jeudi 19 décembre 2013

Le métier d'écrivant, un feuilleton inédit (2) : Lectures, 2/2




Lisiez-vous des auteurs classiques français ?

Si vous entendez par là les auteurs consacrés par le Lagarde et Michard, alors, non, je n’y ai pratiquement pas touché jusqu’à l’âge adulte. Stendhal et Balzac m’ennuyaient profondément - c’est toujours le cas ; je connaissais à peine l’existence de Proust, et je pensais que Madame Bovary était un roman à l’eau de rose. 



Je n’étais pas attiré par la « grande » littérature en général, mais j’ai été enthousiasmé par La Légende des Siècles, dont j’ai lu une bonne partie quand j’avais quatorze ans. Ce n’était pas par snobisme, mais tout simplement parce que beaucoup d’auteurs classiques ne me parlaient pas. J’avais besoin d’un souffle narratif que je trouvais chez Dumas, Victor Hugo, Jules Verne, Maurice Leblanc, mais pas chez Châteaubriand, Lamartine ou Stendhal. Cela dit, j’étais prêt à aimer les classiques français : quand j’ai vu Hauteclaire à la télévision, dans les années 60, l’adaptation par Jean Prat d’une des nouvelles des Diaboliques ça m’a donné envie de lire Barbey d’Aurevilly. 

 A l’âge de dix-sept ans, j’étais persuadé que la littérature publiée par Gallimard était sans intérêt, mais on m’a offert un roman de Robert Merle, L’île, qui a été une révélation. Un autre de ses romans, Malevil, m’a fait le même effet. Tous deux sont extrêmement bien écrits, mais aussi extrêmement bien construits et bourrés de détails qui leur donnent une profondeur, un relief incroyable. J’aime que les romans m’apprennent quelque chose sur le monde, sur une période historique, sur un métier, une ville ou un milieu que je ne connais pas. Et en France, les auteurs de romans populaires s’aventurent plus volontiers sur ces chemins-là que les auteurs de « collection blanche ».

Pensez vous que ça vous a manqué de ne pas lire Proust ou Flaubert ?

J’ai longtemps pensé que c’était un handicap, que ça me disqualifiait de mon désir d’écrire, jusqu’au moment où – je n’avais jamais publié de fiction, alors – j’ai rencontré un auteur très discret, nommé Alain Ferry, auteur d’une poignée de très bons livres, parmi lesquels le merveilleux Mémoire d’un Fou d’Emma. Ferry était alors prof de lettres au Prytanée, à La Flèche, et je lui avais donné à lire une de mes nouvelles. Il m’a beaucoup encouragé et, quand je lui ai dit être complexé de ne pas avoir eu de formation littéraire - j’étais déjà médecin généraliste, à ce moment-là - il m’a répondu : « Mais non ! Réjouissez-vous, au contraire  ! En France, les études de lettres dissuadent les jeunes gens d’écrire, en leur répétant qu’ils seront incapables d’égaler les auteurs qu’on leur fait étudier. C’est une chance pour vous de ne pas avoir fait d’études littéraires ! C’est une liberté ! »  Cette rencontre m’a fait beaucoup de bien. 



Je ne me suis plus senti obligé de me taper Flaubert et Proust que j’ai lu, de mon plein gré, à trente ans passé, lorsque j’ai été capable de les apprécier. Et aujourd’hui, j’éprouve toujours un plus grand plaisir à lire une histoire pleine de rebondissements qu’une longue réflexion introspective. Depuis deux ans, je dispose d’une liseuse de livres électroniques et je télécharge souvent des livres du domaine public. J’ai lu Le Bossu pour la première fois et je ne l’ai pas lâché avant de l’avoir terminé, alors que je connais bien l’histoire pour l’avoir vue maintes fois au cinéma et à la télévision. Et c’est vachement bien écrit, même si on n’écrit plus comme ça.

Est-ce que la lecture est toujours aussi importante pour vous, aujourd’hui ? Quels auteurs lisez-vous ? Ont-ils une influence sur ce que vous écrivez ?

La lecture est toujours importante, et même plus importante que l’écriture. Je lis plus que je n’écris. Je peux être fatigué à l’idée d’écrire ou ne pas en avoir le courage, je ne suis jamais fatigué de lire. J’ai des étagères de livres près de mon lit, et une pile de livres à mon chevet. A Montréal, je n’ai pas de voiture, et comme c’est une ville très étendue je passe beaucoup de temps l'hiver à lire dans le bus ou le métro ; je lis en marchant dans la rue, je lis dans les files d’attente, je lis tout le temps.

Où que j’aille, j’ai toujours un livre – ou ma liseuse – avec moi. Quand j’étais adolescent, j’avais un caban dont les poches étaient assez grandes pour y glisser des livres. A force, les poches se sont décousues et je glissais des tas de trucs dans les doublures : mes clés, mon portemonnaie, des livres, des comic-books, les tomates que ma mère m'avait chargé d'acheter, etc. Le caban pesait toujours des tonnes. Après ça, pendant longtemps, j’ai porté un sac en bandoulière pour être sûr d’avoir des livres et des cahiers sur moi. Je lisais dès que j’avais une minute parce que j'avais horreur de m'ennuyer. Et, comme je ne savais pas toujours quel livre allait me faire passer le temps pendant un long voyage en train, par exemple, j'en emportais plusieurs. Pour être sûr d'avoir toujours un livre adapté à l’humeur du moment. 

Depuis que j’ai une liseuse, je peux me balader les mains dans les poches tout en ayant cent cinquante livres à ma disposition : des romans, des livres d’anthropologie ou de critique littéraire, de la SF, des nouvelles policières. C’est merveilleux. J’aime les livres, et j’en ai beaucoup, et j’en achète toujours, mais la possibilité d’avoir des textes au format électronique est une liberté extraordinaire qui me permet de lire encore plus qu’avant. 

En ce moment je lis peu de littérature - essentiellement des auteurs P.O.L - et surtout des livres de sciences humaines, parce que j'écris un livre sur le soin. Je lis de l'anthropologie, de la psychologie évolutionniste, mais aussi des livres... sur l'écriture, car je ne crois pas tout savoir, j'aime savoir comment d'autres écrivants travaillent, la façon dont ils voient les choses. 

Et je lis surtout en anglais. Non par snobisme ou parce que je vis à Montréal (je lisais beaucoup en anglais bien avant ça) mais parce que ce qui m'intéresse en sciences humaines est surtout publié en anglais et pas traduit (ou mal, ce qui revient au même). 

