Depuis l'épisode précédent, j'ai beaucoup lu, et amassé bien des informations, et je me sens de plus en plus submergé.
Car, à mesure que mon intrigue se construit (j'en ai déjà les grandes livres, les personnages principaux, le début, le milieu et la fin, et un certain nombre d'autres "balises"), je me rends compte peu à peu de l'ampleur de la tâche. Situer un roman pendant l'Occupation, c'est prendre en compte d'innombrables éléments qui faisaient partie de la vie quotidienne des Françaises et des Français à une époque difficile et très en rupture avec tout ce qui avait précédé et ce qui a suivi.
Un exemple très simple : si je veux qu'un personnage se déplace, de nuit, dans une ruelle humide et sombre, je dois non seulement penser à l'éclairage (présent ou absent) des rues, à ce qui recouvre le sol, à ce qui se trouve dans la rue, etc. Mais en 1942, je dois aussi penser à ses souliers. Au beau milieu de l'Occupation le cuir était introuvable en raison des restrictions et des réquisitions opérées par l'armée allemande ; quand on faisait ressemeler ses souliers, il fallait leur mettre des semelles en bois. Bruyant, quand on marche dans la rue... Et le bois sur des pavés mouillés, ça glisse...
Et donc, mon héroïne, si elle arrive en 1942 avec des chaussures de 1968, celles-ci auront l'air... déplacées. Etranges. Surtout si ce sont (par exemple) des tennis en toile avec des semelles en caoutchouc, très banales au cours des années 60, surtout au printemps... mais qui n'existaient pas en 1942...
Du fait même de l'extrême dureté de la vie pendant la guerre, je me rends compte que faire passer un personnage de 1968, année de richesse (que j'ai connue), à 1942, année de restrictions extrêmes (que je découvre), ça demande beaucoup d'attention et de précision, si je veux que mon récit semble plausible...
Il est question du trajet de Rajsfus dans l'un des livres que je lis en ce moment : The Unfree French de l'historien britannique Richard Vinen, consacré à la France pendant l'Occupation. Ce livre passionnant et brutal n'a pas été traduit, alors qu'il date de 2006, et c'est très dommage. C'est une histoire sociale de la période, racontée par ses acteurs : Vinen a puisé dans les innombrables témoignages rédigés à l'époque ou juste après la guerre.
Le tableau est infiniment pire que ce qu'on voit dans les fictions.
En parallèle, je lis un autre livre, français celui-là : Les Français au quotidien 1939-1949 de Eric Alary, Bénédicte Vergez-Chaignon et Gilles Gauvain. Les deux ouvrages se complètent et se répondent, et donnent de l'Occupation et de la vie quotidienne une description impressionnante.
Deux documentaires viennent à l'appui (visuel) de ces livres :
Je ne vous cache pas que l'immersion dans cette période est très éprouvante. Moins éprouvante que de l'avoir vécue, bien entendu, mais plus que je ne l'imaginais. J'ai grandi à une époque où les films de guerre étaient légion, mais ils parlaient surtout de "hauts faits d'armes" (ou de résistance), pas de la vie au jour le jour de madame et monsieur tout-le-monde, du port de l'étoile jaune, des vieillards, des enfants, des personnes handicapées. Ils montraient la violence et la mort de manière "stylisée", mais pas la faim, le froid, la fatigue extrême d'avoir à faire la queue pendant des heures pour s'entendre dire qu'il n'y a plus rien à vendre ou à marcher des kilomètres pour aller travailler.
Ces livres, en revanche, le restituent dans les moindres détails.
(A noter qu'Eric Alary, historien spécialisé dans la période, a beaucoup écrit sur la Touraine et la ligne de démarcation. Ses livres sont un des piliers de ma documentation, ainsi que les conférences ou les émissions de radio innombrables auxquelles il a participé.)
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Lire tout ça est difficile (je fais des pauses souvent et je lis les livres en épisodes), mais entendre des extraits d'émissions de propagande dans lesquelles on parle des Juifs ou des Tsiganes comme des "parasites" qui profitent de la richesse française et méritent d'être expulsés du pays est proprement glaçant, d'autant plus qu'en 2024, les propos fascistes et racistes qu'on peut entendre aux Etats-Unis, en Italie, en France et même au Québec, n'ont rien à leur envier.
