lundi 2 juin 2025

Le pire écrivain français du 20e siècle - par Martin Winckler


Laisser-passer fourni à Céline pendant l'Occupation et qui lui permit de passer en Allemagne puis au Danemark en 1944. (Collection François Gibault) 


"Libre à tout écrivain de considérer ses lecteurs comme des amis ou des ennemis. Les traiter en ennemis est apparemment ce que Céline préfère."
Hanns-Erich Kaminski, Céline en chemise brune (1001 Nuits) 


Il n'y a mon avis rien de pire que d'entendre désigner un écrivain, quel qu'il soit, comme étant "grand". Il y a des écrivant·e·s, pour certain·e·s très lu·e·s, d'autres beaucoup moins. Qu'est-ce qui les rend "grand·e·s" aux yeux du monde ? C'est très variable, très subjectif. 

Le succès commercial (plus ou moins durable) des livres est un élément ; "l'influence" en est un autre, et cette influence est difficile à mesurer, mais en France, en général, elle est corrélée à la fréquence avec laquelle l'auteur·e ou ses livres sont intégrés à la culture scolaire ou universitaire. Plus un roman est donné à lire au lycée et étudié dans l'enseignement supérieur, plus il est considéré comme un "classique" (voire comme un "chef-d'oeuvre"...) Tout le reste en découle : les mémoires et les thèses, les publications savantes, les scandales parisiano-parisiens, les reportages dans les tabloïds, les documentaires télévisés, les adaptations en deux fois cent-dix minutes... 

Au sein du "panthéon littéraire français", il est une figure qui m'a, personnellement, toujours profondément scandalisé, c'est celle de Louis-Ferdinand Destouches, dit LF Céline. 

Jusqu'à tout récemment, je ne savais de Céline que ce que j'en avais lu ici ou là. 

Je n'ai jamais lu ses textes. Et je ne me suis pas privé de m'exprimer à ce sujet

Et cela, de manière délibérée. D'abord parce que son antisémitisme m'est toujours apparu comme notoire, et je n'éprouve aucun plaisir (ni désir) à lire un auteur qui prône la haine et l'éradication d'un groupe humain - qu'il s'agisse des Juifs, dont je fais partie, ou de personnes dont je me sens frère, à savoir par exemple les Tsiganes, les personnes homosexuelles ou transgenres, les personnes racisées, les personnes handicapées ou les coiffeurs. 

(NB : Si vous vous demandez pourquoi je mentionne les coiffeurs, interrogez-vous sur vos préjugés).  

Ensuite parce qu'on m'a toujours répété qu'il "fallait" lire Céline (le plus souvent, Le voyage au bout de la nuit, parfois Mort à crédit), parce qu'il avait "révolutionné la littérature française (voire mondiale)" et que si je ne le lisais pas, je ne pouvais pas parler de ce style qui l'a propulsé une fois pour toutes au sommet du panthéon des lettres. Or, je déteste qu'on me dise ce qu'il faut lire, comme si ne pas le faire était en soi une faute, un péché ou une preuve d'incapacité intellectuelle. 

De plus, je n'ai jamais voulu débattre du "style" de Céline. Le "style" de Céline n'est pas mon souci. (Ni, Dieu merci, mon modèle). D'un point de vue général, le "style" d'un auteur me semble secondaire à ce qu'il raconte. C'est le contenu qui véhicule des valeurs. Quel que soit le "style" qui l'enveloppe. 

Et, précisément, si la légende célinienne m'insupporte considérablement, c'est parce qu'il résume à lui seul le trait le plus caractéristique du "goût" à la française : la qualité d'un·e auteur·e se mesure à son "style". Le problème, c'est que, comme la maîtrise de l'orthographe, l'appréciation du style est un critère de classe. 

Or, peu me chaut qu'un texte soit ou non orthographié ou écrit "dans une langue admirable" (admirable et admirée par qui, d'abord ?). Ce qui m'importe, ce sont les valeurs que le texte porte et partage. 

Et sur ce point, il ne fait pas de doute que les textes de Céline sont les pires qui soient. 

Jusqu'ici, j'en avais la notion ferme, mais fragmentaire (j'ai lu un peu "autour" de Céline, depuis soixante ans, quand même ; il était difficile d'y échapper complètement et même si je ne veux pas le lire, lui, je ne refuse pas d'être informé). 

