Ecrire,
dit-il
Et
si tu avais le temps, puisque vous en êtes au chapitre des
évocations littéraires, tu te permettrais une petite histoire, une
petite digression comme il y en aura probablement beaucoup pendant la
soirée (autant qu’ils soient prévenus tout de suite, tu es le
prince de la digression, digne fils de ta mère qui en était la
reine et même que lorsqu’il te prendra, un beau jour - c’est sur
ta liste de choses à faire pendant les vingt-cinq prochaines années
- d’écrire un livre autour
d’elle sinon sur
elle qui avait peur
que tu écrives des livres contre
elle, le texte en
serait sûrement, d’un bout à l’autre, une looonnnngue
digression contenant d’autres digressions plus courtes dont elle
sortirait chaque fois avec aplomb et élégance, sauf la plus longue
évidemment - celle-là personne n’en sort en retombant sur ses
pieds mais toujours les pieds devant) et tu expliques qu’avant de
publier quoi que ce soit d’un peu conséquent - en dehors des
articles périodiques, des nouvelles occasionnelles, des lettres
épisodiques - il t’arrivait parfois de confier à d’aucuns - à
des interlocuteurs pas neutres mais bienveillants - que tu écrivais
et il t’arrivait, souvent, d’entendre en réponse des trucs du
genre : « Ah bon ? Vous écrivez ? Vous écrivez
quoi ? » (Toi, timidement) : « Ben, des nouvelles,
des articles... » (Eux, avec un grand sourire indulgent) :
« Ah, je vois ! Pas de roman en route, encore ?
» (Toi, avec un grand soupir) : « Non, pas encore, j’y
travaille mais vous savez comment c’est, ça prend du temps... »
(Eux, sur un ton de plus en plus paternel) : « Bien,
bien... Ca viendra. L’essentiel, vous savez, c’est d’avoir lu
Proust et Flaubert... Vous avez lu Proust et Flaubert, bien sûr !
»
Ce
n’était pas une question, c’était une affirmation, une
évidence, une certitude : au vingtième siècle, on ne peut pas
écrire sans avoir lu ces deux là (et Céline, bien entendu,
n’oublions pas Céline, qui certes était une crapule mais à qui
il sera beaucoup pardonné, car c’était un grand écrivain).
Et
toi : « Euh, non... j’ai pas lu Proust et
Flaubert... » (sans oser ajouter « Céline non plus,
d’ailleurs »). Et l’autre (un prof, un journaliste, un
critique, un écrivain estampillé NF) d’écarquiller les yeux, de
lever les bras au ciel, et de t’asséner au retour un « Mais
comment pouvez-vous écrire sans
avoir lu Proust et
Flaubert ! ? » qui te laissait sur le carreau, c’est
vrai quoi : comment avoir l’audace de poser un crayon sur une
page et l’impudence
d’oser prétendre que
le gribouillis qui finirait par la couvrir puisse être d la littérature ?
Penaud,
mortifié et, pour tout dire, honteux de n’avoir pas trouvé le
temps de te plonger dans l’œuvre de deux (au moins) des trois plus
grands écrivains français de tous les temps, histoire d’apprendre
l’humilité, tu battais en retraite, tu tu te repliais comme une
huître, tu abdiquais toute prétention et tu rentrais chez toi, non
sans avoir fait halte à la plus proche librairie pour acheter Proust
et Flaubert l’intégrale (annotée pour pallier toute éventualité)
histoire de dire que si tu ne les avais pas lus encore faute d’en
avoir un exemplaire sous la main, tu n’aurais désormais, plus
aucune excuse.
Le
temps a passé. Tu n’as pas du tout lu Céline (dont tu as décidé
qu’il était facultatif, et que personne ne pouvait te convaincre de passer sous silence son antisémitisme et sa solide haine de l'autre) mais tu as lu un peu de Flaubert (Madame
Bovary, Le dictionnaire des idées reçues, L’Education
sentimentale) et un
peu de Proust (Du côté
de chez Swann, À
l’ombre des jeunes fille en fleur et
les premières pages de Du
côté de Guermantes),
suffisamment pour les apprécier (et réaliser qu’il t’était
impossible de lire ça
au lycée, tu n’y
aurais rien compris) et pour t’abattre encore un peu plus lorsque
tu t’es mis à subodorer que si ces gars-là étaient forts au
point de se retrouver classés dans le tiercé de tête, c’est
probablement parce qu’ils ont passé leur vie à ça.