Alors ce que je lis a certainement une influence sur moi : j'ai en projet un roman qui parle des comportements amoureux tels que les évolutionnistes les décrivent, par exemple...

En dehors des transports en commun, où lisez-vous?

Je lis beaucoup à mon bureau, sur l’écran de mon ordinateur : surtout des articles en anglais, des revues en ligne. Des articles scientifiques, mais aussi The New York Times et les liens regroupés sur une page formidable qui s’intitule Arts & Letters Daily. Et je lis un peu au lit, si je ne m’endors pas. J’ai toujours beaucoup de livres à mon chevet, en plus de la liseuse. Je lis peu dans un fauteuil car je n’ai pas de bon fauteuil pour lire, en ce moment, et je le regrette. 

Pendant mon enfance et une bonne partie de mon âge adulte, j’ai eu le fauteuil idéal. C'était un truc qui semblait avoir été taillé dans un cube, avec une assise profonde, des bras et un dos larges. Originellement il était rouge. Il y avait un coussin carré au fond. Il était très profond : enfant, je lisais dedans assis en travers, la tête appuyée contre l'un des bras, les jambes repliées sur l'autre. Et il nous arrivait, avec mon frère ou avec André ou Bertrand, des copains d'enfance qui étaient aussi de grands lecteurs, de nous y asseoir côte à côte pour y lire des BD ensemble. En dehors de l’année passée en Amérique, pendant trente-cinq ans j'ai lu ou relu dans ce fauteuil tous les livres qui m’ont marqué : romans policiers, SF, BD et comic-books, Perec et Belletto, les premiers romans de Camille Laurens et de Marie Darrieussecq. J'ai relu et corrigé mes premières nouvelles et les épreuves de mon premier roman dans ce fauteuil. J’ai regardé Star Trek The Next Generation en donnant le biberon à mes jumeaux dans ce fauteuil. Et nos aînés s’y sont entassés pour regarder les films de leur enfance : The Princess Bride, Retour vers le Futur, L’Armée des Ténèbres…  

Dans la grande maison qui a été notre logement familial pendant quinze ans, le fauteuil a brièvement occupé le "petit salon de télévision" avant que mon fils aîné le prenne dans sa chambre au deuxième étage. Quand nous avons quitté la France, il était trop vieux et défoncé pour qu’on l’emporte alors, au bout de quarante-cinq ans de bons et loyaux services, je l’ai amené à la déchetterie. Je ne m’en remets toujours pas. Il me manque. Je n'ai jamais trouvé son remplaçant. Lorsque La Maladie de Sachs  a rapporté beaucoup d’argent, ma compagne m'a offert un excellent fauteuil relax, très beau et très confortable. Mais je n'ai jamais pu lire longtemps dans ce fauteuil : je m'endors. Il est trop confortable. 

Le vieux, l'ancien, le fauteuil perdu, j'y étais bien mais pas trop. Il m'enveloppait. Je m'enfonçais dedans. Ce n’était pas seulement un fauteuil, mais un vaisseau – comme la grande boîte en carton dans laquelle Calvin et Hobbes, les personnages du dessinateurBill Watterson, se transforment, se démultiplient ou partent pour une autredimension. 

Un jour, je me mettrai en quête d'un nouveau fauteuil. Un fauteuil dans lequel je pourrai lire comme quand j'étais enfant. Un fauteuil dont je ne voudrai pas sortir. Un fauteuil dans lequel lecture et relecture, une nouvelle fois, seront un voyage immobile. Il y a sûrement un fauteuil comme ça pour moi, quelque part. Avec un peu de chance, je m'endormourirai dedans. Un livre à la main.

J'ai lu aussi beaucoup de livres marquants écrits par des femmes. 


(A suivre...)

3e épisode : La seconde langue

mercredi 18 décembre 2013

Le métier d'écrivant, un feuilleton inédit (1) : Quatrième. Accueil. Précision. Lectures, 1/2




« Comment un médecin devient-il écrivain ? »
« Pourquoi portez-vous un pseudonyme ? »
« Comment avez-vous publié votre premier roman ? »
« Comment vous est venue l’idée de La Maladie de Sachs ? Du Chœur des femmes ? »
« Est-ce qu’il vous arrive d’être jaloux des autres auteurs ? »
« Pourquoi écrivez-vous ? »

Depuis 1998, au fil des rencontres – dans les librairies et les bibliothèques, par lettre ou par courriel, sur mes sites internet ou ma page Facebook – lectrices et lecteurs m'ont posé beaucoup de questions.
Un jour, j'ai eu envie de rassembler les brassées de questions et de réponses, et d'en faire des bouquets. Et un bouquin.




Mentir s’apprend. Ecrire aussi.
Jean Guenot

Pour moi, écrire c’est simplement penser avec mes doigts.
Isaac Asimov

Une journaliste : « Que feriez-vous si vous n’aviez plus qu’un an à vivre ? »
Isaac Asimov :  « Je taperais plus vite. »




Accueil




Bienvenue et merci de vous joindre à moi aujourd’hui.

Mon nom est Marc Zaffran.
Je suis né en Algérie, en 1955.
J’ai exercé la médecine générale en France entre 1983 et 2008. J’écris depuis le début de l’adolescence et, depuis 1989, je publie des livres – romans, essais, nouvelles, contes – sous le pseudonyme de Martin Winckler. Mes romans les plus connus sont La Maladie de Sachs et Le Chœur des femmes.
Depuis 2009, je vis à Montréal, Québec.

Lorsque je rencontre des lecteurs, la conversation tourne souvent autour des questions de santé. C’est assez naturel, étant donné ma profession et les thèmes abordés par bon nombre de mes livres. Mais aujourd’hui, je vais vous parler de mon métier d’écrivant. Et, pour cela, j’ai rassemblé ici les questions posées au fil des années par des lectrices et des lecteurs, proches ou étrangers, en tête à tête ou par écrit.. Les questions qu’on m’a souvent posées, mais aussi celles  qui m’ont fait dire : « Ah, je n’avais pas pensé à ça. »

J’aime les questions. Elles font appel à ma mémoire, elles agitent mes émotions, elles stimulent mon imagination. J’aime aussi donner des réponses et, je vous le dis tout de suite, je suis très bavard.
                                              
On commence quand vous voulez.




