Ça arrive le matin. Un peu d’inquiétude d’abord – avoir le temps, il faudrait que je fasse ça ou ça pour avoir l’esprit dégagé, réussir à me mettre en situation effective d’écrire, plage horaire, pensées focalisées sur ce but, liberté de le faire, que je me donnerais, droit que je prendrais ou temps que je volerais, se débrouiller et composer avec.
Une tension – ce que je fais, tâches ménagères ou autres, est tendu dans ce but, je sens des phrases au bord, elles se préparent, mais mes bras et mes mains doivent faire autre chose, c’est comme se retenir de dire ce qu’on a sur le cœur, comme rater la belle bleue d’un feu d’artifice, tension.
Une autre inquiétude ensuite – et si j’arrivais à préserver du temps et qu’au moment d’écrire rien ne sortait, que des mots gourds, falots, besogneux, une impasse et même pas la place de manœuvrer dans la ruelle pour un demi-tour…
(et puis au fond, c’est bien pratique de mettre sur le dos des taches-ménagères-ou-autres la faute, l’échec, la frustration. Parce qu’écrire, c’est quand même avancer sur un escalier invisible, bouger vers un point inconnu sur un sol inconnu, je ne suis pas dupe, mon alibi est illusoire)
Une certitude aussi : il faut que j’écrive. Pourquoi est une autre histoire sur laquelle je ne mets pas de scénario, trop remuant sûrement, trop de séismes dans le pourquoi, contrer la mort dedans, la mienne et celles de ceux que j’aime, laisser des traces, planter un piolet dans la montagne, peindre un écriteau dehors avec une flèche qui me désigne, chanter fort dans le train, perdurer, exister, trop remuant d’y penser à la fin.
La faim : celle de ce moment de travail où je vais mettre les mots, les déplacer, les reprendre, les chercher, les retrouver, m’adapter à eux, les suivre (et la surprise, parce que quelque chose, l’image d’un homme travaillant sur le toit d’une maison que j’ai vu la veille va surgir, un pan va s’ouvrir que je portais sans le savoir, je suis plus large que je ne crois et, malgré ma peur, je chante fort dans le train devant tout le monde, et même très fort, et même sans honte, ou presque pas).
L’envie du moment d’après aussi : après, ce qui devait arriver est arrivé, j’ai réussi, j’ai écrit, je ne sais pas si c’est bon ou mauvais, mais ça existe, cohérent avec moi, légitime, et ça a balayé la tension, les inquiétudes, et ça a fait se taire le pourquoi qui menace toujours de me pousser d’un coup d’épaule contre le mur du couloir quand je le croise.
L’inquiétude, l’envie, la faim, la certitude, la surprise et d’autres choses que je ne sais pas nommer, le désir d’écrire est présent presque tout le jour jusqu’au soir. Il me reprend le jour suivant dès le matin, à l’heure de la première lessive."
j'admire toujours ce désir qui a la force d'un besoin, moi qui ai plus de temps mais uniquement des vélléités, freinées par le sentiment d'un manque de légitimité, ce qui est preuve justement de cette illégitimité.
RépondreSupprimerSeulement, de mon admiration me vient une envie un peu idiote de faire comme si, de vous imiter.
"et la surprise, parque quelque chose, l'image d'un homme travaillant sur le toit d'une maison que j'ai vu la veille va surgir, un pan va s'ouvrir que je portais sans le savoir, je suis plus large que je ne crois"
RépondreSupprimerC'est tout à fait ça, cette surprise de voir sortir tout ça de soi, qu'on ne savait pas qu'on portait. Et aussi ces excuses qu'on se donne pour conjurer la peur pour retarder le moment de s'y mettre. Et puis sans doute, c'est finalement la peur de ne pas perdurer, de ne pas exister qui est la plus forte et on se laisse aller au plaisir d'écrire...
Merci Christine pour ce très beau texte.
Juliette