Prendre le temps. C’est ce qu’elle s’était juré de faire,
pour elle, dans l’avion qui l’avait emmenée à New York trois semaines
auparavant. Elle avait prévu de rentrer au bout de dix jours, mais au dernier
moment elle avait changé son billet. On ne prend pas le temps comme on prend un
avion. Alors ce temps dont elle avait besoin, elle avait décidé de se le
donner, pour de bon. Trois semaines face à elle-même, pour décider. Revenir ou
pas ?
En marchant dans les rues, sans savoir vraiment où la
menaient ses pas, elle énumérait mentalement ce qui l’avait poussée à
s’envoler.
Sa mère trop présente. Sans doute. Mais depuis quelques
temps déjà elle savait s’en éloigner avant de lui laisser une chance de la ressaisir
de son cordon nécrosé de solitude.
Son père. L’absent de toujours. Elle ne savait pas parler
lorsqu’on lui a dit qu’il était parti. Le tabou autour de son nom, les photos
cachées par ses ainés dans les agendas, le silence de plomb, comme toujours
pour « ce qui risquerait de faire de la peine ». Elle ne saurait même
pas dans quelle allée chercher.
Ses frères, si proches, si lointains, trop occupés par leur
nombril d’ados quand elle aurait eu besoin d’une image masculine forte,
enveloppante, de quelqu’un pour la soulager du poids de l’angoisse de cette
mère abandonnée.
Cette sœur, inconnue, et qui le restera cas il ne peut en
être autrement.
C’est comme ça. On n’y peut rien. Il ne faut pas remuer le
passer. Ces petites phrases aussi, surtout, elle les a fuies. Trop occupés à
occulter ce passé si effrayant pour eux, et pourtant si riche, ils en avaient
tous oubliés le présent. Et ça c’était devenu insupportable.
Un avion au dessus d’elle la sort de sa méditation
ambulante. Elle sent la crispation autour d’elle dans la rue. Elle n’était pas
née à l’époque, mais elle sent bien que chez les anciens la mémoire est
vivante. C’est ça qu’elle est partie chercher, à de milliers de kilomètres de
chez elle. La mémoire de son histoire. Et pour la retrouver, il fallait
s’éloigner de la toile familiale.
Lucie. La lumière. Elle ne pouvait pas continuer à vivre
dans l’ombre. Elle a pris son temps et sa décision, la décision de s’offrir le
plus beau cadeau. Aujourd’hui, c’est sa vie à elle qu’elle a choisi de
recevoir.
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