Précision


Pourquoi « écrivant » et pas « écrivain » ?

Depuis toujours, le mot « écrivain » me met mal à l’aise, pour ne pas dire qu’il m’irrite. J’ai mis longtemps à comprendre que c’est parce qu’il est pétri de connotations culturelles aussi anciennes – et chargées – qu’un portrait de Louis XIV. Un écrivain, c’est un descendant symbolique de Madame de Sévigné. Le mot anglais, writer, ne résonne pas de la même manière. Un writer, c’est quelqu’un dont le métier est d’écrire, un point c’est tout. Dans mon univers mental, writer est penché sur sa machine à écrire ; écrivain disserte de sa vision du monde dans un salon privé ou sur un plateau de télévision. Writer a une famille et des traites à payer ; écrivain a des relations et on le fait chevalier des arts et lettres. Writer raconte des histoires pour gagner sa vie ; écrivain compose une œuvre qui le fera passer à la postérité.

Je sais pertinemment que la plupart des écrivains français d’aujourd’hui ne se reconnaissent pas dans cette image caricaturale mais, encore une fois, il s’agit de représentations subjectives, non d’une description de la réalité. Seulement, ces représentations ne sont pas sorties du néant : tels qu’on les évoquait dans les notices biographiques des Lagarde et Michard, mais aussi dans beaucoup d’émissions de télévision des années soixante, les écrivains écrivent parce qu’ils sont « inspirés », et vénèrent par-dessus tout la langue qu’ils tracent à la plume. S’ils ne sont pas nés dans l’aristocratie, ils aspirent à la rejoindre – tout comme Swann aspire à entrer au Jockey-Club. Pour les consacrer, on publie des articles dithyrambiques (écrits par des écrivains), on leur décerne des prix (remis par des écrivains), on les élit et on les enterre au Panthéon et à l’Académie Française (parmi des écrivains). Bref, les écrivains ne font pas partie du commun des mortels. Quant aux pisseurs de copie – publiés ou non – qui n’ont pas été ainsi dûment estampillés, ce ne sont pas de vrais écrivains.

Autrement dit, ce qui me gêne, dans le mot « écrivain », c’est toute sa charge d’élitisme, et le rapport de classe.
Ce que j’aime, en revanche, dans le mot anglais writer, c’est qu’il désigne un métier, une pratique, un travail : Anne Frank et Franz Kafka sont des writers parce qu’ils ont passé la partie la plus signifiante de leur vie à écrire, non parce qu’on les a valorisés après leur disparition.

Mais j’écris en français, j’avais envie de me définir dans ma langue. Alors, depuis quelques années, je dis que je suis écrivant. J’aime ce mot parce qu’il est descriptif, sonne bizarre et n’a pas de statut.
Autant dire qu’il a mauvais genre. Et ça me convient très bien.





Lectures (1)

Avant d’écrire, on lit. Que lisiez-vous enfant et à l’adolescence. Quelle importance les livres ont-ils eue pour vous ?

Je lisais beaucoup, et c’était très important. A tel point que j’ai consacré une bonne partie de mon récit autobiographique, Légendes, à mes lectures d’enfance. J’aimais les histoires à rebondissements et, pendant longtemps, j’ai porté beaucoup plus d’attention à la construction narrative qu’au style. Je ne « voyais » pas le style, et c’est un peu normal : on ne le voit qu’après avoir beaucoup lu. Mais on sent très tôt si une histoire est bien ficelée ou non. Les histoires bien ficelées ont un début séduisant, des personnages attachants, des péripéties, du suspense, et une résolution satisfaisante – j’entends par là qu’elle dénoue les intrigues en utilisant les éléments du récit et non au moyen d’une pirouette. Le prototype de ces histoires, à mes yeux, est le conte pour enfant. J’ai dû en lire beaucoup – Grimm, Perrault – et j’ai lu aussi beaucoup de « contes et légendes », dans les collections de livres du même nom. J’ai bouffé de la mythologie grecque et romains, des récits bibliques, des contes des mille et une nuits. De là, je suis passé aux romans d’aventures pour pré-adolescents et adolescents : le Club des Cinq et le Clan des Sept, Bob Morane… 



Puis à des auteurs qui ne s’adressaient pas vraiment aux jeunes lecteurs mais qu’on leur faisait lire : Jules Verne, Herbert George Wells. Simultanément, je me suis mis à lire de la littérature dite « policière » ou « d’énigme » : Sherlock Holmes, Arsène Lupin, Hercule Poirot. 



Ma mère était abonnée à Mystère Magazine et Hitchock Magazine, que je lui piquais dans sa table de nuit. Quand j’appréciais beaucoup un auteur, je recherchais ses autres textes. Et puis j’ai découvert les anthologies de littérature de genre, qui étaient nombreuses dans les années cinquante, et qu’on trouvait encore à la fin des années soixante. Quand une anthologie contenait une ou des nouvelles d’auteurs que j’avais apprécié, je la lisais et ça me faisait découvrir d’autres auteurs. J’ai encore chez moi une des premières anthologies que j’aie possédées : Les chefs-d’œuvre du crime, de Bergier et Sternberg, publié par Marabout. en 1966. C’est un recueil extraordinaire, qui regroupait quarante nouvelles d’auteurs pour la plupart anglo-saxons, mais aussi des textes d’auteurs francophones : Apollinaire, Octave Mirbeau, Maurice Leblanc, Jean Ray, Maurice Renard, Marcel Schwob, Stanislas-André Steeman… 



Le livre commençait par une grande préface sur les personnages de la littérature criminelle et d’aventures et se poursuivait par une liste chronologique des grands romans du genre depuis le 18e siècle. Les nouvelles étaient regroupées par thème - crime parfait, crime presque parfait, humour, enquêteurs de génie, etc. - et précédées d’une courte présentation de l’auteur. 



C’était un authentique travail de « passeur », qui m’a familiarisé avec des dizaines d’auteurs. Pendant toute mon adolescence, j’ai lu beaucoup de romans policiers, anglophones et francophones - Christie, Doyle, Charteris, Leblanc, Simenon, Steeman, Japrisot - et beaucoup de science-fiction, essentiellement américaine. 

