Toute la place
- Bon, mais chaque fois vous êtes invité à parler d’un nouveau livre, j’imagine qu’on vous parle de celui-là. Vous ne trouvez pas ça un peu agaçant, à la longue ? Tu lèves un sourcil (le gauche, car tu ne sais pas lever le droit).
- Euh... Non, pas vraiment. Pourquoi ?
- Vous n’avez pas le sentiment que ce livre-là prend un peu toute la place dans l’esprit des lecteurs ?
Toute la place.
Peut-il vraiment prendre plus de place dans la tête des lecteurs qu'il en prend dans la tienne ?
Tu as du mal à croire que ton bouquin, ton foutu bouquin, peut prendre autant de place dans la tête d’un lecteur que peut en prendre dans celle de tant de lecteurs le dernier - mettons - Harry Potter (« Vous avez vu ? Stephen King et John Irving ont supplié J.K Rowling de pas tuer Harry à la fin. C’est fou, non ? Quel culot ! Quelle audace ! Quelle humilité ! Quels grands enfants ces écrivains américains ! » ) ou qu’en prenait dans ta tête de lecteur adolescent et jeune homme, mettons : Cristal qui Songe ou Terminus les étoiles ou Tous à Zanzibar ou Le Monde du Fleuve ou La Vie Mode d’Emploi qui t’envahissaient entièrement quand tu avais douze quinze vingt cinq ans, au point que tu as longtemps été persuadé d’être le seul à les avoir lus.
Parce que, si les livres prennent de la place dans la tête d’un lecteur, c’est aussi parce qu’il ne se prend pas la tête avec, encore faut-il que celle ou celui qui les a écrit l’ait chassé de la sienne et soit passé à autre chose. Et pour toi, passer à autre chose ne coulait pas de source parce que, tous les jours, ou presque, pendant cinq ans, tu avais écrit ton foutu bouquin entre deux boulots alimentaires avec le sentiment confus et honteux de voler tout le monde - les revues qui t’avaient confié des articles, les éditeurs qui t’avaient commandé une traduction ou un livre sur les séries télévisées, MPJ et les enfants à qui tu étais persuadé d’oter le pain de la bouche en écrivant ce truc, ce machin que personne ne te demandait et dont probablement personne ne voudrait (si les films sont bourrés d’écrivains qui n’ont jamais réussi à publier une ligne après un premier roman prometteur, c’est parce qu’il y en a, pardi ! ).
Tu l’avais écrit avec la tristesse d’avoir quitté ton cabinet médical en 1993, avec le désir insensé de l’écrire pour ne pas le quitter tout à fait parce que tu avais beau te marteler Sartre (« Seuls les salauds pensent qu’ils sont indispensables ») haut et fort, la culpabilité d’avoir voulu partir, de partir, d’être parti (Vous nous quittez, Docteur ?, j’étais en confiance avec vous Je suis pas sûr(e) de m’habituer à quelqu’un d’autre...) t’avait soufflé l’idée naïve, sardonique, compensatoire que tu pouvais confier (métaphoriquement au moins) les lieux où tu avais exercé et les gens que tu avais soigné à un type que tu respectais, qui certes n’était pas parfait, non, mais que tu connaissais : brave Bruno Sachs, il avait fait ses premières armes avec six autres « toi » possibles dans un roman inachevé, il avait fini par s’incarner dans un roman où il avorte les femmes, et s’il les avorte et les soigne, c’est parce qu’il les aime, et s’il soigne aussi les hommes c’est parce qu’il a appris à les respecter en apprenant peu à peu à moins leur en vouloir, en apprenant peu à peu à moins se haïr.
Bref, Bruno et toi vous aviez déjà écrit un premier roman ensemble, tu le connaissais bien, tu savais qu’il était obstiné, tel un bouledogue qui ne lâche pas le morceau quand il l’a mordu, avec lui, tu te disais J’arriverai peut-être à le finir, ce foutu manuscrit. Impossible, bien sûr, de te souvenir de tout ce qui s’est passé de tout ce que tu as pensé pendant que tu l’écrivais, ce foutu bouquin. Bien sûr, tu pourrais aller relire tes cahiers d’avant 1995 (avant que tu ne te mettes à tenir ton journal à l’ordinateur) mais tu aurais mis ta main (et, même depuis l’ordinateur, ta main, tu y tiens) à couper qu’après chaque chapitre rédigé/volé entre deux boulots alimentaires/indispensables/vitaux, tu passais ton temps à y écrire quelque chose du genre : Je suis fatigué j’avance pas je vais pas y arriver. Ce truc-là c’est l’Arlésienne sans la musique Autant dire rien qui vaille d’ailleurs Comment oser penser le contraire quand je sais pas ni où je vais (pas de plan, ou alors si malfoutu) ni d’où je viens (quand je relisais la gorge me serrait : C’est quoi ce truc-là ?) et que je me contente de dire « Allons, j’écris, je verrai bien » - Quelle garantie avoir que je verrai bien, et pas mal ? - J’ai qu’à me souvenir du premier jet de La Vacation jeté au galop à la hussarde sur l’IBM à boule, l’ivresse, le grand bonheur pendant que je tapais comme un sourd...
Oui, mais malheureusement, au réveil, à la relecture, badaboum mon bonhomme, les cent cinquante pages dactylographiées serrées c’était pas un roman, il a fallu recommencer à zéro repasser un an dessus, alors ce premier geyser-ci, quatre ou cinq cents feuillets bien serrés, s’il faut tout refaire... et en te maudissant non seulement d’écrire un truc sans queue ni tête mais encore de le faire sans aucun espoir, sans aucune attente, sans la moindre perspective, sans la lueur d’une certitude mais dans la purée de pois du doute absolu, celle qui se résume en trois mots, qu’on prononce avant de jeter l’éponge ou de tout/se foutre en l’air : À quoi bon ?
Impossible de te souvenir de tout ce que tu as pensé. Impossible de te souvenir de toutes les fois où tu t’es dit : De toute manière je ne le finirai jamais. Mais tu as sûrement, et plus d’une fois, dû maudire le ciel et les enfers de ne pas exister - au moins tu aurais eu quelqu’un à insulter. Et pendant ce temps-là, grâce au fax ou à l’internet naissant (« - Je peux vous envoyer mon article par courrier électronique, si vous me donnez votre adresse e-mail... - Ah, bon ? Vous êtes équipé ? Nous, à la rédaction, on n’en a pas encore... ») et à un bagou que tu ne te connaissais pas - mais nécessité fait loi, n’est-ce pas ? - tu démarchais les éditeurs en leur vantant tes aptitudes exceptionnelles (les médecins qui lisent l’anglais et le traduisent correctement, ça ne court pas les rues en France et j’ai pris suffisamment de beignes pour savoir que pour traduire correctement faut bosser et c’est ce que je fais alors si vous avez de meilleures candidatures que la mienne, je vais proposer mes services ailleurs, car ma traduction n’est pas seulement correcte, Madame elle est excellente) vanité, vanité, certes tout n’est que vanité mais avec sept bouches à nourrir (et bientôt huit) tu n’avais pas les moyens de t’offrir l’humilité - et tu luttais contre l’angoisse en prenant toujours plus de boulot, toujours plus de traductions, toujours plus d’articles - après tout si tu avais signé la cession de ton cabinet médical, c’était bien pour chier de la copie et la transformer, sinon en or, du moins en assez d’argent pour nourrir les sept monstres voraces qui galopaient dans vos trois pièces (Mais bon dieu qu’est-ce qui m’a pris d’aggraver la surpopulation et la famine de cette foutue planète ? )