dimanche 8 novembre 2009

Je me souviens (16) - par Perrine

Je me souviens de Mme A. dans la salle d’attente ; elle avait la voix cassée, perpétuellement en train de crier derrière sa marmaille afin de la faire tenir tranquille… S. avait à l’époque cinq ans et E. en avait deux

Je me souviens qu’un jour le Dr F. m’a appelée pour me dire que, ma collègue qui suivait S. en rééducation orthophonique étant en congé maladie, il faudrait que je prenne moi-même cette enfant en rééducation parce qu’elle en avait vraiment besoin. Et pour une fois, un docteur semblait savoir de quoi il parlait et en quoi consistait mon boulot !

Je me souviens de la rééducation de cette enfant, pour laquelle je trouvais sa mère assez désinvestie.

Je me souviens que je voyais la mère comme une sorte d’incapable : incapable d’aider son enfant, incapable de s’occuper du petit dernier dans la salle d’attente, incapable d’être calme…

Je me souviens que la secrétaire du cabinet médical disait de cette mère qu’elle était un courant d’air ; après son passage, la salle d’attente était dans tous les sens

Je me souviens que la maîtresse de S. était assez investie pour cette enfant, mais assez sévère aussi

Je me souviens que S. avait une pathologie lourde mais je ne sais plus vraiment laquelle ; je me souviens juste de ce que nous travaillions en rééducation

Je me souviens que, l’an dernier, lorsqu’elle a été enceinte pour un troisième enfant, je me suis dit qu’elle n’aurait plus du tout de voix lorsqu’il naîtrait

Je me souviens que je me suis dit qu’il y a des gens qui cumulent les difficultés, et que déjà qu’elle gueulait tout le temps sur ses mômes, en plus elle en faisait un troisième

Je me souviens que j’ai levé les yeux au ciel il y a deux semaines lorsque Mme A. m’a appelée – pourvu que S. n’ait pas besoin de reprendre des séances !– pour prendre rendez-vous pour un bilan pour E.

Je me souviens que je me suis dit « et de deux ! »

Aujourd’hui Mme A. est venue avec E.

Elle m’a raconté qu’il était né prématurément, avait failli mourir trois fois : à la naissance, d’une occlusion intestinale dès son retour des couveuses, d’une bronchiolite après sa deuxième hospitalisation

Elle m’a raconté qu’il passait son temps à rêver et à jouer et que la maîtresse de CP, la même que S. avait eue, lui collait des punitions à tout bout de champ

Elle m’a raconté qu’elle avait suffisamment stressé à propos de S., à s’en rendre malade, et que pour E., c’était la maîtresse qui stressait

Je me souviens qu’avant je la regardais un peu de haut

Je me souviens que je me suis dit, en l’écoutant parler d’E., qu’elle avait pris de la bouteille

Je me souviens que, la voyant avec E. et son petit dernier, je me suis dit que ce troisième lui avait fait prendre de la distance

Je me souviens que, quand elle est partie, je me suis dit que c’était bon de voir évoluer ses patients

Je me dis maintenant qu’il faudra que je me souvienne, pour que moi aussi j’évolue.

2 commentaires:

  1. à propos du dernier paragraphe:écrire ce texte, c'est déjà un grand pas, non?

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  2. Oui, vous avez raison... Mais ce n'est pas un vrai grand pas ! C'est quelque chose que j'ai beau travailler depuis des lustres -allez, va, cinq ans!!!- dans la relation de soin, ça reste très difficile... Pour la simple raison qu'empêcher le jugement est impossible, que cela demande beaucoup d'efforts, et de nombreuses piqûres de rappel ! Je relis la Maladie de Sachs très fréquemment à cet effet...

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