 

 
Et j’ai lu autant de recueils de nouvelles que de romans. Ce qui explique que j’ai d’abord eu envie d’écrire des nouvelles : un roman me paraissait bien au-delà de mes capacités. De plus, je lisais aussi beaucoup de bandes dessinées, et en particulier les histoires courtes en deux à six planches publiées dans les magazines de l’époque - Spirou, Tintin, Pilote - et je regardais des séries télévisées américaines, dont chaque épisode, à l’époque, était une histoire complète 
 


et  des feuilletons français comme Rocambole et Les Habits Noirs qui, eux, étaient « à suivre ». 








Autant dire que pendant mon enfance, j’avais devant moi tout l’éventail accessible des récits, depuis les nouvelles ultra-courtes de l’Américain Fredric Brown jusqu’aux romans-fleuves de Dumas et de Jules Verne – Les Trois Mousquetaires, Michel Strogoff et Les Indes Noires restent pour moi des grands moments de lecture. Quant à L’écume des Jours et aux Vernon Sullivan, à mes yeux c’étaient des romans américains. D’ailleurs, Vian avait traduit certains des romans de science-fiction les plus marquants des années cinquante, en particulier Van Vogt.



Je peux donc dire que je lisais essentiellement de la littérature « populaire ». Et je m’en portais très bien. Je voudrais ajouter ici que c’est la littérature populaire qui m’a fait comprendre très tôt qu’écrire est un métier. Les auteurs américains laissaient clairement entendre qu’ils appartenaient à une « famille » d’écrivants qui se lisaient mutuellement et qui travaillaient souvent ensemble. Ils parlaient d’argent, des aléas de publication et disaient : « J’ai vendu une nouvelle. On m’a refusé un roman. » Et je découvrais qu’ils venaient de milieux très divers, que beaucoup avaient une formation scientifique ou technique, que certains avaient commencé très tard – toutes choses très encourageantes aux yeux d’un garçon pour qui l’éventualité de publier avait tout du rêve impossible. L’autre chose que j’ai apprise de ces auteurs est qu’ils puisaient leurs idées autour d’eux. Dans la présentation de ses nouvelles en recueil, Isaac Asimov expliquait que le sujet de telle histoire lui était venu au cours d’une conversation avec un de ses amis, ou à la suite d’une lecture, voire même d’un pari – ce qui démystifiait complètement toute notion d’« inspiration » : tout était bon à raconter, tout était bon à écrire, et écrire pouvait à la fois être très sérieux et très ludique. C’est toujours grâce à la SF que j’ai pour la première fois « écrit sous contrainte », grâce à la revue Fiction. 




Elle avait publié le début d’une nouvelle que le britannique Keith Laumer avait rédigé et avait envoyé à plusieurs collègues. C’était l’histoire d’un homme qui, dans un futur éloigné, se rend dans une clinique d’euthanasie et demande à en finir. Il s’allonge sur la table, on lui fait une injection mortelle, et il meurt. Il fallait écrire la suite. J’ai lu les histoires des autres auteurs, et j’ai aussi écrit ma propre suite. Le défi était trop beau pour ne pas le relever ! La SF n’était pas seulement un genre, c’était aussi un milieu vivant, dans lequel – en Amérique, du moins – les auteurss se connaissaient, rencontraient leurs lecteurs dans les « conventions », les festivals, échangeaient des idées, écrivaient en duo, partageaient des personnages. Le monde du roman policier était lui aussi très animé, très vivant, et on sentait qu’il y avait peu de barrières entre les auteurs eux-mêmes, mais aussi entre auteurs et lecteurs. Ça m’a incité, pendant l’année que j’ai passée en Amérique à l’adolescence, à écrire à Isaac Asimov pour lui dire tout le bien que j’avais pensé de son dernier roman en date… et lui envoyer un texte de mon cru (j'avais peur de rien...) Et il m’a répondu ! Avoir affaire à des auteurs vivants, c’était enthousiasmant ! 



 
Aujourd’hui 18 décembre 2013, j’ai reçu deux messages. L’un venait d’une lectrice du Chœur des femmes âgée de 16 ans. Elle a lu le roman quand elle en avait douze ! Inutile de dire que je lui ai répondu tout de suite. Le second message venait d’une enseignante qui travaille dans un lycée français aux Etats-Unis. Elle m’avait demandé si j’étais prêt à venir parler à ses élèves. J’avais répondu que j’en serais ravi. Aujourd’hui, elle m’a demandé si, dans l’hypothèse où les élèves étudieraient La Maladie de Sachs, je serais d’accord pour que le roman soit sur la liste de leurs bouquins pour le bac. « Je ne sais pas si vous considèreriez cela comme un honneur, ou comme le début d'une fossilisation prématurée de votre œuvre » ajoutait-elle. Je lui ai répondu que j’avais beaucoup râlé quand j’étais au lycée contre les classiques poussiéreux qu’on nous infligeait, alors je suis heureux qu’on fasse lire un de mes bouquins tant que je suis vivant et que je peux répondre aux questions des jeunes lecteurs !

mercredi 20 novembre 2013

Personne sur cette terre - par Mathilde

 

Ce texte est la suite (et la fin) de "Les filles comme moi" et "Les femmes qui n'ont pas été aimées depuis longtemps", publiés il y a quelques semaines.  Merci encore une fois à Mathilde de me les avoir confiés. MW 

 

 