Incidemment, l'écoute de ces émissions d'époque remet en perspective certaines figures "célèbres" (et célébrées) du Panthéon culturel français. L'émission consacrée au cinéma pendant l'Occupation illustre les contorsions auxquelles se sont prêté(e)s, volontiers ou sous la contrainte, certaines vedettes de l'écran. Et au début de l'émission sur Vichy et les Juifs, on entend un certain Chaumet, président en 1940 de l'association des journalistes antijuifs (sic !) déclarer :
"Cet envahissement de la France [par les Juifs] tient tout entier dans une phrase de Ferdinand Céline : 'Un termite, toute la termitière. Une punaise, tout le bois de lit.' "
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Ce qui m'apparaît plus clairement, aussi, à mesure que je lis, regarde et écoute, c'est que 1942 est une année très périlleuse, à tous points de vue, pour situer un roman. Certes, les Etats-Unis sont entrés en guerre après Pearl Harbour, en décembre 1941 et les troupes d'Hitler sont en train d'en découdre avec l'URSS depuis novembre de la même année, mais les jeux ne sont pas encore faits, et de loin. C'est aussi en 1942 que Vichy impose le port de l'étoile jaune, que les rafles de Juifs, d'homosexuels et de Tsiganes prennent toute leur ampleur et que les premiers convois partent de Pithiviers ou Drancy en direction d'Auschwitz et des autres camps de la mort...
En 1942, la fin du cauchemar n'est pas pour demain, loin de là.
Mais c'est pendant cette année-là que j'ai décidé d'envoyer ma protagoniste.
Et, comme elle, sans doute, je me demande ce que je fous là.
Plusieurs lectrices et lecteurs de ce blog (et de ce feuilleton) ont exprimé leur (bonne) surprise en se voyant invité·e·s dans ma "cuisine" (ou mon garage ; je parle souvent de "soulever le capot pour regarder comment ça tourne") et m'en ont remercié.
C'est très gratifiant, et je l'apprécie beaucoup, mais ça me surprend toujours un peu : je ne trouve pas particulièrement extraordinaire de partager ma démarche. Quand j'étais adolescent, je passais mes samedis après-midi chez un ami artiste, Jean-Claude "Grec" Decoudun, et je le regardais peindre pendant qu'on parlait de science-fiction, de jazz et de BD (c'était un grand fan de Gotlib, entre autres). C'est un de ses tableaux que je vous montre ci-dessus. (A la fin de sa vie, il les a photographiés et m'a envoyé un CD des tableaux qu'il préférait...)
Quand je lui demandais pourquoi il utilisait tel pinceau ou telle couleur, il me répondait volontiers et me montrait comment il rectifiait des cartes de marine (c'était aussi un excellent navigateur).
Ca me laissait sans voix : j'étais infoutucapable de dessiner un pot de fleurs, alors le voir peindre me fascinait, même quand il répondait à toutes mes questions. Mais peu à peu, j'ai compris que peindre (ou écrire, ou faire de la musique, car il jouait aussi du trombone ) est un travail.
Et quand on travaille longtemps, patiemment, on acquiert "du métier", comme mon ami Grec, et ça donne aux personnes qui n'ont pas fait le même travail le sentiment que les gestes sont "magiques". Ce qui rend toutes les explications un peu surprenantes... parce que justement, elles n'enlèvent rien à la magie...
Mais cette magie, comme on dit en anglais, elle est in the eyes of the beholder, dans les yeux de la personne qui regarde. Comme quand on voit évoluer un couple de danseurs professionnels, ou une gymnaste qui jongle et fait des acrobaties avec un cerceau... ou un prestidigitateur qui fait disparaître un éléphant.
