(Ce texte était initialement destiné à une chronique que j'assure une fois par mois pour le groupe "La Montagne", mais il n'a pas abouti. Le voici tel quel. Je le poursuivrai peut-être. Mar(c)tin)
D'aussi loin qu'il m'en souvienne, le
désir de raconter a toujours coexisté, en moi, avec l'intention de soigner.
J'ai toujours cherché à atténuer, à soulager la souffrance de ceux qui
m’entouraient, sans pour autant me percevoir comme un soignant dans l'âme, sans
jamais me dire que telle était ma « vocation ». Mais même si ce souci
de l’autre préexistait en moi depuis longtemps, il s’est longtemps tenu à
l’écart de ma conscience lorsque je me suis mis à écrire.
Je ne me rappelle pas, bien sûr, le premier
texte que j’ai écrit (Y a-t-il vraiment un « premier texte » ?)
mais je me souviens de la première fois que j’ai écrit un texte d’imagination
en lieu et place de ce qui aurait dû être un récit factuel. Notre institutrice
– je devais avoir 8 ou 9 ans – nous avait demandé de raconter « une
journée chez notre grand-mère ». Or, j'aurais été bien en mal de le faire
: l’une de mes grands-mères était morte avant que je ne la connaisse ; la
seconde vivait à Paris, tandis que nous habitions dans une petite ville du Gâtinais,
à quatre-vingt kilomètres de la capitale et, s’il m’arrivait de la voir, je ne
passais jamais plus de deux heures dans le petit appartement qu'elle partageait
avec l'un de ses fils, célibataire toujours en voyage. De plus, ce n'était pas
– à mon égard, du moins – une grand-mère très affectueuse.
De ma très courte existence, alors, je
n’avais par conséquent jamais passé une journée mémorable chez l’une de
mes grands-mères - une de ces journées qu'on s'imagine pleine d'odeurs de
jardin et de cuisine, de pain tartiné de confitures et de baisers sur le front.
Mais, mis en demeure par mon institutrice de produire pareil compte-rendu, il
me paraissait impossible de reconnaître cette lacune dans mon expérience :
je venais d’arriver en France avec ma famille après avoir passé les six
premières années de ma vie à Alger, et la septième en Israël. J'étais un
étranger. L'aspect normatif, « intégrateur » de ce texte de commande
était si séduisant que je ne désirais pas m’y soustraire – ou que je n'ai
pas osé le faire. Sans trop réfléchir, mû avant tout par la nécessité, j’ai
décrit une journée imaginaire en compagnie d'une femme qui ne pouvait être ni
ma grand-mère disparue (dont je ne savais presque rien) ni la bien vivante (à
qui je n’étais pas particulièrement attaché) mais une troisième personne,
imaginaire, tout de noir vêtue, qui venait nous rendre visite et nous tenir
compagnie, à mon frère et à moi, les jours où mes parents étaient absents.
J'ignorais alors que cette figure
funêbre incarnait tout autre chose qu'une grand-mère symbolique. Mais cette
« invention » fantôme m'apprit, mine de rien, une chose essentielle.
Mû par les circonstances, je découvrais que je pouvais raconter une histoire
– ou, plus exactement : mentir – et ce, en toute impunité puisqu'il était
impossible à mon institutrice de découvrir que la personne que je décrivais
n'existait pas. Je soupçonne même que j'ai été récompensé de ce mensonge,
cette fois-là et les suivantes car, d'aussi loin qu’il m’en souvienne, j’ai
reçu de bonnes notes en « rédaction », l’épreuve qui, dans les
grandes classes de l’école primaire et les petites du secondaire, évaluait
l’aptitude des élèves à la narration sous contrainte.
Il est d’ailleurs significatif qu’en
France on valorise l’imaginaire des enfants et leur aptitude à inventer des
histoires écrites jusqu’à l’âge de 12 ou 13 ans – celui de la puberté débutante
– et qu’ensuite, en cours de français et
de philosophie, on exige d'eux qu'ils citent, argumentent, élaborent,
développent mais surtout n'inventent rien, comme si l’inhibition
contrôlée (et totale) de toute manifestation d’imaginaire était le garant du
passage à l’âge de raison et la condition expresse de l’obtention de l’examen
de fin d’études.