Depuis ces dernières semaines, mes notions se sont solidifiées considérablement, grâce à la série documentaire de Philippe Collin sur France inter, Louis-Ferdinand Céline, Le voyage sans retour

C'est un documentaire biographique, historique et littéraire. Et, à mon humble avis, c'est du très bon boulot. Il retrace l'itinéraire de Céline grâce à la contribution d'historien·ne·s et de professeurs de littérature, en s'appuyant sur de nombreuses archives sonores et écrites - à commencer par celles de Destouches lui-même, ses lettres, ses déclarations radiophoniques, ses textes. 

Les dix épisodes explorent et éclairent toute la vie de l'individu, depuis sa naissance dans une famille de la classe moyenne à Courbevoie en 1894 jusqu'à sa mort à Meudon en 1961,

De l'écoute attentive de cette biographie rigoureuse, il ressort que dès les débuts de son âge adulte le "bon docteur Destouches" était (il l'écrit et le dit lui même) profondément raciste, antisémite et misogyne, méprisant envers le monde entier, certain d'être le plus grand écrivain français vivant (et à venir) et absolument convaincu que "tout le monde avait tort, sauf lui" (c'est lui qui le dit). 

Pire : il a passé sa vie à prétendre qu'il était une victime (des Juifs, bien sûr, mais aussi des jaloux, bien entendu et des Juifs, surtout). 

Mégalomane narcissique et haineux, il montre son antisémitisme dès L'Eglise, une pièce de théâtre écrite bien avant Le Voyage, tandis que sa haine des pauvres et son racisme colonialiste sont évidents dans sa correspondance dès les années 20. 

(Oui, sa haine des pauvres. L'image idéalisée de "médecin des pauvres" fut entièrement construite par la presse, et réutilisée par Céline plus tard dans sa vie, lorsqu'il lui fallut replâtrer sa réputation. Car c'était aussi un manipulateur forcené...) 

Quand il fait de Bardamu un "jeune médecin qui s'engage dans l'armée par patriotisme", il ment comme un arracheur de dents : il s'est engagé dans le corps des Cuirassés à cheval en 1912 par ambition et désir de gloire, et... parce qu'il était trop paresseux et noceur pour faire des études. Sa "glorieuse" carrière militaire durant le conflit mondial dura en tout et pour tout... deux mois ! Après avoir été blessé (mais pas assez pour être dispensé de retourner au front), il réussit à aller se planquer en Angleterre avant de se faire réformer d'une manière bien pratique pour ne pas retourner à la boucherie. Et il s'en va travailler pour la France coloniale en Afrique. Une de ses lettres, écrite à une amie, et décrivant son activité, est édifiante quant à la manière dont il voit (et désigne par le N-word) les populations du Cameroun sous domination française. 

Il n'a fait médecine qu'après la Grande guerre, à partir de 1919, pour plaire à son futur beau-père qui ne voulait pas donner sa fille à un incapable. Après un cursus accéléré (parce qu'il était ancien combattant...) il a tout fait pour ne pas exercer la médecine générale (trop "routinière"). 

Après avoir publié Le Voyage dans les années 30 et s'être fait "souffler" le Goncourt, il s'engage rapidement et sûrement dans une mouvance qui vise à faire disparaître la République et rêve d'une Europe unifiée sous la domination de l'Allemagne. 

Ses pamphlets antisémites (Bagatelles pour un massacre (1937), L'école des cadavres (1938) - dans lequel il propose déjà des "solutions au problème juif !" quatre ans avant la conférence de Wansee, quand même ! - et Les Beaux Draps (1941) "gênent" un peu Vichy, mais pas trop quand même : ils seront complaisamment et facilement réédités pendant l'Occupation, alors que les stocks de papier sont strictement contrôlés par les Allemands. Et, non content d'être publié, il est, depuis 1937 et pendant toute la guerre, un actif propagandiste de l'Allemagne nazie. Comme le rappelle le documentaire de Philippe Collin, la thèse soutenue par Régis Tettamanzi en 1993 et consacrée aux pamphlets a montré que certains passages sont des reprises de documents publiés par les nazis à destination des presses du monde entier. Plus collaborationniste que ça, c'est difficile... 

En 1944, à la libération de Paris, il n'attend pas pour fuir la France en compagnie de tout le gouvernement de Vichy... afin de faciliter son exil intéressé au Danemark - car il y avait planqué son argent. 

Alors que les tribunaux de l'épuration le condamnent à l'indignité nationale (ce qui équivaut à lui interdire de publier, à la confiscation de ses biens et à l'interdiction de figurer sur les listes électorales et de porter sa croix de guerre), cette condamnation est, comme par magie, effacée d'un trait de plume (probablement par un faux en écriture), ce qui lui permet de rentrer en France en 1951, et de "ressusciter" littérairement, puisque pendant les dix dernières années de sa vie, il publie encore cinq livres. 

