Il n'y a mon avis rien de pire que d'entendre désigner un écrivain, quel qu'il soit, comme étant "grand". Il y a des écrivant·e·s, pour certain·e·s très lu·e·s, d'autres beaucoup moins. Qu'est-ce qui les rend "grand·e·s" aux yeux du monde ? C'est très variable, très subjectif.
Le succès commercial (plus ou moins durable) des livres est un élément ; "l'influence" en est un autre, et cette influence est difficile à mesurer, mais en France, en général, elle est corrélée à la fréquence avec laquelle l'auteur·e ou ses livres sont intégrés à la culture scolaire ou universitaire. Plus un roman est donné à lire au lycée et étudié dans l'enseignement supérieur, plus il est considéré comme un "classique" (voire comme un "chef-d'oeuvre"...) Tout le reste en découle : les mémoires et les thèses, les publications savantes, les scandales parisiano-parisiens, les reportages dans les tabloïds, les documentaires télévisés, les adaptations en deux fois cent-dix minutes...
Au sein du "panthéon littéraire français", il est une figure qui m'a, personnellement, toujours profondément scandalisé, c'est celle de Louis-Ferdinand Destouches, dit LF Céline.
Jusqu'à tout récemment, je ne savais de Céline que ce que j'en avais lu ici ou là.
Je n'ai jamais lu ses textes. Et je ne me suis pas privé de m'exprimer à ce sujet.
Et cela, de manière délibérée. D'abord parce que son antisémitisme m'est toujours apparu comme notoire, et je n'éprouve aucun plaisir (ni désir) à lire un auteur qui prône la haine et l'éradication d'un groupe humain - qu'il s'agisse des Juifs, dont je fais partie, ou de personnes dont je me sens frère, à savoir par exemple les Tsiganes, les personnes homosexuelles ou transgenres, les personnes racisées, les personnes handicapées ou les coiffeurs.
(NB : Si vous vous demandez pourquoi je mentionne les coiffeurs, interrogez-vous sur vos préjugés).
Ensuite parce qu'on m'a toujours répété qu'il "fallait" lire Céline (le plus souvent, Le voyage au bout de la nuit, parfois Mort à crédit), parce qu'il avait "révolutionné la littérature française (voire mondiale)" et que si je ne le lisais pas, je ne pouvais pas parler de ce style qui l'a propulsé une fois pour toutes au sommet du panthéon des lettres. Or, je déteste qu'on me dise ce qu'il faut lire, comme si ne pas le faire était en soi une faute, un péché ou une preuve d'incapacité intellectuelle.
De plus, je n'ai jamais voulu débattre du "style" de Céline. Le "style" de Céline n'est pas mon souci. (Ni, Dieu merci, mon modèle). D'un point de vue général, le "style" d'un auteur me semble secondaire à ce qu'il raconte. C'est le contenu qui véhicule des valeurs. Quel que soit le "style" qui l'enveloppe.
Et, précisément, si la légende célinienne m'insupporte considérablement, c'est parce qu'il résume à lui seul le trait le plus caractéristique du "goût" à la française : la qualité d'un·e auteur·e se mesure à son "style". Le problème, c'est que, comme la maîtrise de l'orthographe, l'appréciation du style est un critère de classe.
Or, peu me chaut qu'un texte soit ou non orthographié ou écrit "dans une langue admirable" (admirable et admirée par qui, d'abord ?). Ce qui m'importe, ce sont les valeurs que le texte porte et partage.
Et sur ce point, il ne fait pas de doute que les textes de Céline sont les pires qui soient.
Jusqu'ici, j'en avais la notion ferme, mais fragmentaire (j'ai lu un peu "autour" de Céline, depuis soixante ans, quand même ; il était difficile d'y échapper complètement et même si je ne veux pas le lire, lui, je ne refuse pas d'être informé).
Depuis ces dernières semaines, mes notions se sont solidifiées considérablement, grâce à la série documentaire de Philippe Collin sur France inter, Louis-Ferdinand Céline, Le voyage sans retour.
C'est un documentaire biographique, historique et littéraire. Et, à mon humble avis, c'est du très bon boulot. Il retrace l'itinéraire de Céline grâce à la contribution d'historien·ne·s et de professeurs de littérature, en s'appuyant sur de nombreuses archives sonores et écrites - à commencer par celles de Destouches lui-même, ses lettres, ses déclarations radiophoniques, ses textes.
Les dix épisodes explorent et éclairent toute la vie de l'individu, depuis sa naissance dans une famille de la classe moyenne à Courbevoie en 1894 jusqu'à sa mort à Meudon en 1961,
De l'écoute attentive de cette biographie rigoureuse, il ressort que dès les débuts de son âge adulte le "bon docteur Destouches" était (il l'écrit et le dit lui même) profondément raciste, antisémite et misogyne, méprisant envers le monde entier, certain d'être le plus grand écrivain français vivant (et à venir) et absolument convaincu que "tout le monde avait tort, sauf lui" (c'est lui qui le dit).
Pire : il a passé sa vie à prétendre qu'il était une victime (des Juifs, bien sûr, mais aussi des jaloux, bien entendu et des Juifs, surtout).
Mégalomane narcissique et haineux, il montre son antisémitisme dès L'Eglise, une pièce de théâtre écrite bien avant Le Voyage, tandis que sa haine des pauvres et son racisme colonialiste sont évidents dans sa correspondance dès les années 20.
(Oui, sa haine des pauvres. L'image idéalisée de "médecin des pauvres" fut entièrement construite par la presse, et réutilisée par Céline plus tard dans sa vie, lorsqu'il lui fallut replâtrer sa réputation. Car c'était aussi un manipulateur forcené...)