L'écriture, c'est un peu la même chose. Le roman qui vous transporte, c'est l'équivalent de la séquence de Dansons sous la pluie que Gene Kelly et Stanley Donen et toute l'équipe du plateau ont mise en place, répétée et filmée pendant... trois semaines avant d'avoir obtenu un résultat satisfaisant, c'est à dire une suite de plans et de plans-séquences qu'il a ensuite fallu monter et intégrer au reste du film... Pour cinq minutes de produit "fini", quel boulot !!!
En vous faisant entrer dans ma "cuisine", comme je le fais ici, je ne vous montre pas mon travail -- pour ça, il faudrait que je place une caméra au-dessus de mon épaule et que je filme à la fois mon clavier et mon écran, et que vous regardiez ça pendant... plusieurs heures, plusieurs jours de suite, ce qui serait un tantinet fastidieux.
C e que je vous montre, ce sont les ingrédients. C'est la checklist, les pièces détachées. Et, croyez moi, j'en ai beaucoup plus qu'il ne m'en faut. Une fois que j'aurai fait le tri, faudra monter tout ça.
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Ecrire un roman historique et fantastique (puisque c'est de ça qu'il s'agit) s'accompagne d'un certain nombre de difficultés, surtout quand on veut être "crédible". Je me souviens avoir eu un jour une conversation avec Hervé Gagnon, écrivain et historien québécois, auteur d'excellents romans policiers historiques, au cours de laquelle je lui demandais comment il procédait, et s'il vérifiait tout. Il me répondit que l'essentiel, c'était d'être plausible et de faire confiance aux lecteurs. Quand un personnage ouvre une porte, que ce soit au 20e ou au 19e siècle, il n'est pas nécessaire de la décrire dans les moindres détais. Tout le monde sait ce qu'est une poignée de porte, parce que les portes n'ont pas changé beaucoup en un siècle (ni même en quatre). Ca ne devient nécessaire que si ladite porte (ou sa poignée) ont des caractéristiques qui entrent en jeu dans la narration : un lourd verrou, un judas, que sais-je ? Mais bien sûr, quand il s'agit d'un objet important (usuel ou non), la moindre des choses consiste à vérifier qu'il existait au moment où se déroule l'action. Et aujourd'hui, grâce à n'importe quel moteur de recherche, c'est possible de le faire pour à peu près tout, à l'année près...
Dans le cas qui m'occupe, ce ne sont pas les portes qui me soucient, mais des éléments presque aussi triviaux : les vêtements que portent les personnages, ce qu'ils mangent, comment ils s'expriment, la circulation dans les rues (ce qui y circule)...
Le moyen le plus simple de savoir tout ça, c'est de regarder des films. Le vingtième siècle est celui du cinéma, et l'apport documentaire d'un film sur l'époque à laquelle il a été tourné est inestimable. Et, quand il s'agit d'un film historique tourné bien après l'époque représentée, il en dit beaucoup sur la manière dont on voyait et représentait cette époque lointaine au moment du tournage.
Mais même si on s'en tient à des films qui se passent "dans leur temps", quand on voit Bogart téléphoner dans Le faucon maltais ou Le grand sommeil, on constate que les téléphones des années 40 n'avaient pas la même tête que ceux des années soixante. Outre qu'on évite un anachronisme (il n'y avait pas de téléphone sans fil, à l'époque), ça rappelle aussi que tout le monde n'avait pas le téléphone, qu'il y avait des cabines téléphonique à l'intérieur des cafés, par exemple, et qu'à une certaine époque, pour demander un numéro longue distance, il fallait passer par l'opératrice (qui pouvait par conséquent identifier l'origine de l'appel).
Mais même l'âge d'un téléphone, c'est trompeur. Je revois Frasier (ça se prononce "frayjeur", pas "frazié"), la comédie télévisée, en ce moment. Elle date du milieu des années 90 et je ne me rappelais pas qu'il y avait déjà des téléphones cellulaires à l'époque (avant les smartphones).
(Niles, le plus beau personnage de la série, interprété par l'extraordinaire David Hyde Pierce.)
Or, tous les "détails" et/ou objets usuels peuvent servir d'éléments de narration, même le téléphone. Je m'en suis servi par exemple dans Abraham et fils pour définir les modalités, en 1942, d'une dénonciation anonyme qui n'avait pas laissé de traces.