2 novembre 2013

Je suis cette personne sur cette terre qui ne t'admire plus. Personne pour toi. Une personne.
Je suis cette femme qui t'a attendu quelques mois. Et qui ne t'attend plus.
Je suis cette femme qui prend le temps de la déconvenue. Une chance donnée à cet aveugle qui se pense au-delà de la vision commune. Il explique, il prône l'amour, le revendique.
Il n'a pas peur des mots.
J'ai eu le choix dès la rencontre. Te croire ou savoir que le sentiment prend le temps de naître.
J'ai préféré la faiblesse. Parce qu'être faible, c'est renoncer à la lucidité dévastatrice. Idéalisme forcené intimement lié à cette perspicacité incontournable.
Tu ne me sais pas. Tu ne m'as voulue que pour mon regard. Celui que je porterais sur toi si tu me disais les mots qu'il fallait. Tu aimes que l'on t'aime.
Tu aimes que l'on t'aime. J'ai compris tout de suite. Je n'ai pas voulu m'entendre me le crier. Parce que cela aurait signifié renoncer d'avance. Tout de suite. Ne pas donner de chance à l'improbable rencontre. Alors, j'ai fait semblant.
Semblant de te croire, semblant de t'aimer, de te penser bon, autre...
Des perches tendues vers ton humanité. Mon insistance n'était que cela. Tu m'as crue, je me suis crue dépendante de toi. Seulement de ton humanité. Plus difficile était de reconnaître que je m'étais trompé. Trompée. Tu es trop haut, l'écrivain. Trop haut pour voir, pour me voir.
Mes messages comme des invitations à descendre un peu, pas tant que ça. J'étais tout proche de toi. Tu as préféré me penser bien au-dessous. Alors, j'ai attendu, continué de rêver alors que tes mots ne me berçaient d'aucune espérance. Entre tes lignes bienveillantes, suintaient ta hauteur, le lien contrefait.
Je me heurtais à mes vaines tentatives de te montrer que je n'étais pas dupe. Tu n'as pas voulu voir. Tu n'as pas voulu me voir.
Et aujourd'hui, la preuve donnée par ton silence.
Tu écris, me dis-tu.
Personne ne peut croire qu'écrire soit le seul obstacle à la pensée pour un être loin.
Qui es-tu auteur ? Hauteur que tu ériges de toute sa légitimité. Tu écris.
Qu'est-ce que tu écris l'écrivain ?
L'amour, l'humanité ? Encore ?
Pour que l'on te dise, encore, quel humaniste tu es ?
Je suis cette personne avec laquelle tu n'as pas été bon. Je suis personne. Tu revendiques ce terme. Tu assènes, mauvaise foi, m'impose l'exigence de l'écrivain.
Tu me prends pour l'idiote qui ne sait rien, qui ne sait pas encore.
Humiliant.
Le seul mot qui convienne.
Tu ne lis pas ce que je t'écris. Juste me convaincre. Le plus important pour toi. Convaincre de ta bonne foi.
Ton refus d'affronter mes mots me blesse. Tu écris comme si tu ne les avais pas lus.
Tu les as trop bien compris. Seulement, tu écris.
Quand tu auras fini d'écrire, tu iras dire, lire.
Pour que l'on te dise que tu es bon. Tu y tiens tant à cet adjectif.
Tu fais de ton mieux. Tu fais de ton mieux mais pas le meilleur.
Avec cette personne que je suis.
Cette personne que tu as embrassée dans le cou chaque fois que tu lui as écrit, dis-lui maintenant que tu ne veux plus le faire. Le silence de ceux qui n'ont pas les mots, pas le ventre.
Pour ne pas voir dans ce miroir que je te tends ce qui te fait si banalement humain.
Tu ne veux blesser personne. Alors, tu fais le sourd puis l'aveugle et ensuite le muet.
L'humanité, l'écrivain. Est-ce ceci ?
Imposer le silence à l'être qui t'attend, qui attend. Qui n'attend plus.
La personne qui existe par-delà tes mots. Plus résistante que tu ne le crois.
Tu ne me seras jamais indispensable. Tu n'auras pas voulu me connaître.
Je me risque à la hardiesse d'aller jusqu'au bout. Désarmée, juste assez acerbe pour te dire les mots qui ne sont pas des poses d'écrivain. Mes mots me servent à ma vérité, à approcher absolument l'autre. Non pas à le séduire pour qu'il m'aime.
Tu voulais que je t'aime sans faire de bruit, les bras ballants, bouche bée.
J'aurais aimé que tu m'aimes en retour. Simplement.
De temps en temps.
Peu importe comment.
Mais vraiment.
Je ne suis pas cette idiote.
Cette idiote qui n'existe que dans ton regard. Par son regard.
D'écrivain.
Je t'invitais seulement à me rencontrer. Quelques pas que nous aurions osés l'un vers l'autre.
Pour voir.
J'ai amorcé la marche, tu as fait mine d'avancer.
Tu me dois de savoir qui je suis. Contre toi, je lutte une dernière fois.
Contre cette tendresse offerte puis confisquée.
Je te la rends, l'écrivain.
Je pars écrire.
J'espère ne pas devenir sourde, aveugle et muette d'être lue.
Je penserai à toi pour ne pas offrir à d'intègres âmes la crème apaisante dont tu les enduits pour qu'ils t'aiment.
Je penserai à toi quand il s'agira de résister au chant des sirènes.
Pour écrire ma vérité, celle que je suis capable d'accomplir.
Je suis peut-être cette seule personne qui te le dit. Cela fera de moi une indigne, une mauvaise joueuse ou pire, une malade aliéné par sa fièvre. Mais cela ne me fait plus peur face à la complaisance. 
La fièvre, je me la garde, j'aurais aimé te l'offrir.
Ici ou là... j'ai aimé cette expression de toi.
Un jour ou l'autre aussi... pourquoi pas ?
Peut-être...
Si j'ai envie...
Tu verras bien...

J'écris. Me dis-tu comme l'argument incontournable.
Petite idiote, me dis-tu ainsi. C'est incroyable et pourtant c'est ce que je te demande de croire.
Tu écris. Noble tâche.
Je t'écris. J'aime prendre ce temps de t'écrire pour ainsi espérer que la personne que je suis, personne, puisse percer l'épaisse enveloppe de ta bonté. Je prends ce temps de t'écrire pour enfin écrire à d'autres. Pour enfin écrire.
Je ne suis que cette personne sur cette terre qu'il te sera facile d'oublier, si ce n'est déjà fait. Tu en as tant d'autres. Écrire sert à cela. Tu le sais.
Je t'écris parce que j'aurais aimé que tu ouvres tes yeux sur les miens. Tu aurais vu qu'ils n'étaient pas seulement bleus. Aujourd'hui, il pleut. Comme souvent. Le gris passe, envahit l'azur.
Le gris d'une existence parsemée de dos qui se tournent. Tu n'y es pour rien. Tu n'es qu'une personne de plus à croire encore me sourire alors que je vois déjà les talons se tourner.
Je te rends la liberté dont une petite personne peut te priver.
Ici ou là... un jour ou l'autre...
Je serai là. Quelque part dans le brouhaha de ta vie d'écrivain si bien remplie.
J'aurais fait ce court passage que l'on nomme éclair. Féroce atterrissage sur cette terre desséchée. L'aridité de tes mots avant même que tu n'aies pu poser tes lèvres sur ce cou.
Ma fierté, je la revendique ainsi. Offrant, en me retirant, ce que j'avais envie d'offrir.
Mes mots, ma peau.
Je suis cette personne qui dit au revoir.
Cette personne qui dit dommage plutôt que la hargne.
Je suis cette personne sur cette terre qui apprendra davantage à donner son désarroi qu'à se taire pour le masquer. Ma fierté c'est dire. Ainsi revendiquée, assumée, elle est pour toi l'écrivain voyageur.
Parce que je ne veux pas m'être trompé tout à fait, je t'offre ma dignité.
Ici ou là...
un jour...
Peut-être...
Peu importe...
Nous vivons sur cette même terre.
J'aime croire que chacun apprend autant que l'autre. Je suis cette personne que tu as croisée sur cette terre.
Tu écris.
Tu n'auras pas su qui j'étais.