Quand il fait de Bardamu un "jeune médecin qui s'engage dans l'armée par patriotisme", il ment comme un arracheur de dents : il s'est engagé dans le corps des Cuirassés à cheval en 1912 par ambition et désir de gloire, et... parce qu'il était trop paresseux et noceur pour faire des études. Sa "glorieuse" carrière militaire durant le conflit mondial dura en tout et pour tout... deux mois ! Après avoir été blessé (mais pas assez pour être dispensé de retourner au front), il réussit à aller se planquer en Angleterre avant de se faire réformer d'une manière bien pratique pour ne pas retourner à la boucherie. Et il s'en va travailler pour la France coloniale en Afrique. Une de ses lettres, écrite à une amie, et décrivant son activité, est édifiante quant à la manière dont il voit (et désigne par le N-word) les populations du Cameroun sous domination française.
Il n'a fait médecine qu'après la Grande guerre, à partir de 1919, pour plaire à son futur beau-père qui ne voulait pas donner sa fille à un incapable. Après un cursus accéléré (parce qu'il était ancien combattant...) il a tout fait pour ne pas exercer la médecine générale (trop "routinière").
Après avoir publié Le Voyage dans les années 30 et s'être fait "souffler" le Goncourt, il s'engage rapidement et sûrement dans une mouvance qui vise à faire disparaître la République et rêve d'une Europe unifiée sous la domination de l'Allemagne.
Ses pamphlets antisémites (Bagatelles pour un massacre (1937), L'école des cadavres (1938) - dans lequel il propose déjà des "solutions au problème juif !" quatre ans avant la conférence de Wansee, quand même ! - et Les Beaux Draps (1941) "gênent" un peu Vichy, mais pas trop quand même : ils seront complaisamment et facilement réédités pendant l'Occupation, alors que les stocks de papier sont strictement contrôlés par les Allemands. Et, non content d'être publié, il est, depuis 1937 et pendant toute la guerre, un actif propagandiste de l'Allemagne nazie. Comme le rappelle le documentaire de Philippe Collin, la thèse soutenue par Régis Tettamanzi en 1993 et consacrée aux pamphlets a montré que certains passages sont des reprises de documents publiés par les nazis à destination des presses du monde entier. Plus collaborationniste que ça, c'est difficile...
En 1944, à la libération de Paris, il n'attend pas pour fuir la France en compagnie de tout le gouvernement de Vichy... afin de faciliter son exil intéressé au Danemark - car il y avait planqué son argent.
Alors que les tribunaux de l'épuration le condamnent à l'indignité nationale (ce qui équivaut à lui interdire de publier, à la confiscation de ses biens et à l'interdiction de figurer sur les listes électorales et de porter sa croix de guerre), cette condamnation est, comme par magie, effacée d'un trait de plume (probablement par un faux en écriture), ce qui lui permet de rentrer en France en 1951, et de "ressusciter" littérairement, puisque pendant les dix dernières années de sa vie, il publie encore cinq livres.
Mais ce n'est pas la vie de ce sale type qui me met le plus en colère. Il est mort, il ne peut (en principe) plus nuire.
Ce qui me révolte, c'est l'idolâtrie béate et obstinée ("C'est tout de même un grand écrivain") dont il fait l'objet, soixante-cinq ans plus tard, et qui me semble bien caractéristique d'une certaine mentalité élitiste à la française. Le même élitisme hautain qui permet de publier des écrivains pédophiles ou islamophobes, de primer des réalisateurs violeurs et de laisser en liberté des "rockstars" responsables de féminicides.
Le même élitisme nihiliste qui encense les livres qui présentent le monde comme en constante décadence (Ah, Pauvre France...) et l'espèce humaine comme haïssable (Pauvres types !!!!).
L'élitisme nihiliste des riches, des puissants, qui peuvent se permettre de mépriser le "petit peuple", sale et ignorant à travers des "oeuvres" célébrant "les passions tristes". (Qu'on m'explique ce que c'est, une passion triste... D'autant que le mot "passion" est le plus problématique qui soit, par ses connotations religieuses et criminelles...)
Bref, je ne suis pas de ceux qui disent qu'il faut "brûler les oeuvres de Céline" (ou de n'importe qui, d'ailleurs). Je pense au contraire qu'il faut qu'elles soient accessibles à qui veut les lire ; je pense la même chose de Mein Kampf. Ne se comporte comme un nazi que celui qui le veut bien, et brûler des livres n'y changera rien.
Mais je trouve profondément indécent qu'on continue à le qualifier de "plus grand écrivain français du 20e siècle avec Proust" et qu'on en fasse une sorte de parangon/phare/modèle de la création littéraire.
C'est insultant pour les personnes qu'il a aidé à envoyer à la mort (il facilita l'embauche d'un "spécialiste de la race juive" qui contribua à énoncer les critères de "sélection" des victimes raflées par Vichy) ; c'est insultant pour les personnes qui résistèrent à l'Allemagne nazie, en France et ailleurs ; c'est insultant enfin pour tout·e·s les écrivant·e·s qui ne prônent ni la haine ni le mépris.
Ne me croyez pas sur parole. Ecoutez le documentaire de Philippe Collin. (Si vous manquez de temps, allez déjà lire la page Wikipédia consacrée au plus sale type des lettres françaises, elle est aussi très bien faite.) Et faites-vous votre opinion par vous-même. Ou non. A vous de voir.
Martin Winckler/Marc Zaffran
(qui n'aurait pu ni exercer, ni publier, ni éviter la chambre à gaz s'il avait vécu à la même époque que le pire écrivain français du vingtième siècle...)