sentaient menacés.
Je ne savais pas alors que la vie passée filtre impitoyablement les événements du présent ; que nous redoutons, dans les expériences heureuses de ceux qui nous sont chers, les expériences douloureuses vécues autrefois ; que les adultes ont peur du jugement des enfants. Même quand ces enfants ne sont pas les leurs.
Il était difficile de parler, alors. J’aurais voulu qu’ils me parlent. Je ne me rendais pas compte que j’étais hors d’atteinte. Que je ne pouvais pas les entendre. Il aurait fallu être seul avec eux, et j’étais toujours accompagné. Car, lorsque je ne l’étais pas, je m’ennuyais.
Déjà, les repas de famille étaient plus rares, et lorsqu’ils avaient lieu, je n’étais pas là. J’étais attablé ou couché ailleurs.
J’étais un jeune homme, je voulais vivre ma vie, les histoires des parents me semblaient complaisantes, ressassées, vieillottes, dépassées.
Je ne comprenais pas que les histoires contiennent bien autre chose que des anecdotes ou la nostalgie de temps anciens ou des mythologies juste bonnes pour les enfants. Après avoir longtemps attendu de me retrouver au premier rang, j’étais bien trop occupé de moi. Je ne comprenais rien car je n’écoutais pas. Et je ne savais pas leur parler.
Déjà, mon père était plus sombre. Et, comme un imbécile, je pensais que s’il ne disait rien, c’est parce qu’il n’avait plus rien à raconter. Que ses histoires, je les avais déjà toutes entendues.
Un jour, par défi ou par faiblesse, et peut-être les deux, je me suis marié. J’ai ramené chez moi une épouse et sa famille, qui vivait non loin de là. Et puis, mon premier enfant est né. J’ai eu, à mon tour, des histoires à raconter : tel mot d’enfant, telle expérience toute récente. Et pourtant, rien n’était comme avant. Le temps avait passé. Les tables s’étaient vidées des anciens convives. Les oncles, les tantes avaient vieilli. Ils ne se déplaçaient plus aussi facilement. Ils avaient eux aussi des enfants mariés, des petits-enfants. De temps à autre, pour un anniversaire, ou juste parce que c’était l’été, il y avait du monde à Pithiviers. La maison revivait. Mais les repas de famille étaient devenus… autre chose que ce que j’avais connu.
Et puis, mon père est tombé malade.
Il a été malade lentement, longtemps. Il ne parlait plus : c’est à cela qu’on savait qu’il n’allait pas bien. Il était absent, distrait, perdu. Il était triste.
Un jour, il m’a été pénible de m’asseoir à la table ; il m’a été pénible d’aller à Pithiviers. J’avais du mal à regarder la vie de mon père s’enfuir lentement.
Longtemps, je n’ai pas voulu croire ma mère, je pensais simplement « mon père vieillit ». Mais ça n’était pas la vieillesse. Il n’était pas si vieux. Il avait soixante-six, soixante-sept ans. Dix ans de plus que moi aujourd’hui. Il n’aurait pas dû aller mal.
Lorsque, insensiblement, j’ai pris conscience que le temps lui était compté, j’ai pris mon courage à deux mains et je l’ai invité à s’asseoir à la table, ou à son bureau, j’ai posé devant lui un magnétophone à cassettes, et je l’ai fait parler. Je l’ai fait raconter ses histoires. Et, alors que je craignais qu’il n’ait rien à me dire, ou rien envie de dire, je l’ai vu s’animer, raconter son enfance, sa mère, ses rêves de son père mort dans une tranchée, ses années d’études, sa propre expérience de la guerre, son départ d’Algérie sous des menaces de mort. Je l’ai entendu évoquer des amis, des événements, des livres.
Je l’ai fait parler plusieurs fois.
Et chaque fois, j’étais émerveillé de la manière dont je le faisais sortir de son marasme, de sa tristesse, de son abattement, en lui faisant raconter ses histoires.
Chaque fois, je l’ai écouté attentivement, absorbant chacune de ses paroles plutôt deux fois qu’une : dans ma mémoire et sur la bande magnétique.
Mais il est mort quand même.

(A suivre…)

2 commentaires:

  1. c'est ce que j'aurais dû faire avec mon grand-père mais je n'avais que mes oreilles (et mon oublieuse mémoire), pas de magnétophone...
    ce que vous écrivez est très juste, pour mon père aussi j'ai attendu sa maladie, sa fin de vie, j'ai toujours cru que c'était par une sorte de pudeur envers le père...
    merci pour ces témoignages

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  2. oui c'est un tres beau recit.
    c'est sur on n'a pas tres envie de noter les histoires parce qu'a partir du moment ou on commence a les noter ca veut dire qu'on a un peu peur de ne jamais les reetendre.
    attendons la suite...

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