mardi 10 août 2010

Feuilleton d'été (8) - par Mar(c)tin W.



Ecrire, dit-il

Et si tu avais le temps, puisque vous en êtes au chapitre des évocations littéraires, tu te permettrais une petite histoire, une petite digression comme il y en aura probablement beaucoup pendant la soirée (autant qu’ils soient prévenus tout de suite, tu es le prince de la digression, digne fils de ta mère qui en était la reine et même que lorsqu’il te prendra, un beau jour - c’est sur ta liste de choses à faire pendant les vingt-cinq prochaines années - d’écrire un livre autour d’elle sinon sur elle qui avait peur que tu écrives des livres contre elle, le texte en serait sûrement, d’un bout à l’autre, une looonnnngue digression contenant d’autres digressions plus courtes dont elle sortirait chaque fois avec aplomb et élégance, sauf la plus longue évidemment - celle-là personne n’en sort en retombant sur ses pieds mais toujours les pieds devant) et tu expliques qu’avant de publier quoi que ce soit d’un peu conséquent - en dehors des articles périodiques, des nouvelles occasionnelles, des lettres épisodiques - il t’arrivait parfois de confier à d’aucuns - à des interlocuteurs pas neutres mais bienveillants - que tu écrivais et il t’arrivait, souvent, d’entendre en réponse des trucs du genre : « Ah bon ? Vous écrivez ? Vous écrivez quoi ? » (Toi, timidement) : « Ben, des nouvelles, des articles... » (Eux, avec un grand sourire indulgent) : « Ah, je vois ! Pas de roman en route, encore ? » (Toi, avec un grand soupir) : « Non, pas encore, j’y travaille mais vous savez comment c’est, ça prend du temps... » (Eux, sur un ton de plus en plus paternel) : « Bien, bien... Ca viendra. L’essentiel, vous savez, c’est d’avoir lu Proust et Flaubert... Vous avez lu Proust et Flaubert, bien sûr  ! »

Ce n’était pas une question, c’était une affirmation, une évidence, une certitude : au vingtième siècle, on ne peut pas écrire sans avoir lu ces deux là (et Céline, bien entendu, n’oublions pas Céline, qui certes était une crapule mais à qui il sera beaucoup pardonné, car c’était un grand écrivain).

Et toi : « Euh, non... j’ai pas lu Proust et Flaubert... » (sans oser ajouter « Céline non plus, d’ailleurs »). Et l’autre (un prof, un journaliste, un critique, un écrivain estampillé NF) d’écarquiller les yeux, de lever les bras au ciel, et de t’asséner au retour un « Mais comment pouvez-vous écrire sans avoir lu Proust et Flaubert ! ? » qui te laissait sur le carreau, c’est vrai quoi : comment avoir l’audace de poser un crayon sur une page et l’impudence d’oser prétendre que le gribouillis qui finirait par la couvrir puisse être  d la littérature ?

Penaud, mortifié et, pour tout dire, honteux de n’avoir pas trouvé le temps de te plonger dans l’œuvre de deux (au moins) des trois plus grands écrivains français de tous les temps, histoire d’apprendre l’humilité, tu battais en retraite, tu tu te repliais comme une huître, tu abdiquais toute prétention et tu rentrais chez toi, non sans avoir fait halte à la plus proche librairie pour acheter Proust et Flaubert l’intégrale (annotée pour pallier toute éventualité) histoire de dire que si tu ne les avais pas lus encore faute d’en avoir un exemplaire sous la main, tu n’aurais désormais, plus aucune excuse.

Le temps a passé. Tu n’as pas du tout lu Céline (dont tu as décidé qu’il était facultatif, et que personne ne pouvait te convaincre de passer sous silence son antisémitisme et sa solide haine de l'autre) mais tu as lu un peu de Flaubert (Madame Bovary, Le dictionnaire des idées reçues, L’Education sentimentale) et un peu de Proust (Du côté de chez Swann, À l’ombre des jeunes fille en fleur et les premières pages de Du côté de Guermantes), suffisamment pour les apprécier (et réaliser qu’il t’était impossible de lire ça au lycée, tu n’y aurais rien compris) et pour t’abattre encore un peu plus lorsque tu t’es mis à subodorer que si ces gars-là étaient forts au point de se retrouver classés dans le tiercé de tête, c’est probablement parce qu’ils ont passé leur vie à ça.