Mathilde

 







mercredi 16 octobre 2013

Fictions et essais pour professionnels de santé en formation


Des films, des séries, des romans et des essais qu'on devrait (à mon humble avis)  donner à voir/à lire à tous les professionnels de santé - à commencer par les étudiants en médecine.

Toutes ces oeuvres de fiction et essais soulèvent des questions essentielles sur la nature du soin et de l'altruisme, les relations patients-médecins et patients soignants, la "nature humaine" et l'éthique biomédicale. Ils peuvent servir de matériau pédagogique au cours de la formation. 

Ils peuvent aussi faire l'objet de débats sur le rôle et le statut des soignants dans les différentes professions : médecins, infirmier(e)s, kinésithérapeutes, orthophonistes, psychologues, etc.

(Listes non limitatives, par ordre alphabétique)

Films :

Akihige (Barberousse, Kurosawa Akira, 1965)

Amour (Michael Haneke, 2012) 

Johnny Got His Gun (Dalton Trumbo, 1971)
Bande annonce
Film entier 

M*A*S*H (Robert Altman, 1970)

Memento (Christopher Nolan, 2000)

People Will Talk (On murmure dans la ville - Joseph Mankiewicz, 1951)

Sept Morts sur Ordonnance (Jacques Rouffio, 1975)

The Hospital (Arthur Hiller, 1971) 

The Miracle Worker (Miracle en Alabama, Arthur Penn, 1962)

Wit (Bel esprit, Mike Nichols, 2001)


Romans et nouvelles :

The Body in the Library (Anthologie - Iain Bamforth, 2003) 

The Cider House Rules (L'oeuvre de Dieu, la part du Diable, John Irving, 1985)

The Doctor Stories (William Carlos Williams, 1984)

The House of God (Samuel Shem, 1978)

Le Journal d'une femme en blanc (André Soubiran, 1963)

Middlesex (Jeffrey Eugenides, 2002)

Le Passage (Jean Reverzy, 1954)

La Peste (Albert Camus, 1947)

Récits d'un jeune médecin (Mikhail Boulgakov, 1925-1926)


 Séries :

Becker 

Chicago Hope 

ER (Urgences) 

Grey's Anatomy  

House, M.D. (Docteur House)


M*A*S*H

Masters of Sex


Scrubs

St Elsewhere


Essais/Textes autobiographiques :


Changer de sexe - identités transsexuelles (Alexandra Augst-Merelle & Stéphanie Nicot, Le Cavalier Bleu, 2006)

La Consultation (Norbert Bensaïd, Mercure de France, 1974) 

Contre-Visite (Marie Didier, Gallimard 1988)

Hosto-Blues (Victoria Thérame, Des femmes, 1976 - Rééd. 2007)

La Maladie Humaine (Ferdinando Camon, Gallimard "Du monde entier" 1991)

Mars (Fritz Zorn, Gallimard "Du monde entier" 1977)

She's not there - A life in two genders (Jennifer Finney Boylan)

La Ventriloque (Claude Pujade-Renaud, Des femmes, 1978)

Une mort très douce (Simone de Beauvoir, Gallimard 1964)

















 





vendredi 11 octobre 2013

Ecrivains/médecins - par Mar(c)tin Winckler


Quels sont les écrivains-médecins que vous admirez le plus ?

Que l’auteur soit médecin ou non m'importe peu, c’est le livre qui compte. Et même si mon intérêt pour le soin et le partage me pousse vers certains types de livres, ils ne sont pas tous "médicaux" ou inspirés par la médecine. Et ceux qui m’ont marqué n’ont pas tous été écrits par des médecins. Je pourrais citer Le Passage de Jean Reverzy, Contre-visite de Marie Didier, Les hommes en blanc d’André Soubiran, les Doctor Stories de William Carlos Williams, les Contes de Jacques Ferron, Une éducation anglaise de Christian Lehmann ou Les Aventures de Sherlock Holmes mais aussi La ventriloque de Claude Pujade-Renaud, Hosto-Blues de Victoria Thérame, Le spectateur de Daniel Zimmermann, La Peste d’Albert Camus, Middlesex de Jeffrey Eugenides, L'enterrement de François Bon, Tom est mort de Marie Darrieussecq, Philippe de Camille Laurens, Mars de Fritz Zorn, La maladie humaine de Ferdinando Camon, La Maîtresse de Wittgenstein de David Markson, Cigarettes de Harry Mathews, The Cider House Rules de John Irving, The House of God de Samuel Shem, W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec… D’ailleurs, ma thèse de doctorat en médecine était dédiée à la mémoire du Docteur Bernard Dinteville, personnage discret de La Vie mode d’emploi ! Ce que j’admire, c’est le travail, l’intelligence, la sensibilité, l’engagement que je perçois dans les livres qui me touchent.  

