Je vivais à Montréal depuis trois ans et demi,
j’avais baigné dans une autre culture, beaucoup plus tolérante, beaucoup plus
ouverte à certaines idées que ne l’est le monde médical français. J’avais passé
trois ans avec des philosophes à l’Université de Montréal, et suivi des cours
aux Programmes de bioéthique en vue d’une maîtrise. La question de la fin de
vie avait été traitée très clairement dans deux rapports importants, le premier
« Prises de décision en fin de vie », avait été publié en 2011 par la
Société Royale du Canada ; l’autre, « Mourir dans la dignité »,
commandé par l’Assemblée Nationale du Québec, en mars 2012.
La question du suicide assisté, je l’avais abordée
de front à la fin du Chœur des femmes - il est clair, je pense, que la position de Franz Karma est l’exact reflet de
la mienne - mais ce n’était pas le sujet du roman. Je voulais y revenir de
manière plus précise, plus spécifique. Je n’avais pas vraiment prévu de le
faire à ce moment-là, mais des circonstances personnelles m’y ont amené. Je
vivais un deuil symbolique important, je m’interrogeais sur ce que j’avais fait
jusqu’ici, en écrivant, et pourrais faire dans l’avenir, dans ce pays qui m’a
accueilli mais où je suis encore un nouvel arrivant. J’avais envie d’écrire mon
roman familial, mais j’anticipais que ça serait de nouveau un
« gros » roman. Comme j’étais dans une humeur plutôt grave, plutôt
sombre – je vivais un deuil personnel – je ne me sentais pas la force de me
lancer dans ce grand bouquin, et je me demandais si j’étais capable d’écrire un
« petit » livre, un texte plus succinct, plus condensé, plus sobre.
J’ai commencé par écrire les deux
« chapitres » - enfin, les passages, car il ne s’agit pas de
chapitres à proprement parler – dans lesquels Emmanuel parle de la mort de son
père et de sa mère. Puis j’ai laissé « reposer », je me suis mis à un
autre livre que je devais écrire aussi à ce moment-là, un essai sur la série Dr House et après quelques semaines, je
me suis remis à ce roman, qui s’intitulait La
Veillée. J’avais envie d’y exposer ma vision des choses, sans la théoriser.
L’écueil, c’est que j’avais très peu d’expérience concrète sur le sujet. Et
pour la première fois, j’ai décidé de parler d’une expérience non pas
professionnelle, mais intellectuelle et émotionnelle. Dans mes autres romans, ce
qui domine est la colère – la révolte contre l’arbitraire médical ou
l’absurdité de certaines situations humaines. Dans En souvenir d’André, je voulais dépasser la colère et parler de
sentiments plus essentiels, plus intimes.
Est-ce que le milieu médical a réagi au contenu du livre, qui décrit
tout de même un médecin prêt à aider ses patients à mourir…
Je ne sais pas. Je n’ai pas vu d’article dans la
presse médicale à son sujet. Mais j’ai reçu des messages de soignants me disant
que ça les avait touchés et qui m’ont confié leurs réflexion et leur
expérience. D'un point de vue général, la presse médicale réagit assez peu à mes romans, et pas du tout à mes essais sur la médecine. Je vais bientôt publier un nouvel essai, Le patient et le médecin, et je pense qu'il en ira de même, du moins en France, même si j'y attaque très vivement l'institution médicale, la formation des médecins et les comportements maltraitants d'un trop grand nombre d'entre eux.
C'est une des grandes différences entre la France et les pays anglo-saxons. Le clivage entre le monde médical (qui n'est pas du tout homogène) et la société est très grand, au point que les organes d'information médicale semblent ignorer ce qui se passe dans le domaine culturel en particulier. On est très loin de l'attitude des Anglo-Saxons, qui accordent une grande place aux interactions entre Médecine, Sciences Humaines et Arts - ce qu'on appelle les "Medical Humanities".
Comment le roman
a-t-il été reçu par le public français ?