Le temps (il n’a que ça à faire) a continué à passer et tu as publié un roman. Un premier roman, pas gros, pas spectaculaire, pas très aperçu mais un roman quand même. Et là, tu t’es mis à rencontrer d’autres interlocuteurs pas plus neutres et nettement moins bienveillants qui te disaient : « Ah, vous avez publié un roman  ! » (Toi, modestement) : « Oui, oui.  » (Eux, d’un air circonspect) : « Bien, bien ! Et vous préparez autre chose ? » (Toi, bombant le torse) : « Oui, oui. » (Eux, l’air de plus en plus sombre) « Bien, bien !  Mais... vous avez lu Proust et Flaubert ? » (Toi, rayonnant de fierté) « Oui, oui. » (Eux, sur un ton d’absolue incompréhension) : « Mais enfin, comment pouvez-vous continuer à écrire après avoir lu Proust et Flaubert ? »

Et là, tu as compris que les dés étaient pipés. Dans ce pays, écrire n’est pas (ce que tu as ressenti dès l’adolescence) une activité artisanale, ce n’est pas (comme tu l’as découvert à l’âge adulte) un travail, et ce n’est certainement pas (comme le revendiquaient drôlement les Asimov ou Farmer ou Sturgeon de ton enfance, qui avaient la bonne habitude de relater modestement entre deux textes leur vie quotidienne et leur cuisine dactylographique) « cinq pour cent d’inspiration, quatre-vingt-quinze pour cent de transpiration ».

Ici, en France, pays des Lumières et de l’Orthographe ce n’est pas tant écrire qui compte, mais être écrivain, cette charge sacrée que le seul fait de publier un malheureux premier roman ne suffit pas à revendiquer (« C’est au deuxième roman qu’on reconnaît l’écrivain » t’a un jour déclaré sur un ton neutre quelqu’un que tu croyais jusque là bienveillant) et qui ne peut en aucun cas être attribuée à quelqu’un qui ne s’est pas aspergé, imprégné, noyé dans les plus grands écrivains de ce siècle et des deux précédents - que nul ne peut imiter, certes, mais qui pourraient (éventuellement) être invoqués (à la rigueur) à la lecture du deuxième ou (mieux encore) du troisième ouvrage d’un nouveau jeune auteur.
S’il a vraiment du talent et ne l’a pas gaché, bien entendu.

Mais tu ne veux pas jouer avec des dés pipés. Tu n’as pas besoin d’être auteurisé à écrire. Tu n’as pas spécialement envie d’être qualifié d’écrivain (écrits vains ?). Comme ils l’ont fait dans ton enfance, en t’emmenant loin des icônes Lagarde-et-Michardisées qui t’emmerdaient comme un rat mort, les scribouillards anglo-saxons te sont venus en aide : ils ne connaissent pas le mot écrivain. Ils ne connaissent que le mot writer - celui qui écrit. Et il te suffit parfaitement. I’m a writer a toujours bien mieux sonné à tes oreilles (parce que c’est un mot vague, au fond, au sens multiple et imprévisible) que Je suis écrivain.

Et si tu pouvais retourner dans le passé, ou au moins t’envoyer un message à toi-même, tu l’enverrais à celui de ces « toi » qui rougissait de confusion et ployait de honte en avouant qu’il n’avait lu ni Proust, ni Flaubert (sans oublier Céline...). Et tu lui soufflerais de répondre :

- Flaubert, sauf erreur de ma part, il avait pas lu Proust, mais ça l’a pas empêché d’écrire. Et Proust, il avait lu Flaubert, mais ça l’a pas arrêté non plus. Alors, je vous emmerde ! 

5 commentaires:

  1. « auteurisé à écrire »... j'aime beaucoup :)

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  2. Si l'adolescent ou l'homme d'hier ne s'en sentait pas le courage par excès de timidité ou (trop ?) bonne éducation, quel plaisir ce doit être aujourd'hui de fermer le clapet de tous ces êtres "bien-pensant" par un tonitruant "je vous emmerde" !

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  3. "Je t'emmerde, espèce de merde en gelée" est plus élégant, car monovocalique en e !
    Sinon,pour Proust, on ne conseille pas assez "Sodome et Gomorrhe", dans lequel il y a pas mal de surprises, et beaucoup d'humour.

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  4. D'accord avec Alexis pour Proust.
    Bon, parler d'un auteur autre que Martin Winckler sur ce blog, ce n'est peut-être pas très correct. Allez tant pis, c'est dans la veine du texte!

    M'enfin quand même, ne pas avoir lu Flaubert ou Céline, c'est se priver de beaucoup de découvertes. Céline n'est pas le sale type que beaucoup pensent, mais je parle dans le vide la plupart du temps quand je dis ça...
    Et Flaubert a écrit "Bouvard et Pécuchet" surtout. Très drôle.

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  5. "Sans doute est il important de lire les classiques ; plus important peut-être de lire d'abord la littérature de son propre temps, énorme en soi. Mais ce qui est plus précieux encore, pour un écrivain à tout le moins, c'est de lire tout ce qui tombe sous la main, de suivre son flair, pour ainsi dire." Henry Miller - Plexus

    Que ce soit pour les classiques ou pour la littérature contemporaine, procéder au feeling, n'est-ce pas se reconnaître le droit d'être sélectif ?

    Et si lire, c'est se laisser pénétrer par l'esprit de l'écrivain, il est compréhensible qu'on puisse refuser d'être "visité" par un personnage qu'on exècre, fut-il reconnu par certains comme étant une figure incontournable de la littérature...

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