Vous ne citez pas Céline…

Non. Je me refuse à le lire. Je ne reprocherai à personne de le lire, et je m’opposerais à ce qu’on brûle ou censure ses textes, car il faut qu’ils puissent être étudiés – comme Mein Kampf, d’ailleurs – mais je déteste la haine, je lis par plaisir et pour m’éclairer sur le monde, et les « qualités » supposées de son écriture ne sont pas suffisantes, en elles-mêmes, pour que je m’immerge dedans. A mes yeux, les « accomplissements » artistiques d’un homme ne justifient jamais d’absoudre son comportement en tant qu’être humain, car ils ne lui sont pas extérieurs. Ce que raconte un écrivain et la manière dont il le raconte ne peuvent être séparés de ce qu’il est, de ce qu’il pense, de ce qu’il fait. Dire : « Céline était une crapule, mais c’est tout de même un grand écrivain », cela laisse entendre que l’homme et ce qu’il produit peuvent être considérés selon des critères moraux distincts, a fortiori si le type en question est mort. Or, les valeurs morales d’un écrivain guident ce qu’il raconte et sa manière de le raconter, et survivent, dans ses textes, à son existence physique ; mais de plus, à mon sens, une pareille dichotomie n’est pas défendable, car elle sous-entend que la production artistique finit par s’affranchir des valeurs morales qui l’ont produite. Or, notre appréciation de l’art clame le contraire : il ne viendrait à l’idée de personne de déclarer que El Tres de Mayo de Goya ou Guernica de Picasso n’ont rien à voir avec leur sentiment de colère et d’injustice devant les atrocités que leurs tableaux décrivent. Il ne viendrait à l’idée de personne de déclarer que Le triomphe de la volonté de Leni Riefenstahl ou Octobre de Eisenstein ne sont pas des films de propagande. Ce que j’entends dans le « Céline était une crapule, mais c’est tout de même un grand écrivain », est à mon sentiment une déclaration complaisante qui suggère que le « style célinien », comme disent les exégètes, serait aujourd’hui – grâce à des vertus qu’il faudrait d’ailleurs définir – innocent des intentions de l’auteur. Ou encore qu’il y aurait deux Céline, l’auteur des « chefs-d’œuvre » et l’auteur des pamphlets antisémites, lesquels n’auraient rien à voir l’un avec l’autre. On ne peut pas défendre d’une part que Céline est un humaniste dans Le Voyage et, d’autre part, qu’il s’abstient de l’être dans Bagatelles… S’il était montré qu’après avoir écrit Mort à crédit, Céline a pris des drogues hallucinogènes et qu’il a écrit Bagatelles pour un massacre et les autres pamphlets en état de délire paranoïaque permanent, on pourrait débattre. Mais ça ne résoudrait pas la question de savoir pourquoi, après son amnistie, il ne regrette pas publiquement avoir incité au massacre. Il dit avoir péché par vanité, mais il ne regrette rien. Cela aussi dénote une posture morale particulière. Rien, ni dans l’attitude de Céline, ni dans celle de ceux qui l’admirent, n’est parvenu à me convaincre que je peux me laisser pénétrer par la grandeur de sa prose sans risque de valider l’hypothèse de « l’art innocent des intentions ». Cela équivaudrait à admettre que les valeurs qu'il défend, dans ses « chefs-d’œuvre » comme dans ses pamphlets, n’ont plus d’importance aujourd’hui. Et je ne veux pas dire « J’ai lu Céline », inviter à ce qu’on me demande : « Qu’en pensez-vous ? » et me retrouver entraîné dans une discussion sur ses qualités d’écrivain. C’est une discussion que je choisis de ne pas avoir. Philip Roth revendique le droit de « suspendre sa conscience juive » à l’égard de Céline. Je respecte son désir, mais en échange je revendique celui de ne pas suspendre ma conscience d’individu en ce qui le concerne. Et de faire ce choix sans qu’on m’accuse d’obscurantisme littéraire. Car encore une fois, chacun est libre de le lire et d'en penser ce qu'il veut. Pourquoi ne serais-je pas libre de ne pas le lire ? Pourquoi mon refus ne serait-il pas tout aussi respectable et légitime, intellectuellement parlant ?


En résumé : je n'ai pas de mépris pour Céline et ses livres (et encore moins pour celles et ceux qui le lisent) car je n'ai de mépris pour personne (je peux être défiant ou en colère, mais je ne méprise pas) ; je ne nie pas son importance littéraire (ne l'ayant pas lu, je ne vois pas comment, et de toute manière, je ne suis pas un contrôleur de qualité) ; je refuse, tout simplement, de le lire et de discuter de ses livres. C'est aussi simple que ça. 

Après que j'ai posté une première version des paragraphes qui précèdent sur ce blog, un lecteur (Sylvain Ask) m'a fait remarquer très justement qu'un des personnages les plus attachants de La Maladie de Sachs s'appelle Madame Destouches. D'autres y avaient vu un hommage à Céline. Or, mon intention initiale était d"inverser les repères habituels : donner à tous les patients des noms d'auteurs parce que ce sont tous des narrateurs, donner à la maladie des soignants le nom d'un de ceux qui en souffre. J'ai baptisé "Destouches" une femme impotente, qui n'a rien et cependant protège jusqu'au bout son fils handicapé. Autrement dit, à mes yeux, un modèle d'altruisme méconnu et mésestimé - tout le contraire d'un "Hécrivain" panthéonisé (au sens propre ou figuré). Dans mon esprit, il ne s'agissait pas d'un hommage à Céline, mais d'un pied-de-nez. 

Cela étant, mes intentions n'engagent personne d'autre que moi ; un livre publié appartient à ses lecteurs, alors on peut le prendre absolument comme on veut... 

jeudi 19 septembre 2013

Les femmes qui n'ont pas été aimées depuis longtemps - par Mathilde

(Suite de "Les Filles comme moi...") 



Septembre 2013


Tu m'embrasses, l'écrivain. Tu m'embrasses dans le cou chaque fois que tu m'écris.
Les femmes qui n'ont pas été aimées depuis longtemps redeviennent des jeunes filles. Une innocence reconstituée à mesure que le désamour détricote la force qu'elles ont mis une vie à espérer bâtir.
Tu m'embrasses l'écrivain. Cela suffit à envahir mes nuits. De prégnants songes sans véritable sommeil. Nuit entière de peau. Des mots aux sensations, plus vives que réelles. Le matin, l'impression d'avoir vécu. Tu m'as embrassée l'écrivain. Tes lèvres sur les miennes.
Je me souviens.
La mémoire des femmes qui n'ont pas été aimées depuis longtemps surgit. Le diablotin. Un sursaut. Un éclat. Un mot suffit pour libérer les millions de papillons séquestrés. On les croyait morts. Pire, envolés. Ils auraient fuit par trop de déconvenues.
Ici personne n'aimera plus. Jamais.
Une seule fonction. Celle du corps qui consentira à vibrer encore. Un homme qui passera par là.
La survivance des sens qui ne veulent pas mourir avec l'âme.