Bien, compte tenu du sujet. C’est un roman d’abord
plus difficile, je le savais, je m’attendais à ce qu’il fasse peur, mais il a
trouvé son public, comme les autres. Toute la maison P.O.L l’aimait, mes
proches l’ont aimé, les lecteurs qui m’en ont parlé l’ont fait avec beaucoup
d’émotion. Je suis très heureux qu’il ait été reçu ainsi. Ce n’est pas un roman
qui fait parler beaucoup, je crois, c’est plutôt un roman qui fait méditer,
songer, et ça correspond bien à l’atmosphère dans laquelle je me trouvais en
l’écrivant. Il a été traduit en langue allemande et ça m’a valu de me rendre au
Festival International de Berlin en septembre 2013, et d’y rencontrer des gens
vraiment intéressants. C’était émouvant, parce que c’est aussi ce qui s’est
passé pour La Vacation, roman
difficile lui aussi. Alors j’avais un peu le sentiment que je commençais un
nouveau cycle. Tout le monde n’a pas cette chance. Le livre a été repris en Folio en mars 2014, en même temps que La Vacation, et j'ai eu l'occasion d'aller signer au Salon du Livre. J'ai pu y rencontrer beaucoup de lecteurs, qui m'ont dit que le livre les avait touchés profondément, sans pour autant les déprimer - ce qui me souciait, quand même. Je pense que c'est ce qu'il y a de plus gratifiant pour moi : entendre dire que mes livres, qui ne sont pas toujours très gais, touchent la sensibilité des lecteurs et leur laissent un sentiment plutôt positif, c'est très important à mes yeux.
Le livre est construit autour d'un procédé narratif particulier et se termine de manière très surprenante, par un retournement romanesque, une révélation de dernière minute. De dernière page, même. N'est-ce pas paradoxal pour un livre abordant un sujet aussi délicat ?
Je ne pense pas, parce que dans mon esprit, ce n'est pas un livre à thèse sur l’assistance au suicide, c’est un roman. Et le sujet profond de ce roman est la transmission : Qu’est-ce que nous laissons derrière nous au moment de disparaître ? Et à qui confions-nous ce que nous laissons ? Peut-on confier ce qu’on porte de plus secret, de plus difficile à raconter ? Et à qui ? Ce qui m’intéressait, surtout, c’était d’approcher ces questions-là. Chaque fois que j'écris un roman, je me pose deux questions : quelle histoire (l'histoire de qui) est-ce que je raconte, et qui la raconte ? Là, c'était assez simple : Emmanuel, le personnage principal, raconte son histoire pour la première et la dernière fois. Et il choisit très précisément à qui il va la raconter, tout comme ceux et celles qui se sont confiés à lui auparavant l'ont choisi, lui, pour les entendre. Mon "idéal" de narration, c'est un texte qui se clot par une illumination, un éclairage ; un texte qui, lorsqu'on finit sa lecture nous donne à voir l'histoire qu'on vient d'entendre sous un jour nouveau. Dans une certaine mesure, le procédé est le même que celui de La Vacation. Mais si à la fin de La Vacation on apprend l'identité du narrateur, à la fin de En souvenir d'André, on apprend celle de l'auditeur d'Emmanuel. Bien entendu, le procédé avait une autre fonction : celle de mettre le lecteur dans la position de l'auditeur de l'histoire, une position silencieuse mais pas du tout passive : la lecture est un processus de création autonome, tant sur le plan des images (le visage des personnages, le décor des événements) que sur celui des idées et des sentiments. Dans une certaine mesure, les cinq romans que j'ai publiés chez P.O.L, mais aussi un certain nombre de mes nouvelles sont tous des variations sur ce va-et-vient entre le narrateur et l'auditeur - c'est à dire entre l'auteur et le lecteur. Je pense que c'est lié à ma propre expérience de lecteur : un livre qui me touche, c'est un livre dont il me semble qu'on me raconte l'histoire à moi, personnellement. Et c'est ce genre de relation que j'espère reproduire dans mes propres livres.
Vous dites avoir le sentiment de commencer un "nouveau cycle" avec ce livre. Pouvez-vous préciser en quoi ?
Mes cinq romans médicaux avaient tous des personnages principaux médecins, leur matière romanesque puisait dans mes de médecin, et les récits se déroulaient dans des milieux ou des situations propres à cette profession. Parmi les romans que j'ai l'intention d'écrire dans les années qui viennent, un seul a un thème proprement "médical". Les autres auront un thème et un décor très différent. En un sens, je pense avoir fait le tour de ce que j'avais à dire sur mon métier (il me reste cependant un roman à écrire sur mon expérience dans un groupe Balint) ; à présent, je veux parler de choses plus personnelles, plus intimes, que j'ai vécues en tant qu'individu, en tant qu'homme, père, amant, compagnon, ami - et aussi dans mon enfance et mon adolescence. J'ai beaucoup donné la parole aux autres - aux femmes, en particulier. A présent, j'aimerais parler de moi, et en particulier de ce que c'est à mes yeux qu'être un homme. Ce n'est pas un mince projet, et j'espère que j'aurai le temps de l'aborder dans tous les romans que j'ai en tête.
