Avant-hier soir, tandis que j'arpentais le quai de la station Université de Montréal (je change à Jean Talon, et là-bas, l'escalator de correspondance est au bout du quai), j'entends une voix m'appeler :"Tiens, c'est le docteur". Je me retourne et je vois François Bon, qui s'avance et qui, tout heureux de me découvrir là, m'embrasse.
(Au même moment, une étudiante rencontrée il y a quelques semaines, avant l'été, au cours d'un atelier d'écriture improvisé au département d'histoire, sur la suggestion de Claire Garnier et Dominique Deslandres, me fait signe et se rappelle à mon souvenir depuis le banc sur lequel elle est assise, sur le même quai. Deux personnes qui vous hèlent en même temps, c'est beaucoup pour le même homme, surtout s'il est fatigué et cafardeux comme je l'étais ce soir-là. Je me suis laissé embringuer par l'enthousiasme de François et n'ai pu adresser la parole à la jeune femme que quelques minutes plus tard, au moment où elle s'est assise, un peu plus loin, dans la rame du métro, pour lui dire que j'avais bien l'intention de recommencer un atelier et que je lui ferais signe, bien entendu. )
François Bon (si vous ne le connaissez pas, je vous recommande son site, le tiers livre, et ses bouquins, bien entendu) est un homme aussi bon que son nom l'indique et aussi lettré que son prénom le suggère. C'est à lui (que j'admirais, en tant que lecteur, depuis ses premiers livres parus au début des années 80) que je dois une des plus belles surprises de ma vie, dans unecirconstance d'inversion assez bizarre : il était invité aux "24 heures du livre" (la fête du livre du Mans), en 1989, et j'étais allé lui faire signer son dernier bouquin en date. Au moment où il me demande mon nom, j'hésite et je me dis "lequel est-ce que je lui donne ?". J'en avais deux, désormais : La Vacation avait été publié quelques mois auparavant. Finalement, je lui dis "Martin Winckler" et je vois ses yeux s'ouvrir. "La Vacation, c'est toi ?" (François tutoie tout le monde, comme le font les Québecois.) Et moi, héberlué "Euh... Vous avez lu La Vacation, M'sieur ?" (ou quelque chose d'aussi stupide...)
Plus tard, après La Maladie de Sachs, il m'a donné bien d'autres bonheurs (je veux dire en plus de ses livres : je ne me suis toujours pas remis de son bouquin sur les Stones et de son Dylan) en particulier une soirée magique de lecture en public à Nancy dont je rêve encore, tant je me sentais entouré par les spectateurs/auditeurs (c'est fou ce que j'aime lire en public, des lectures publiques, j'en ferais tous les soirs, et j'ai bien l'intention d'en organiser à Montréal).
Et le voilà sur le quai du métro, je savais qu'il venait passer l'année au Québec, à Québec-Ville (Quebec City, comme disent les Ricains), et donner un cours ou un séminaire le mercredi, et oui, on était mercredi, il sortait de ses trois heures de cours et me voilà pile au moment où il attend la rame.
Ca me fait évidemment très plaisir de le voir, et de l'inviter à dîner mais il a une journée chargée le lendemain et il va revenir, chaque semaine, à Montréal, alors on aura d'autres occasions.
Le monde est petit.
Les quais de métro sont grands et il s'y passe des choses étranges.
Au printemps dernier, sur le quai du même métro (mais une station plus à l'Ouest, à Côte-des-Neiges) j'étais debout en train de lire un livre de Bill Bryson, The Mother Tongue en attendant de me rendre à l'université quand une silhouette est passée devant moi et s'est dirigée vers le bord du quai. C'était un homme plus petit que moi, peut être un peu plus âgé, portant des vêtements fatigués mais propres. Il s'est approché du quai tranquillement, mais son pas m'a donné tout de suite le sentiment qu'il n'allait pas s'arrêter au bord. Il s'est arrêté, pourtant, une fraction de seconde, et puis il a levé les yeux vers le bout du quai, le tunnel d'où une rame jaillissait, et je l'ai distinctement vu faire un pas en avant.