Tu m'embrasses dans le cou. Parce que tu es loin.
L'écrivain sait-il que c'est pire que n'importe quelle nuit?
Qui sait que cela fera plus facilement perdre la raison que mille mots, autant de gestes d'amour auxquels les femmes qui n'ont pas été aimées depuis longtemps ne croient plus ?
Tu m'embrasses dans le cou pour que je brûle de promesses que tu ne m'as jamais faites.
Tout un art...
Tu le sais toi, l'écrivain. Tu le sais mieux que quiconque parce que tu es écrivain et que tu écris pour cela. Pour que les femmes qui n'ont pas été aimées depuis longtemps se pâment. Pour que tes mots aillent remplir les vides, s'infiltrer dans les plus minces interstices du manque. Elles ne peuvent ainsi plus se passer de tes simples petits mots de rien du tout qui les ébranlent, ces pauvres femmes qui n'ont pas été aimées depuis longtemps.
Tu sais que c'est ce qu'il faut dire. Tu sais qu'il faut l'écrire pour que je reste accrochée à ta réserve.
Tu y réussis. Mais tu ne sais pas.
Tu ne sais pas parce que cela t'arrange de continuer de l'ignorer. Tes paumes fermement collées sur tes oreilles. Comme les enfants qui ne veulent pas entendre. Qui crient plus fort.
Les frissons n'ont pas encore tué ma fierté. L'on peut ne pas avoir été aimée depuis longtemps et être encore. Tous. Toutes refusent de le croire. De le voir.
L'amour est bête, l'amour est le plus sûr chemin vers le ridicule. Il nous fait tomber plus haut que terre.
Pourtant.
Pendant que j'attends ces baisers dans le cou, je reste la même. Je m'évertue.
L'écrivain. Tu me pousses à être. Encore plus. Tu n'avais pas pensé à ça. Je t'en remercierais presque.
Ma tête me rappelle à l'ordre.
Le frisson. La raison. Le combat que je mène encore. Une guerre que je te livre, que je me livre.
J'existe en ça aussi l'écrivain. Tu ne le sais pas parce que cela te demanderait l'effort de la reconnaissance. L'effort de te rappeler que les écrivains sont souvent des hommes qui n'ont pas été ignorés depuis longtemps.
Tu préfères ne pas y penser. Je te comprends. Tu préfères ne pas y penser et déployer tes ailes de fatuité. Pour t'envoler, l'écrivain.
T'envoler le plus haut possible en m'emportant avec toi, précaire arrimage à un, deux, trois mots. Un, deux, trois baisers. Tu ne peux voler seul. Tu ne sais voler seul.
Tu bats des ailes, tu m’envoles avec toi. Tu m'emportes, alors tu es bien.
Les mots sur le clavier.
Ta spécialité.
La mienne aussi. Tu n'y penses même pas. Au-dessus du vide, je pressens les attaches défectueuses.
Les femmes qui n'ont pas été aimées depuis longtemps n'ont peur de rien. Peur de tout.
Ça peut faire rire. Ça fait souvent rire.
C'est pour ça que je ne dis rien.
La honte.
Honte, d'être là, si haut. Pendue à tes mots. Une corde de rien à mon cou. Solidement nouée. Ce cou sur lequel tu déposes tes baisers.
Tu m'embrasses dans le cou. Tu es écrivain. Tu sais l'écrire.
Tu me parles de mes yeux alors que je sens mes forces s'épuiser.
J'ai peur. Je vais tomber. Je te le dis.
Tes beaux yeux bleus...
Retiens-moi, je vais lâcher.
Tes beaux  yeux bleus...
Le vent dans tes ailes t'empêchent de m'entendre. Je crie à demi-mots. Je sais faire moi aussi.
Tes beaux yeux bleus...
Écoute l'écrivain ! Au lieu de me regarder et de vouloir que je me taise.
Tes beaux yeux bleus...
Tu parles tout seul. Tu t'adresses à ton désir de plaire, tu admires le regard que je porte sur toi.

Le bleu de mes yeux comme un bâillon. Des yeux aveugles sous prétexte que les femmes qui n'ont pas été aimées depuis longtemps plient sous le premier compliment venu. C'est ce qui est drôle l'écrivain.
Le pouvoir de l'auto-dérision. Aussi.
Les films de mes heures volées. Je riais plus jeune de la mythique réplique de Jean Gabin.
À moi, on ne la fera jamais !
Punie d'avoir su si tôt ?
Ce fut toujours les premiers mots que j'entendis.
Ce qui est plus drôle encore, c'est cette oreille que tu gardes sourde à ce que j'y hurle avec adresse.
Peut-être as-tu compris en revanche que je n'étais point femme à forcer les barrages. Trop fière.
Tu bats des ailes, pénétré d'une sérénité toute offerte à tes pieds. Tu jouis peut-être, de te sentir si fort. Cet amour-là te suffit. Celui que tu insuffles pour que l'autre te le porte.
Et qu'ensuite, tu peux refuser.
Tu aimes l'amour. Tu me le dis. Tu me l'écris.
Pour faire de moi ton obligée.
Obligée d'une satisfaction de pacotille. Une dose. « Je pense au bleu de tes yeux ».
Ma dose. Très vite, j'en veux encore. J'en veux plus.
Ton pouvoir s'oppose à ma naissante dépendance. C'est ici que les choses s'arrêtent.
Susciter le désir. L'entretenir ensuite.
C'est ça hein, l'écrivain ?
T'oublier dans ce désir de plaire, que la reconnaissance de tes pairs ne suffira pas à contenter. T'oublier jusqu'à salir de tes propres mots les valeurs que tu prônes. Puisque l'on t'écoute.
Puisque partout où tu passes, on t'écoute.
Je suis cet être humain que tu aimes comme ton frère. Je suis cet homme que tu entends défendre avec tes mots.
Opprimée par tes soins. Par ton amour de l'amour. Dépendance.
L'on sous-estime les femmes qui n'ont pas été aimées depuis longtemps. Des proies faciles. 
Pourtant, mes yeux, dont la couleur a si peu d'importance, sont grand ouverts. Des yeux qui acceptent d'être aveugles juste pour entendre les mots d'un sourd.
Je t'aime malgré ça, l'écrivain. Parce que je te reconnais.
Je t'aime parce que nous sommes mêmes. L'arrogance joue dans tous les camps. Et l'on en change si vite !
Je te veux mon égal. Je me réclame de la même déficiente humanité. 
Nous aimons comme nous souffrons. La sagesse n'existe qu'aux yeux de ceux qui se protègent.
Je veux que mes mots triturent mon propre ventre.
Entends-moi, l'écrivain.
Regarde-moi dans les yeux et non dans les tiens. 

Après cela, seulement, je te laisserai me tourner le dos.