Mais ce n'est pas la vie de ce sale type qui me met le plus en colère. Il est mort, il ne peut (en principe) plus nuire. 

Ce qui me révolte, c'est l'idolâtrie béate et obstinée ("C'est tout de même un grand écrivain") dont il fait l'objet, soixante-cinq ans plus tard, et qui me semble bien caractéristique d'une certaine mentalité élitiste à la française. Le même élitisme hautain qui permet de publier des écrivains pédophiles ou islamophobes, de primer des réalisateurs violeurs et de laisser en liberté des "rockstars" responsables de féminicides. 

Le même élitisme nihiliste qui encense les livres qui présentent le monde comme en constante décadence (Ah, Pauvre France...) et l'espèce humaine comme haïssable (Pauvres types !!!!).  

L'élitisme nihiliste des riches, des puissants, qui peuvent se permettre de mépriser le "petit peuple", sale et ignorant à travers des "oeuvres" célébrant "les passions tristes". (Qu'on m'explique ce que c'est, une passion triste... D'autant que le mot "passion" est le plus problématique qui soit, par ses connotations religieuses et criminelles...) 

Bref, je ne suis pas de ceux qui disent qu'il faut "brûler les oeuvres de Céline" (ou de n'importe qui, d'ailleurs). Je pense au contraire qu'il faut qu'elles soient accessibles à qui veut les lire ; je pense la même chose de Mein Kampf. Ne se comporte comme un nazi que celui qui le veut bien, et brûler des livres n'y changera rien. 

Mais je trouve profondément indécent qu'on continue à le qualifier de "plus grand écrivain français du 20e siècle avec Proust" et qu'on en fasse une sorte de parangon/phare/modèle de la création littéraire. 

C'est insultant pour les personnes qu'il a aidé à envoyer à la mort (il facilita l'embauche d'un "spécialiste de la race juive" qui contribua à énoncer les critères de "sélection" des victimes raflées par Vichy) ; c'est insultant pour les personnes qui résistèrent à l'Allemagne nazie, en France et ailleurs ; c'est insultant enfin pour tout·e·s les écrivant·e·s qui ne prônent ni la haine ni le mépris. 

Ne me croyez pas sur parole. Ecoutez le documentaire de Philippe Collin. (Si vous manquez de temps, allez déjà lire la page Wikipédia consacrée au plus sale type des lettres françaises, elle est aussi très bien faite.) Et faites-vous votre opinion par vous-même. Ou non. A vous de voir. 

Martin Winckler/Marc Zaffran
(qui n'aurait pu ni exercer, ni publier, ni éviter la chambre à gaz s'il avait vécu à la même époque que le pire écrivain français du vingtième siècle...) 

dimanche 25 mai 2025

Comment je suis en train d'écrire un de mes romans - 8e épisode : Se concentrer sur l'essentiel


Il s'est passé cinq mois depuis le 7e épisode de ce "feuilleton" et plusieurs lectrices et lecteurs m'ont écrit pour s'étonner que je reste silencieux, quand viendrait l'épisode suivant, et si j'avais fini par dépasser le sentiment d'abattement et de "qu'est-ce-que-je-fous-là" exprimé dans le 6e épisode

(Je les remercie chaleureusement. Chacun·e à sa manière m'a encouragé et réconforté.)

La question sous-jacente, que ces lectrices et lecteurs ont évité, avec délicatesse, de me poser était, en toute bonne logique : "Avez vous continué à écrire ?"

Dans une certaine mesure, quand on écrit au long cours (ou plutôt : quand on travaille au long cours sur un texte, quel qu'il soit), le silence fait partie du processus. Même quand ce silence semble l'expression d'une stagnation. Car même quand on n'écrit pas, on écrit encore dans sa tête. 

Pendant cinq mois, j'ai continué à lire et à prendre des notes, mais aussi à travailler à la rédaction de quelques chapitres (le prologue, en particulier) et surtout à construire l'intrigue. Working on the plot, comme on dit en anglais. 

J'aime ce mot, plot, parce que, comme beaucoup de mots en anglais, il veut dire plusieurs choses assez différentes - "terrain" (à cultiver, par exemple), "complot", "scénario/argument"... 

Quand j'écris un roman, il y a plusieurs choses qui me tiennent à coeur et que je ne sais pas toujours bien résoudre d'emblée : qui sont les personnages, bien sûr, mais aussi (et surtout) : "Qu'est-ce qui les fait aller d'un point A à un point B ?". 