J'avais dû m'avancer, moi aussi, en le voyant se diriger vers les voies, avec ce réflexe de père de famille qui ne lâche pas ses enfants des yeux et reste toujours en éveil pour pouvoir les retenir s'il leure venait l'idée de se précipiter dans la rue en courant.
Mon bras est parti, a saisi le sien et je l'ai tiré vers moi en disant/criant : "Qu'est-ce que vous faites ?"
Il m'a répondu avec des phrases incohérentes dans lesquelles j'ai cru comprendre "Oui, je sais, faut pas, faut pas, je vais pas le faire". La rame est arrivée. Je ne savais pas quoi dire. Il a dégagé son bras, il est entré, s'est assis contre la cloison, à l'abri d'un autre voyageur, pendant que je restais debout, comme un imbécile, au milieu de la rame. Je n'avais qu'une station pour prendre une décision. Qu'est-ce que je faisais ? Qu'est-ce que j'avais le droit de faire ? Qu'est-ce qu'il était possible de faire ? S'il avait essayé de se jeter sous le train, il allait le faire de nouveau. Fallait-il que je parle avec lui, que j'essaie de savoir qui il était, pourquoi il avait voulu faire ça ?Il ne se passe qu'une minute, peut-être quatre-vingt-dix secondes, entre les deux stations, mais j'ai pu constater une fois combien les pensées vont vite... et combien il est difficile de se décider quand elles sont si nombreuses.
Il scrutait la vitre mais tournait la tête vers moi de temps à autre, les épaules basses, comme s'il avait eu peur que je le frappe ou que je l'engueule. Il semblait (mais je ne sais pas si, comme le reste, il ne s'agit pas d'une pure interprétation de ma part) avoir envie que je l'oublie, que je le laisse là, que je ne m'occupe plus de lui. Il avait l'air mortifié. Mortifié de n'avoir pas réussi son coup et de ne pas être mort, à l'abri peut-être de la tristesse qui l'avait conduit au bord du quai, et à l'abri de la honte de s'être raté sous mes yeux, par ma faute.
Je voulais faire quelque chose, et il restait hors d'atteinte. C'était clair, il ne voulait plus avoir affaire à moi, mais il n'allait pas me le dire de manière violente ou agressive, il était déjà très confus dans son élocution - il avait peutêtre bu, il prenait peut-être des médicaments - il n'allait pas pouvoir me faire un discours sur sa liberté à mourir.
Je voulais dire quelque chose, mais je n'avais pas le temps, et je voulais le faire avant que nos chemins se séparent, parce que je ne voulais pas m'incruster là, dans la rame, à coller au train de quelqu'un qui n'avait peutêtre qu'une envie : me voir disparaître moi, la cause et le témoin de son geste inachevé, et avec moi le souvenir cuisant de son échec.
La rame ralentissait. Je ne savais pas quoi faire. Je ne savais pas quoi dire. Je ne pouvais pas rester. Je ne voulais pas descendre en lui tournant le dos.
Alors j'ai fait deux pas et je lui ai tendu la main. Il l'a regardée avec surprise, l'a serrée rapidement, comme soulagé de pouvoir en finir et de me congédier et puis s'est de nouveau tourné vers la fenêtre en grommellant quelque chose que je n'ai pas compris.
Sur le Quai : Si on était sur Facebook, je cliquerais "j'aime". Oui, tendre la main. C'est ce qu'il faut faire.
RépondreSupprimerÉlise
Très touchant. J'aime votre écriture Martin. Fluide, simple, sincère et tellement vivante. Quand je vous lis, je vous vois.
RépondreSupprimerUn jour, j'ai effleuré le bras d'un artiste en lui disant (simplement) Merci... je ne vous dis pas comment je me suis faite proprement rejetée : oeil de biais méprisant (si j'avais été déguisée en Vamp, Mr aurait moins fait la fine bouche)... Mais bon, certes, là, je ne venais pas pour lui sauver la vie.
(je vous envoie un mail prochainement)
Bien sûr que si, vous veniez pour lui sauver la vie. Chaque fois que je reçois un message de lectrice, de lecteur, qui me livre des sentiments en retour de ce qu'il ou elle a lu de moi, ma vie est meilleure. L'artiste qui ne sait pas recevoir ça ne sait pas recevoir grand-chose. Et s'il donne, c'est parce que ceux qui regardent son travail savent recevoir, eux.