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Pour (d)écrire de manière plausible la ville de Tours en 1968 et en 1942, j'ai donc entrepris de regarder des films des années 60 et 40 (je vous en ai cité un certain nombre dans l'épisode précédent).
Je n'ai pas encore tout regardé, la liste comporte une quinzaine de films en tout, mais voici ce que j'en ai tiré jusqu'ici (dans l'ordre de visionnage).
La Ligne de démarcation(Cl. Chabrol, 1966) est tournée de manière semi-documentaire et plutôt réaliste, ça se passe en province, dans une ville située au bord d'un cours d'eau qui sert, de fait, de frontière entre la zone occupée et la "zone nono" (non-occupée). La châtelaine (Jean Seberg), d'origine britannique, apporte son concours à un réseau de "passeurs" qui aident des fugitifs à franchir la ligne. Le film s'efforce de représenter une sorte de "micro-société" de l'Occupation : les Allemands, les Français riches (le châtelain, officier de retour de captivité) mais qui ne veulent pas se mouiller, le traître (qui escroque et livre une famille juive à l'Occupant), les résistants, les villageois qui font de leur mieux pour survivre, les hommes réfugiés à Londres qui se font parachuter en zone occupée pour apporter une radio et des informations aux maquisards, etc. Le film n'est pas dénué de "messages" plus ou moins subliminaux sur la résistance ordinaire (des femmes, en particulier), la trahison, le courage, la fidélité, la solidarité face au drame et à l'oppression. Le récit est simple, linéaire, et dans une certaine mesure chaque personnage joue le rôle qu'on attend de lui. Mais ce qui semble aujourd'hui convenu ne l'était peut-être pas en 1966. En tout cas, c'était une entrée en matière intéressante.
La Traversée de Paris(Cl. Autant-Lara, 1956) est plus ancien de dix ans, et plus sombre. Et même très sombre, bien qu'il n'y ait pratiquement pas de coups de feu et pas de morts (du moins, au cours du récit). C'est une comédie noire, dans laquelle un homme ordinaire (Bourvil), "porteur de valises" pour joindre les deux bouts, doit véhiculer un cochon entier entre la boucherie qui l'a découpé (et le vend au noir) et le boucher qui doit le mettre sur le marché. Contrairement à ce que je pensais, ce n'est pas une description du marché noir, mais une analyse assez antipathique de la manière dont les Parisiens font face à l'Occupation. Le protagoniste est en effet obligé de faire équipe au dernier moment avec un inconnu (Jean Gabin) qui, pendant toute leur équipée, lui met des bâtons dans les roues, se moque de lui et le fait tourner en bourrique. Il se révèle être un privilégié, peintre qui vit bien de ses tableaux et qui l'a accompagné "pour voir jusqu'où ça mène". Autrement dit, il s'est offert une visite en touriste parmi les pauvres, cette "saleté de pauvres" (c'est lui qui le dit) qui tentent de survivre. C'est un film très antipathique, dans lequel aucun personnage n'est attachant, et qui se termine de la manière la plus sombre qui soit : même en temps de guerre, les riches s'en tirent toujours, et les pauvres portent les valises des autres.
Le film ne dit pas grand-chose sur l'Occupation, il en dit bien plus sur le regard du cinéaste, mais je n'arrive pas à déterminer si ce regard est nihiliste et méprisant, ou s'il se veut une analyse mordante de la lutte des classes en temps de guerre. En tout cas, je n'ai pris aucun plaisir à le voir...
Le Père tranquille(René Clément, 1946) est un film infiniment plus sympathique. Inspiré par des personnages réels, il met en scène un petit homme discret (Noël-Noël), fonctionnaire retraité, qui passe son temps à faire pousser des orchidées mais est en réalité chef d'un réseau de résistance provincial. Et cela, à l'insu de sa famille - sa femme n'y voit que du feu, son fils (José Artur, tout jeune) le prend pour un planqué et brûle d'entrer dans la Résistance, et sa fille finit par le percer à jour. C'est un film réaliste, mis en scène de manière très économe, qui m'a fait penser aux films britanniques de la même époque, où la gravité et le drame sont contrebalancés par des moments de comédie inhérents à la situation et qui ne sont jamais gratuits.