Le
temps (il n’a que ça à faire) a continué à passer et tu as
publié un roman. Un premier roman, pas gros, pas spectaculaire, pas
très aperçu mais un roman quand même. Et là, tu t’es mis à
rencontrer d’autres interlocuteurs pas plus neutres et nettement
moins bienveillants qui te disaient : « Ah, vous avez
publié un roman ! » (Toi, modestement) : « Oui,
oui. » (Eux, d’un air circonspect) : « Bien,
bien ! Et vous préparez autre chose ? » (Toi,
bombant le torse) : « Oui, oui. » (Eux, l’air de
plus en plus sombre) « Bien, bien ! Mais... vous
avez lu Proust et Flaubert ? » (Toi, rayonnant de fierté)
« Oui, oui. » (Eux, sur un ton d’absolue
incompréhension) : « Mais enfin, comment pouvez-vous
continuer à écrire après
avoir lu Proust et
Flaubert ? »
Et
là, tu as compris que les dés étaient pipés. Dans ce pays, écrire
n’est pas (ce que tu as ressenti dès l’adolescence) une activité
artisanale, ce n’est pas (comme tu l’as découvert à l’âge
adulte) un travail, et ce n’est certainement pas (comme le
revendiquaient drôlement les Asimov ou Farmer ou Sturgeon de ton
enfance, qui avaient la bonne habitude de relater modestement entre
deux textes leur vie quotidienne et leur cuisine dactylographique)
« cinq pour cent d’inspiration, quatre-vingt-quinze pour cent
de transpiration ».
Ici,
en France, pays des Lumières et de l’Orthographe ce n’est pas
tant écrire qui compte, mais être
écrivain, cette
charge sacrée que le seul fait de publier un malheureux premier
roman ne suffit pas à revendiquer (« C’est au deuxième
roman qu’on
reconnaît l’écrivain » t’a un jour déclaré sur un ton
neutre quelqu’un que tu croyais jusque là bienveillant) et qui ne
peut en aucun cas être attribuée à quelqu’un qui ne s’est pas
aspergé, imprégné, noyé dans les plus grands écrivains de ce
siècle et des deux précédents - que nul ne peut imiter, certes,
mais qui pourraient (éventuellement) être invoqués (à la rigueur)
à la lecture du deuxième ou (mieux encore) du troisième ouvrage
d’un nouveau jeune
auteur.
S’il
a vraiment du talent et ne l’a pas gaché, bien
entendu.
Mais
tu ne veux pas jouer avec des dés pipés. Tu n’as pas besoin
d’être auteurisé
à écrire. Tu n’as pas spécialement envie d’être qualifié
d’écrivain (écrits
vains ?). Comme ils l’ont fait dans ton enfance, en t’emmenant
loin des icônes Lagarde-et-Michardisées qui t’emmerdaient comme
un rat mort, les scribouillards anglo-saxons te sont venus en aide :
ils ne connaissent pas le mot écrivain. Ils ne connaissent que le
mot writer
- celui qui écrit. Et il te suffit parfaitement. I’m
a writer a toujours
bien mieux sonné à tes oreilles (parce que c’est un mot vague, au
fond, au sens multiple et imprévisible) que Je
suis écrivain.
Et
si tu pouvais retourner dans le passé, ou au moins t’envoyer un
message à toi-même, tu l’enverrais à celui de ces « toi »
qui rougissait de confusion et ployait de honte en avouant qu’il
n’avait lu ni Proust, ni Flaubert (sans oublier Céline...). Et tu
lui soufflerais de répondre :
-
Flaubert, sauf erreur de ma part, il avait pas lu Proust, mais ça
l’a pas empêché d’écrire. Et Proust, il avait lu Flaubert,
mais ça l’a pas arrêté non plus. Alors, je vous emmerde !
« auteurisé à écrire »... j'aime beaucoup :)
RépondreSupprimerSi l'adolescent ou l'homme d'hier ne s'en sentait pas le courage par excès de timidité ou (trop ?) bonne éducation, quel plaisir ce doit être aujourd'hui de fermer le clapet de tous ces êtres "bien-pensant" par un tonitruant "je vous emmerde" !
RépondreSupprimer"Je t'emmerde, espèce de merde en gelée" est plus élégant, car monovocalique en e !
RépondreSupprimerSinon,pour Proust, on ne conseille pas assez "Sodome et Gomorrhe", dans lequel il y a pas mal de surprises, et beaucoup d'humour.
D'accord avec Alexis pour Proust.
RépondreSupprimerBon, parler d'un auteur autre que Martin Winckler sur ce blog, ce n'est peut-être pas très correct. Allez tant pis, c'est dans la veine du texte!
M'enfin quand même, ne pas avoir lu Flaubert ou Céline, c'est se priver de beaucoup de découvertes. Céline n'est pas le sale type que beaucoup pensent, mais je parle dans le vide la plupart du temps quand je dis ça...
Et Flaubert a écrit "Bouvard et Pécuchet" surtout. Très drôle.
"Sans doute est il important de lire les classiques ; plus important peut-être de lire d'abord la littérature de son propre temps, énorme en soi. Mais ce qui est plus précieux encore, pour un écrivain à tout le moins, c'est de lire tout ce qui tombe sous la main, de suivre son flair, pour ainsi dire." Henry Miller - Plexus
RépondreSupprimerQue ce soit pour les classiques ou pour la littérature contemporaine, procéder au feeling, n'est-ce pas se reconnaître le droit d'être sélectif ?
Et si lire, c'est se laisser pénétrer par l'esprit de l'écrivain, il est compréhensible qu'on puisse refuser d'être "visité" par un personnage qu'on exècre, fut-il reconnu par certains comme étant une figure incontournable de la littérature...