RépondreSupprimerMerci, Quine.
j'ai dit : "Monsieur le docteur ?" et non pas "Tiens, c'est le docteur!" Bien exprès, vu que tu avais l'air aussi fatigué que j'étais et que je ne voulais brusquer la phase de sortie du livre dans lequel tu étais immergé (je ne caviarderai pas le titre!)
RépondreSupprimermais dès après la station Sherbrooke, c'est moi qui avais le nez dans le bouquin... le Choeur de toutes nos misères, et Franz K(bis) dans sa Non-Comédie Très-Humaine..
Peut-être avez-vous sauvé deux fois la vie de cet homme. La première fois en retenant son geste et la deuxième fois en lui serrant la main. De même peut-être qu'en écrivant non seulement vous vous faites du bien mais vous faites du bien aussi à ceux qui vous lisent. Vous avez un domaine de compétences qui vous amène à parler du corps qui souffre et de la façon de le guérir. Mais en faisant cela vous touchez aussi l'esprit pour ne pas dire l'âme et lui apportez ainsi un réconfort certain. On se reconnait dans vos écrits de part leur sujet et l'accessibilité que vous y apportez. On se sent touché comme vous avez touché la main de cet homme. Pourquoi ne pas le dire et vous en remercier. Donc, merci Martin
RépondreSupprimerBonjour,
RépondreSupprimerje découvre votre blog par l'intermédiaire de Tiers Livres (!!), et j'en suis ravi. C'est l'occasion d'un petit salut retenu depuis longtemps . Nous nous sommes récemment trouvez sous la même couverture d'une revue médicale (je n'ai plus en têt le nom de la revue mais Mathieux Riboulet en était le point d'attraction). j'y produisais un article sur la relation roman et médecine et j'avais beaucoup aimé la rogne de votre propre article (après avoir aimer la tendresse de vos livres).
Voilà donc un signe depuis Bruxelles, avec la gourmandise des mots qui filent d'un bout à l'autre du monde, s'écrivant oublieux de la bouche qui les a pensé!
Bien à vous.
Additif : étant le frère de François Bon, et vous sachant aussi à Montréal, je me disais depuis quelque jours "penser à lui dire de donner le bonjour à MW quand il le verra". Le métro a été plus rapide (peu d'auteurs dont on a l'intégrale, sauf Zola, FB et Simenon, mais MW aussi, du moins je crois).
RépondreSupprimerSur le quai :
RépondreSupprimerJe suis attentive à ce qu'écrit Quine, et elle a raison, les artistes sont parfois méprisants; et quand on est une femme, on se demande si c'est parce qu'on n'est pas assez belle ou si l'artiste aurait eu la même attitude avec n'importe qui.
En même temps, j'ai essayé de m'expliquer parfois cette froideur. Et j'en ai conclu que ce n'était peut-être pas toujours le bon moment, que moi aussi je me lève du pied gauche parfois, et que certain(e)s ont peut-être peur d'être envahi(e).
Donc, je respecte. Après tout, qui suis-je pour juger quelqu'un de supérieur à moi? (car à partir du moment où quelqu'un est pour moi un vrai artiste, il est supérieur à moi, ça peut paraitre gênant, mais c'est la vérité...)
Depuis QUAND les artistes sont devenus des êtres supérieurs ?
RépondreSupprimerCe n'est que votre vérité Emmanuelle, pas la mienne. D'ailleurs, je me fais souvent enguirlandée à cause de ça. "C'est vrai quoi, pour qui j'me prends ?"
Le Sourire, ça désarme.
Beau texte !
RépondreSupprimerBon ce n'est pas pour râler mais quel dommage de publier un blog chez blogspot ! Il faut rester maître de ses moyens de production voyons. Vous n'êtes pas le seul hein mais je trouve ça dommage à chaque fois de remettre le fruit de son travail à une grosse société comme Google dont la politique peut changer - s'ils veulent mettre des pubs partout, par exemple, ça ne leur est pas difficile. Bon, je dis ça, je dis rien.