C'est un film aussi chaleureux que le précédent est froid. Il n'a pas la réputation du film d'Autant-Lara, mais il me semble plus proche, dans le temps et dans l'esprit, de ce que devait être vraiment la vie sous l'Occupation, y compris dans des familles dont certains membres avaient, à l'insu des autres, une activité clandestine. Comme dans le film de Chabrol, le rôle des femmes dans la transmission des informations et la cohésion des réseaux est bien montré. La Résistance n'aurait pas pu s'organiser et survivre sans elles.
La Grande Vadrouille(G. Oury, 1966) est une comédie, l'un des plus grand succès du cinéma français, et je me suis décidé à le revoir avec réserves (j'ai dû le voir quatre ou cinq fois pendant mon adolescence - au cinéma à sa sortie et à la télévision par la suite), tant je craignais de m'infliger un pensum. Eh bien, j'ai passé un très bon moment. C'est un film authentiquement drôle, grâce au duo Bourvil-De Funès mais aussi au trio qu'ils font avec Terry Thomas (une scène aux bains turcs absolument hilarante, à bien des niveaux, quand on devine que si le pilote anglais a donné rendez vous là à des résistants, c'est qu'il a dû fréquenter l'endroit assidûment avant-guerre, et pas seulement pour les eaux...).
L'argument est simple : deux Français que tout sépare - un peintre en bâtiment et un chef d'orchestre de l'Opéra - aident trois parachutistes britanniques abattus au-dessus de Paris à franchir la ligne de démarcation. Le scénario est très bien écrit et cohérent, les dialogues excellents, le jeu des acteurs, les gags visuels et de slapstick tout à fait réussis. Ca m'a rappelé les films de Buster Keaton et de Mack Sennett (c'est une course poursuite avec l'armée allemande dans le rôle des Keystone Cops) mais il m'a fait aussi penser (je sens que certains vont hurler, mais j'assume) à la plus grande comédie qui se déroule pendant la seconde guerre mondiale : j'ai nommé To Be or not to Be d'Ernst Lubitsch (1942), que je ne saurais trop vous recommander si vous ne l'avez jamais vue ou pas revue récemment.
C'est à ce pur chef-d'oeuvre que le film rend hommage, à mon avis, et cela sans se déshonorer ni déshonorer son modèle.
Il y a dans le film de G. Oury une folie burlesque réjouissante, sans une seule de ces plaisanteries graveleuses ou scatologiques dont les comédies françaises sont pourtant friandes. Et ici encore, des femmes (interprétées par Marie Dubois, Colette Brosset et Andréa Parisy) jouent un rôle actif et majeur et non "utilitaire" dans l'histoire. C'est drôle, c'est efficace, et historiquement parlant, ça ne raconte pas n'importe quoi ; la contribution des nonnes des Hospices de Beaune à l'équipée des fugitifs a eu un équivalent dans la réalité : lesdites religieuses ont effectivement caché, pendant des mois, un chef de réseau au risque de se faire arrêter et fusiller.
A mes yeux, La Grande vadrouille est en un sens une oeuvre de compagnonnage, de par le principal moteur qui anime ses personnages : la solidarité.
Last but not least, j'ai revu Le chagrin et la pitié - chronique d'une ville française sous l'Occupation(Marcel Ophuls, 1969). Commandé par la télévision française, ce documentaire de quatre heures en deux parties raconte la période à travers des images d'archives mais aussi grâce à des entretiens avec des témoins français, allemands et britanniques -- soldats d'occupation, résistants, collaborateurs plus ou moins avoués, hommes politiques et "simples citoyens".
C'est un document passionnant et exceptionnel, qui contribua à mettre à mal l'image d'Epinal qui prévalait après-guerre - celle d'une France unanimement hostile à l'occupant. On y apprend une foultitude de choses et il peut être revu deux ou trois fois sans effort tant il est riche et dense.
