C’était un de ces repas du vendredi soir de fin de printemps, entre parents d’élèves, autour de pizzas ou pâtes ou restes rapportés par les convives. Cette fois-là, un couple d’amis des hôtes (mais n’ayant pas d’enfants fréquentant même école) était invité.
Un peu avant le dessert, alors que tous les enfants jouaient depuis belle lurette dans le jardin, l’un des invités se mit à raconter comment avoir vu « Jeux interdits » avait profondément affecté sa vie affective future. Il pensait l’avoir vu trop jeune, pas encore sorti de l’enfance, et avoir souffert pour le restant de ses jours et encore aujourd’hui d’une anormale angoisse d’abandon.
On s’efforça de plaisanter sur le sujet, sans pour autant parvenir à dissiper la forme de gravité qui avait pris place, flottant au-dessus de la table comme mêlée aux effluves du jasmin de ces premières soirées chaudes.
Fixant pour la plupart les flammes de bougies (y-avait-il déjà des moustiques ?), ou un point imaginaire derrière le visage de leur vis-à-vis, chacun se perdit en lui-même, cherchant ce qui, en matière de fiction, aurait bien pu le marquer autant que leur ami.
Au début, ce furent surtout des expériences cinématographiques que l’on évoquait, puis le propriétaire exposa comment il se sentait proche de Philippe Djian pour avoir été fortement secoué par « l’attrape-cœur » de Salinger, sa façon de lire en ayant été modifiée, l’amenant à être plus critique ensuite, beaucoup plus sensible au rythme, au style, à la langue qu’auparavant.
Alors, la littérature et son pouvoir (quasi-magique) de modifier chez le lecteur sa perception du monde devint le sujet officiel ; tous avaient au moins un livre fétiche, frontière avant/après, au sujet parfois très éloigné des conséquences engendrées.
Les plus âgés des enfants, ayant peut-être ressenti l’intensité de ce qui se jouait s’étaient rapprochés, formant un deuxième cercle dans la pénombre autour de la table.
C’est alors que la jeune femme amie des hôtes mais peu connue des autres prit la parole, intimidée. Son trouble était perceptible de très loin, elle était visiblement gênée de l’intimité qu’elle allait dévoiler, mais déterminée à livrer son expérience à ce point de la conversation. Elle expliqua qu’à 12 ans elle avait lu «L’herbe bleue », le journal d’une adolescente qui devient toxicomane et que ce qu’elle lisait s’imprimait au fur et à mesure dans son corps, dans son esprit, au point d’avoir la nausée quand le personnage l’avait, de ressentir physiquement de la douleur lors des épisodes de manque. En délivrant ces souvenirs, elle repoussait sans cesse une mèche invisible (elle avait les cheveux très courts), comme si elle avait à nouveau 12 ans et une frange longue. Ce qui l’avait le plus marquée était qu’à l’époque, quand elle « sortait » de sa lecture, elle éprouvait une sorte de malaise, en particulier avec ses parents, comme si elle prenait elle-même de la drogue ou commettait des vols pour en acheter. Elle avoua qu’une fois ce livre fini, elle avait eu la sensation presque biologique d’entrer dans l’adolescence.
Ce fut la dernière à s’exprimer sur le sujet.
Après un temps de flottement, la conversation reprit un rythme plus rapide et une orientation toute différente (sauf pour elle, qui resta longtemps muette, captive de sa narration).
Je faisais partie des quelques enfants assis près de la table, j’avais aussi 12 ans. J’ai compris alors avec jubilation (j’avais déjà lu ce mot « jubilation », promis, je pouvais donc l’éprouver en toute connaissance de cause) que je faisais partie d’un groupe que je ne quitterai (i hope so) plus jamais, celui des lecteurs.
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