@Jean-no
RépondreSupprimerJ'ai eu une envie "pressante" de faire un blog, et c'était le plus simple (je n'avais pas le temps de chercher un hébergement, de fabriquer autre chose, etc.)
Cela dit, je suis un peu frustré par le côté "rouleau de papier infini" du blog, où il n'est pas possible de commencer par le début (on ne peut que remonter les textes, pas les lire en "descendant" l'arborescence) et la difficulté de s'y déplacer. Si quelqu'un a une suggestion de mise en forme plus "ergonomique", (ou d'hébergement, d'ailleurs), je suis preneur. Ce blog n'a que trois semaines d'existence, il n'est pas encore impossible de le modifier pour l'améliorer sans que ce soit le treizième des travaux d'Hercule.
J'aime l'esprit de ce petit texte. Ni harcelement, ni "main mise", ni pression, mais le libre arbitre de celui qui par notre "faute" a raté son geste. Mais que de questionnement et peut-être de culpabilité de n'avoir rien fait pour aider à vivre.
RépondreSupprimerAvec un outil (gratuit) comme Wordpress, on peut, en cherchant bien, organiser son blog comme on le veut, par textes et pas par articles. Les gens les plus doués que je connaisse pour tirer quelque chose de ce genre d'outil ne sont pas des ingénieurs, mais ils savent ce qu'ils veulent et en cherchant bien, ils trouvent (alors que moi qui suis programmeur je n'ai pas la patience :-))
RépondreSupprimerPour héberger un Wordpress, il faut un serveur avec base de données, comme en proposent 1and1, ovh, oxito,... ça ne revient pas très cher en général. Et puis d'ailleurs peut-être que vous pouvez installer un blog sur www.martinwinckler.com ?
Généralement blogspot n'est pas trop méchant comme hébergeur, mais le contrat que vous avez implicitement signé avec eux leur donne beaucoup de droits, notamment celui de supprimer sans même vous le dire du contenu qui leur déplairait. Et ce n'est pas potentiel, ils l'ont déjà fait.
Votre histoire me fait penser à celle de cet officier de police judiciaire qui parvenait toujours à faire avouer les suspects en leur faisant croire qu'il avait une maladie incurable et six semaines à vivre et que, dans ces conditions, leur balancer un pruneau dans la tronche ne le gênait pas plus que ça... Pourquoi donc ? Je me demande un peu mais je crois savoir ce que dans de telles conditions, il me serait arrivé (mais je ne suis pas sûr d'avoir eu le réflexe de lever de mon livre mon regard) : j'aurais été complètement abruti de voir un homme se tuer... Je me dis aussi que votre profession/statut/état de soignant y est pour quelque chose... Il y a peut-être plus de deux fins (il se suicide dès la rame suivante ou il ne tentera plus jamais de se suicider - quoi qu'il me semble, pour avoir entendu un de vos confrères en parler, que la tentative est très souvent réitérée...) : en tout cas, je suis (à peu près) certain que la poignée de main, c'était exactement ce qu'il y avait à faire. Content de vous lire (et merci à François Bon - que j'ai entendu parler dans le poste cet après midi, pour son incendie...)
RépondreSupprimerJ'ai oublié le nom de l'officier en question mais il vit dans "La Fée Carabine", roman de Daniel Pennac.
RépondreSupprimerSinon tout cela donne envie de lire François Bon à ceux qui ne le connaissent pas, merci !
Sur le quai
RépondreSupprimer@ Quine : tout à fait, ce n'est que mon ressenti face à certains artistes (pas tous! en fait, ils sont peu nombreux, si je réfléchis bien. Et j'ai bien réfléchi après vous avoir lue)
A propos de livres qui font du bien et qui peuvent sauver, l'excellent texte de Pierre Assouline sur son blog :
http://passouline.blog.lemonde.fr/2009/09/16/peut-on-etre-sauve-par-une-famille-de-papier/
J'espère que vous le lirez, Martin.
Et moi je connais un autre artiste, écrivain, à qui j'ai envoyé un courriel disant "merci" après la lecture non pas en 3 nuits comme le dit François Bon mais en 1 jour et une nuit de son livre qui parle de femmes et d'un médecin qui sait les entendre... et vous savez quoi, il m'a répondu !!!
RépondreSupprimerBF