vendredi 17 juin 2016

De l'élitisme dans la littérature (2) - par Olivier Adam






J'ai lu tout à l'heure un article d'Olivier Adam (que je n'ai jamais rencontré, à ma connaissance, et dont je n'avais jamais rien lu auparavant) sur le site du Nouvel Obs. Ca me fait plaisir d'en reproduire ici un extrait.  


(...) Les écrivains ont déserté le champ des classes moyennes et populaires parce qu’ils n’en viennent pas. Parce qu’ils ne connaissent cette réalité que de loin. Parce qu’on n’écrit jamais que de son propre point de vue (et ce n’est pas une critique que je formule ici. à mon avis mieux vaut écrire sur ce qu’on connaît. C’est le moyen le plus sûr de viser juste. Bourdieu lui-même a montré combien son engagement dans la démarche sociologique répondait à la nécessité de réfléchir à son propre parcours, et comment les objets d’études des chercheurs se définissaient en fonction de leurs origines, de leur trajet, et des obsessions et questionnements associés).
Ainsi, la très grande majorité des écrivains français provenant de la bourgeoisie, c’est à cette même bourgeoisie que s’intéressent la plupart des romans. Le caractère minoritaire des œuvres traitant des classes populaires et moyennes ne traduit jamais que la sous-représentation de ses rejetons dans les rangs des écrivains, selon les mécanismes de reproduction d’ailleurs emblématiques de la pensée bourdieusienne, et l’incapacité des autres à intérioriser des problématiques qui leur sont trop lointaines, par défaut d’expérience.
Ensuite en considérant la méfiance «de principe» qu’entretiennent les catégories dominantes, à l’intérieur même du champ scientifique, à l’égard de la démarche sociologique, nécessairement aride, rebutante, concrète, statistique, objective, et par conséquent moins «noble», moins «élevée» que, par exemple, la philosophie, la littérature, l’histoire ou la psychanalyse, et des problématiques dites «sociales», où l’on se salit sans doute trop les mains, en les exposant au cambouis du concret, du réel, du peuple, de la moyenne, du commun. À ce titre, relisant des entretiens donnés peu avant sa mort, une phrase de Pierre Bourdieu m’a paru particulièrement éclairante:
Quand vous avez parlé de mon travail tout à l’heure, je pense que mon plus grand mérite dans ma trajectoire, ça a été de souvent choisir le moins chic, parce que souvent la vérité est à ce prix.
On pourrait sans mal l’étendre au champ littéraire. Les classes moyennes, les classes populaires, le majoritaire. Les banlieues, la campagne, le pavillonnaire, les grands ensembles, les lotissements. La vie commune, les lieux communs, le combat ordinaire : le travail, les enfants, le manque d’argent, le surendettement, le chômage, la précarité, la pauvreté, le déclassement, la ségrégation, l’exclusion, l’échec scolaire, les usines, les bureaux, les supermarchés, le Pôle emploi, les hôpitaux, les écoles, les zones commerciales, les zones industrielles, les zones pavillonnaires, et le conformisme de la vie qu’y mène tout un chacun. Tout cela manque tellement de «chic», n’est-ce pas.
Tout cela manque tellement de cette légèreté chère à l’esprit français, ma chère. De cette élégance, propre à une littérature qui s’est toujours rêvée en altitude, pure, éthérée, poétique, dégagée, ironique. À moins de s’en saisir pour dire la répulsion qu’elles inspirent (et combien de fois ai-je entendu des auteurs affirmer leur volonté d’échapper à la réalité commune, de se bâtir contre la médiocrité moyenne, grâce à la littérature), à moins de les regarder d’en haut (et il faudrait s’interroger sur la propension qu’ont certains transfuges à n’être pas les derniers à se livrer à ce jeu, comme pour finir de se fondre, faire oublier les stigmates qui siéent si mal au teint de l’écrivain), comment s’en sortir sans égratignure, sans suspicion, les mains propres et la chemise blanche impeccable?
Faites l’expérience. Parlez-en dans un livre, un film, et on vous taxera de misérabilisme, de naturalisme sordide. Évoquez la France moyenne, commune, les gens qui travaillent, vivent comme tout le monde, et on déplorera que vous mettiez en scène des vies étriquées, minuscules, minables. Décrivez ces gens, ces endroits avec un minimum d’empathie et on vous reprochera de vous complaire dans la médiocrité de masse, de glorifier la laideur suburbaine. Descendez à peine plus bas dans l’échelle, faites état de la violence des rapports de classe, de leur permanence même et on qualifiera immédiatement votre roman de populiste, manichéen et j’en passe.
Qui pourrait s’y risquer et à quoi bon? Quel bénéfice en tirerait-on? Aucun. Au point d’en arriver à ce qu’un roman ambitionnant de s’emparer de la crise s’intéressera aux traders, à la haute finance, aux dirigeants d’entreprise, aux dominants, plutôt qu’à ceux qui la subissent de plein fouet. Au point qu’un roman prétendant « dire » la société, ne traitera jamais sa réalité moyenne, majoritaire, mais investira invariablement les milieux de l’art, de la publicité, des médias, convoquera mannequins, personnalités télévisuelles, gens de pouvoir, artistes à la mode, comme si vraiment le pays n’était composé que de cela, comme si tout cela pouvait dire quoi que ce soit de sa réalité, de ce qui l’agite et le meut, de ce qu’il devient et de vers où il se dirige. 
Olivier Adam 
(Le texte dont est extrait ce fragment est publié ici dans son intégralité.) 
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Lire : De l'élitisme dans la langue et la littérature (1) 

1 commentaire:

  1. C'est aussi à nous, lecteurs-trices, dans nos choix, de sortir des sentiers battus. J'appartiens à un groupe qui lit les premiers romans français, et nous faisons de jolies découvertes.

    Essayez par exemple Le monde entier de Bugeon, vous découvrirez un personnage tout-à-fait ordinaire mais attachant.

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