Preuve qu'il "gênait aux entournures", la télévision refusa de le programmer une fois terminé et c'est grâce à une sortie en salles qu'il toucha le public français. D'après Marcel Ophüls, le directeur de la RTF serait allé demander au Général de Gaulle ce qu'il pensait de la diffusion de ce document "révélant des vérités encombrantes". De Gaulle lui aurait répondu "Les Français n'ont pas besoin de vérité mais d'espoir."
Je n'en ai pas trouvé de bande-annonce en français (c'est dire...) mais on peut voir beaucoup d'extraits et l'intégralité du film en ligne sur divers sites...
Du point de vue strictement factuel, Le Chagrin est l'oeuvre la plus éclairante de cette liste, bien évidemment, mais il met en relief la manière dont chacun des autres films représente et reflète fidèlement ou au contraire "romance" l'ambiance de l'époque.
Dans le prochain épisode, je vous parlerai d'autres films et des premiers documents écrits que j'ai consultés ces dernières semaines.
Contrairement à Franz en Amérique, pour lequel je me suis essentiellement documenté sur la période 1968-1972 à Oakland, Cal. et dans la baie de San Francisco, le roman actuel, Some Other Time/Une autre fois m'oblige à faire des recherches à deux périodes différentes de l'histoire de Tours : 1968 pour la première partie du roman, 1942 pour la seconde.
Pour la première partie, c'est relativement facile : j'étais déjà un spectateur de l'actualité française et je ne manque pas de repères. La période m'a toujours intéressé, et j'ai déjà beaucoup lu à son sujet, ma recherche est donc principalement locale : que s'est-il passé à Tours au printemps 68 ?
Afin de répondre à cette question, je me suis focalisé sur une source principale : la lecture de La Nouvelle République de l'époque. Les faits historiques plus généraux concernant la période sur le territoire français m'importent moins. Ce qui m'intéresse, c'est la manière dont la population d'une ville de province a réagi aux "événements". Tours est une ville universitaire. Il serait surprenant que parmi les nombreux étudiant·e·s de la ville, certain·e·s n'aient pas manifesté leur solidarité envers leurs camarades parisiens et des autres grandes villes. Comme ma protagoniste est étudiante, ce n'est pas sans intérêt pour ce qui lui arrive pendant cette première partie.
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En dehors de la topographie de la ville (qui a beaucoup changé depuis 1968), j'avais besoin de me renseigner sur deux lieux dont le rôle est important dans l'histoire.
Le premier est l'immeuble qui abritait Stanford in France. Cet immeuble existe toujours, il est situé au début de la rue nationale à droite du pont Wilson quand on entre dans Tours par le nord (aujourd'hui, on ne peut plus emprunter le pont Wilson en voiture, car il est dédié au tramway, aux pistes cyclables et aux voies piétonnes).
Il se trouve en retrait par rapport à la rue des Tanneurs, qui longe la Loire à l'ouest de la rue Nationale et se poursuit à l'est par l'avenue André Malraux (au bord de laquelle se dresse l'actuelle bibliothèque). A peu de chose près, le bâtiment de Stanford se trouve quelques dizaines de mètres en arrière de l'emplacement de l'ancienne bibliothèque.
Entre l'immeuble de Stanford (qui le louait à l'Education nationale) et la rue Nationale se trouvaient autrefois un escalier et une terrasse, construites après la guerre, et qu'on peut voir sur la photo ci-dessous. Cet élément a disparu et l'esplanade qui se trouve devant est aujourd'hui occupée par un hôtel.
(L'immeuble de Stanford in France, à Tours, dans les années 60)
J'ai pu obtenir cette photo en m'adressant... à l'une des bibliothécaires de Stanford, en Californie. Je suis allé explorer le site de l'université, j'ai repéré les pages de la bibliothèque et, comme toujours, j'ai trouvé l'organigramme du personnel, bien évidemment accompagné pour chaque nom d'une adresse courriel. Je me suis adressé à Ms. Hahn, bibliothécaire dont le domaine de recherche est l'histoire de Stanford, en me présentant ainsi que l'objet de ma recherche, et lui ai demandé s'il était possible d'accéder à deux types d'informations : les programmes et les activités des étudiant·e·s à Stanford-in-France en 1967-68, et des documents photographiques concernant la vie sur ce mini-campus.