Il y en a beaucoup ?
Au moment où je vous parle, j'en ai déjà deux en travail (l'histoire d'un père et de son fils, et une histoire d'amour et de voyage dans le temps) et trois autres en préparation. Bref, je ne suis qu'à la moitié de mon trajet, et j'ai du pain sur la planche !
Prochain épisode : l'écriture au jour le jour.
Le livre est construit autour d'un procédé narratif particulier et se termine de manière très surprenante, par un retournement romanesque, une révélation de dernière minute. De dernière page, même. N'est-ce pas paradoxal pour un livre abordant un sujet aussi délicat ?
Je ne pense pas, parce que dans mon esprit, ce n'est pas un livre à thèse sur l’assistance au suicide, c’est un roman. Et le sujet profond de ce roman est la transmission : Qu’est-ce que nous laissons derrière nous au moment de disparaître ? Et à qui confions-nous ce que nous laissons ? Peut-on confier ce qu’on porte de plus secret, de plus difficile à raconter ? Et à qui ? Ce qui m’intéressait, surtout, c’était d’approcher ces questions-là. Chaque fois que j'écris un roman, je me pose deux questions : quelle histoire (l'histoire de qui) est-ce que je raconte, et qui la raconte ? Là, c'était assez simple : Emmanuel, le personnage principal, raconte son histoire pour la première et la dernière fois. Et il choisit très précisément à qui il va la raconter, tout comme ceux et celles qui se sont confiés à lui auparavant l'ont choisi, lui, pour les entendre. Mon "idéal" de narration, c'est un texte qui se clot par une illumination, un éclairage ; un texte qui, lorsqu'on finit sa lecture nous donne à voir l'histoire qu'on vient d'entendre sous un jour nouveau. Dans une certaine mesure, le procédé est le même que celui de La Vacation. Mais si à la fin de La Vacation on apprend l'identité du narrateur, à la fin de En souvenir d'André, on apprend celle de l'auditeur d'Emmanuel. Bien entendu, le procédé avait une autre fonction : celle de mettre le lecteur dans la position de l'auditeur de l'histoire, une position silencieuse mais pas du tout passive : la lecture est un processus de création autonome, tant sur le plan des images (le visage des personnages, le décor des événements) que sur celui des idées et des sentiments. Dans une certaine mesure, les cinq romans que j'ai publiés chez P.O.L, mais aussi un certain nombre de mes nouvelles sont tous des variations sur ce va-et-vient entre le narrateur et l'auditeur - c'est à dire entre l'auteur et le lecteur. Je pense que c'est lié à ma propre expérience de lecteur : un livre qui me touche, c'est un livre dont il me semble qu'on me raconte l'histoire à moi, personnellement. Et c'est ce genre de relation que j'espère reproduire dans mes propres livres.
Vous dites avoir le sentiment de commencer un "nouveau cycle" avec ce livre. Pouvez-vous préciser en quoi ?
Mes cinq romans médicaux avaient tous des personnages principaux médecins, leur matière romanesque puisait dans mes de médecin, et les récits se déroulaient dans des milieux ou des situations propres à cette profession. Parmi les romans que j'ai l'intention d'écrire dans les années qui viennent, un seul a un thème proprement "médical". Les autres auront un thème et un décor très différent. En un sens, je pense avoir fait le tour de ce que j'avais à dire sur mon métier (il me reste cependant un roman à écrire sur mon expérience dans un groupe Balint) ; à présent, je veux parler de choses plus personnelles, plus intimes, que j'ai vécues en tant qu'individu, en tant qu'homme, père, amant, compagnon, ami - et aussi dans mon enfance et mon adolescence. J'ai beaucoup donné la parole aux autres - aux femmes, en particulier. A présent, j'aimerais parler de moi, et en particulier de ce que c'est à mes yeux qu'être un homme. Ce n'est pas un mince projet, et j'espère que j'aurai le temps de l'aborder dans tous les romans que j'ai en tête.
Il y en a beaucoup ?
Au moment où je vous parle, j'en ai déjà deux en travail (l'histoire d'un père et de son fils, et une histoire d'amour et de voyage dans le temps) et trois autres en préparation. Bref, je ne suis qu'à la moitié de mon trajet, et j'ai du pain sur la planche !
Prochain épisode : l'écriture au jour le jour.