Je ne me suis pas laissé inhiber par
les consignes pédagogiques. J'avais trop de plaisir à inventer des histoires –
des histoires qui ressemblaient à (et, inévitablement, s'inspiraient de) celles
que je lisais dans les romans et les comic books ou que je voyais au
cinéma et sur le petit écran. Je ne sais pas si mon tropisme pour la fiction
est le fruit de ma culture (orale et narrative : je suis né dans une famille
juive d'Afrique du Nord) ou une aptitude liée à mon architecture cérébrale – à
moins que ce ne soit les deux – mais rien n'aurait pu m'empêcher de continuer à
écrire pour raconter.
Je racontais la suite des histoires que
j'avais aimées ; je réécrivais les fins qui m'avaient déplu ; je m'engageais
sur des pistes que les auteurs n'avaient pas explorées mais scandaleusement
laissées en friche ; je développais des personnages esquissés et, surtout,
j'alignais des titres.
Je commençais toujours par le titre. Le
titre était la porte d'entrée vers l'histoire. A mes yeux, il l'annonçait, la
synthétisait et excitait la curiosité du lecteur. Et la mienne, pour commencer
: parmi les dizaines de titres que j'ai notés sur des fiches bristol perforées
soigneusement rangées dans un petit classeur, une vingtaine seulement ont été
suivi d'un début de rédaction, et celles qui sont devenues des nouvelles se
comptent sur les doigts d'une main.
Des nouvelles, oui, car j'en lisais
beaucoup, et surtout du domaine anglo-saxon, et surtout des nouvelles
policières et de science-fiction, de ces nouvelles qui s'envolent dans des
mondes entièrement artificiels, les crimes impossibles, les épopées spatiales,
les paradoxes temporels.
J’ai continué à raconter des histoires.
Et donc, dans une certaine mesure, j'ai cultivé mon imaginaire - dans le
sens où Candide se retire pour cultiver son jardin. Ce n'était pas sans risque,
et d'abord, c'était suspect : pour les adultes (les parents, en particulier)
l’imaginaire de l’enfant, quand il n’est pas « poétique » ou
« mignon », c’est tout simplement du « pas-vrai ». Ils
pensent que l’enfant l’utilise comme un adulte passe une couche de peinture sur
sa façade pour faire croire que tout est beau et propre à l’intérieur. Ils
réprouvent le mensonge. Ils oublient cependant que mentir est indispensable,
car dire sa pensée ou ses désirs est toujours périlleux : on s’expose à la
réprobation, au jugement, au rire, au mépris, à la condescendance – et ce, tout
particulièrement quand on est enfant.
« Inventer des histoires » - surtout si elles sont
invraisemblables - est certes perçu comme une perte de temps, mais sans les
connotations morales et les conséquences désastreuses du mensonge.
Inventer des histoires n'est pas écrire, c’est le préalable à l’écriture.
Et en France, à moins d'être Proust ou Flaubert – qui à leur décharge ne
savaient pas, quand ils écrivaient, qu'ils deviendraient les idoles d'une
petite élite et le pensum de milliers d'élèves – l’écriture de fiction
s’assumant comme telle n'est pas considérée comme une activité
« sérieuse ».
Contrairement à celles de l’Amérique du Nord, les
universités françaises ne proposent pas d’atelier de création littéraire. Et,
tandis que le travail de recherche historique ou philosophique est considéré
comme un accomplissement difficile et digne de quelques élus seulement, la
création littéraire apparaît, au mieux, comme un passe-temps stérile. Une amie
jalouse ne reproche-t-elle pas à Simone de Beauvoir, dans Les mémoires d'une
jeune fille rangée, de passer trop de temps à discuter de ses romans en
travail avec Sartre en ajoutant : « C'est pour ça que vous passez du temps
loin de moi ? Pour écrire des histoires qui ne sont même pas vraies
? ».