Elle m'a répondu au bout de quelques jours, un courriel très détaillé dans lequel elle m'indiquait plusieurs sources en ligne où je pouvais trouver mon bonheur, et en me précisant que si je désirais accéder à des documents qui ne sont pas numérisés, Stanford permet aux chercheur·e·s éloigné·e·s de recevoir une centaine (!) de documents numérisés... gratuitement !
Pour le moment, je n'ai dépouillé que les albums photos, qui m'ont déjà donné des flopées d'informations précieuses : où vivaient les étudiant·e·s (dans l'immeuble ; ils et elles se faisaient bronzer sur les balcons l'été) ; comment iels s'habillaient ; comment se déroulaient les cours ; etc. J'ai aussi téléchargé le programme des enseignements et des activités des années 67 et 68, et je suis très impatient de les éplucher.
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Le second lieu important pendant la première partie du roman est le cinéma indépendant et associatif "Les Studio", haut lieu culturel et estudiantin de Tours pendant les années 60 et 70. Il me semblait logique que ma protagoniste s'y rende mais j'avais besoin de savoir quelle était la configuration du cinéma en 1968. Dans les années 70, les Studios comprenaient trois salles : le Studio 1 et le Mini (une petite salle de moins de cinquante places) installés rue des Ursulines
et le Studio 3, installé dans un ancien cinéma autrefois nommé le Casino. Mais en 1968, qu'en était-il ?
Je suis allé aux Studio en septembre 2024, la première semaine de ma résidence d'auteur à Tours avec mon amie Danièle, qui m'a hébergé plusieurs fois pendant ces deux mois, et nous y avons vu Emilia Pérèz de Jacques Audiard, qui m'a fait forte impression.
Mais sur le moment, Silly me ! je n'ai pas pensé à m'adresser au personnel du cinéma pour leur demander s'ils avaient des archives et s'il était possible de les consulter. Pendant le reste de mon séjour, je n'y ai pas pensé non plus (j'étais trop focalisé sur l'histoire de la ville, de la ligne de démarcation, de l'Occupation...)
A mon retour à Gatineau, je m'en suis mordu les doigts mais je me suis dit qu'avec un peu de chance...
Effectivement, on est en 2024, et le site web des Studios propose à ses visiteurs un PDF très intéressant sur l'histoire des salles. Certaines informations, malheureusement, n'y figurent pas. J'ai composé un message à l'intention de l'équipe, et cette fois-ci également, on m'a répondu très vite. Tarik Roukba, webmaster/documentaliste de l'association, m'a non seulement scanné et envoyé le programme de la salle en mars, avril et mai 1968, mais il m'a également donné les coordonnées téléphoniques d'une ancienne bénévole qui travaillait là-bas dans les années 60, en ajoutant qu'elle serait ravie d'évoquer ses souvenirs car... c'est une de mes lectrices.
En feuilletant les documents, j'ai découvert qu'au mois d'avril 1968, le Studio consacrait son programme de projection à... la guerre !
Et, justement, je ne voulais pas que mon héroïne se contente de lire des documents écrits sur la seconde guerre mondiale, je voulais aussi qu'elle aille au cinéma. Le Studio me donne l'occasion de lui composer un programme original de films consacrés à la guerre... que je vais substituer sans vergogne, pour les besoins du roman, à l'authentique programme de la salle.
Ce programme est aussi actuellement le mien, bien entendu. Pour m'immerger dans la période de l'Occupation qui m'intéresse, je me suis tourné vers des films tournés soit juste après la guerre, soit dans les vingt-cinq années qui ont suivi. Je me suis limité aux années 45-70 parce que je voulais que la mémoire de l'époque soit encore fraîche dans l'esprit du public et des cinéastes. J'ai donc fait une liste des films que je voulais (re)voir (et, éventuellement, faire connaître à ma protagoniste). C'est une liste conséquente mais pas démesurée car je voulais m'en tenir aux films se déroulant pendant les années 40-44.
- La bataille du rail (René Clément, 1946) car la ville de Saint-Pierre-des-Corps, qui jouxte TOurs, était une plaque tournante ferroviaire importante ;
- Le père tranquille (René Clément, 1946), qui raconte les activités d'un retraité que personne ne soupçonne d'être chef d'un réseau de résistance...
- Le silence de la mer (Jean-Pierre Melville, 1949), adaptation d'une nouvelle de Jean Bruller (nom de résistant : Vercors) publiée clandestinement par les éditions de Minuit en 1942.
- La traversée de Paris (Claude Autant-Lara, 1956), qui raconte comment deux hommes transportent de nuit dans des valises à travers Paris occupé un cochon entier, pour le revendre au marché noir.
- La ligne de démarcation (Claude Chabrol, 1966), adapté d'une série de récits écrits juste après la guerre par le Colonel Rémy (résistant historique), et qui mettaient en lumière le rôle des "passeurs" clandestins.
- L'armée des ombres (Jean-Pierre Melville, 1969), adapté d'un livre paru en 1943 à Alger dans lequel l'écrivain Joseph Kessel transposait (en changeant les noms) les récits qu'il avait recueillis auprès de résistants depuis 1940.
- La grande vadrouille (Gérard Oury, 1966), qui raconte comment deux individus que tout sépare recueillent l'un et l'autre des aviateurs britanniques dont l'avion a été abattu au-dessus de Paris et leur font traverser la ligne de démarcation. Le film a pulvérisé tous les records en salle pendant les deux années qui ont suivi sa sortie (17 millions d'entrées !!!), et il reste à ce jour le troisième film le plus vu en France de toute l'histoire du cinéma. Même si ce n'est pas à proprement parler un film "historique", il me semble logique qu'une étudiante américaine passant six mois en France en 1968 soit amenée à le voir - ne serait-ce que parce que, connaissant son intérêt pour la période, ses camarades étudiants français le mentionnent. Et il a un rapport (indirect, mais marquant) avec le musée du compagnonnage, que le personnage ira visiter à plusieurs reprises.
L'héroïne du roman ira voir d'autres films, tournés pendant les années 60 et représentatifs de cette période (ça ne manque pas), ainsi qu'un film hollywoodien auquel je pense toujours quand j'évoque la résistance : Casablanca (Michael Curtiz, 1942).
Je vais aussi voir ou revoir des documentaires pour m'imprégner non seulement de l'atmosphère mais aussi de la manière dont les gens vivaient, s'habillaient, se déplaçaient pendant l'Occupation, et en particulier :
- Le Chagrin et la pitié(Marcel Ophuls, 1969) que je viens de revoir, et qui est un film extraordinaire à tous égards.
Bref, un programme passionnant. Pour moi, au moins. Et pour vous si vous avez la curiosité et la possibilité de les voir.
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L'action de Some Other Time va de plus se dérouler dans une librairie inspirée par un "modèle" qui malheureusement, n'existe plus. C'était une librairie installée dans les locaux d'une librairie réelle des années 70, la Librairie Franco-Anglaise, rue du Commerce à Tours.
Je suis retourné rue du Commerce en septembre dernier pour essayer d'en retrouver l'emplacement, et je ne suis pas sûr de l'avoir localisé. Les boutiques ont beaucoup changé en (purée !) cinquante ans. Et bien sûr, les libraires des années 70 sont partis vivre leur vie ailleurs (ou sont décédés).
(Si quelqu'un parmi les lectrices ou les lecteurs les connaissaient et savent ce qu'iels sont devenu·e·s - c'était un couple, elle s'appelait Nancy et était américaine, il s'appelait je crois Jean-Charles et il était français - je serais heureux de l'apprendre.)
Il n'est bien sûr pas question de leur faire vivre des aventures qu'iels n'ont pas vécues. Alors je vais faire ce qu'on fait dans ces cas-là. Je vais installer une librairie imaginaire rue du commerce et y faire vivre les personnages indispensables à mon intrigue.
Dans le prochain épisode, je vous ferai part de mes réflexions sur les films mentionnés plus haut (et d'autres, peut-être) et vous dirai en quoi ils m'aident à écrire le roman.