Dans mon plotting -- qui peut donc vouloir dire indifféremment "construire une intrigue", "cultiver" ou "comploter" (il y a de la machination dans l'écriture, et il n'y a pas d'écriture sans (i)machination) -- il y a toujours la recherche de plusieurs éléments qui ne sont pas donnés à priori. 


Par exemple : les noms des personnages. A l'adolescence, j'ai appris que les personnages des romans de SF que je lisais étaient souvent choisis par leurs auteur·e·s dans un but précis. Quand Alfred Bester nomme le protagoniste de Terminus les étoiles (The Stars, My Destination) "Gulliver (Gully) Foyle", il fait bien entendu référence au voyageur Gulliver de Jonathan Swift. Mais "Foyle" est aussi l'orthographe archaïque de "foil", qui veut dire "prévenir, empêcher", mais aussi "feuille", "enveloppe" et "fleuret" (arme blanche). 

Quand on sait que le roman est une ré-invention du Comte de Monte-Cristo, mais dans un monde futur où les individus voyagent par la pensée, ces jeux de mots liés au nom ne sont pas du tout fortuits, ni insignifiants. 

Les jeux de mots sur les noms sont plus faciles (et plus allusifs, je trouve) en anglais qu'en français, mais je me suis toujours efforcé de donner à mes personnages des noms "signifiants", soit individuellement (Franz Karma), soit collectivement (la majorité des personnages de La Maladie de Sachs portent des noms d'écrivains, car iels sont tou·t·es les narrateurs/trices du roman). Dans Les Trois médecins, mes "mousquetaires" ont dans mon esprit le visage de trois de mes amis proches (qui ne furent pas tous médecins) et leurs noms de famille évoquent des personnages de romans (Bloom, Solal, Gray). Dans la trilogie Abraham et fils, bon nombre de figures portent les patronymes d'acteurs français des années quarante à soixante (Blier, Noiret, Rochefort, Fresnay, Philipe, Rosay...). Dans Une autre fois, je vais associer deux des procédés ci-dessus. 

Tout ça me permet d'évoluer dans un environnement imaginaire dont j'ai dressé les repères. Ces repères ne seront peut-être pas visibles pour les lectrices, mais il n'est pas nécessaire qu'ils le soient : ils me permettent d'avancer. Si, une fois le livre terminé, ils évoquent quelque chose aux yeux de celles et ceux qui arpentent le labyrinthe, tant mieux. Mais c'est un "plus", pas une volonté délibérée de ma part, et certainement pas une exigence pour apprécier le livre. 

De la même manière, on peut lire Les Trois médecins et Le Choeur des femmes sans savoir qu'ils ont été inspirés (de très près pour le premier, de beaucoup plus loin pour le second) par Les Trois mousquetaires d'Alexandre Dumas et Barberousse, de Akira Kurosawa. Les trames m'ont servi de "tuteurs" dans le même esprit que lorsque Bernstein, Sondheim et Robbins se sont inspirés de Roméo et Juliette pour monter West Side Story à Broadway. 

Et je vous rappelle, car vous le saviez certainement, que Shakespeare avait repris le poème d'un certain Arthur Brooke, lequel avait repris l'idée d'un auteur italien, Luigi da Porto, tout comme Molière avait emprunté Dom Juan à Tirso de Molina, auteur espagnol... Toutes les personnes qui inventent une histoire sont, comme le disait Newton des savants qui l'avaient précédé, "perchées sur des épaules de géant·e·s". 

Mais que j'emprunte ou non la trame d'un livre, lorsque je construis le "labyrinthe narratif dont je me propose de sortir", je veux que les détours et circonvolutions aient une certaine logique, laquelle ne peut pas être la même pour Jean Atwood dans Le Choeur des femmes que pour Noboru Yasumoto, le jeune interne arrogant de Barberousse. 

Les incidents, accidents, événements de la narration, je ne les élabore pas pour perdre la lectrice ou pour la blouser. Je m'efforce de les rendre plausibles à mes propres yeux. Je fais en sorte que ça "sonne juste" à mes yeux et à mes oreilles. 

Et je ne cherche pas à être plus intelligent que les personnes qui me lisent (je ne le suis pas : au mieux, j'ai juste une longueur d'avance sur elles parce que j'ai emprunté avant elles le labyrinthe que j'ai conçu ; au pire, elles voient venir mes tours et détours de loin car elles en ont déjà beaucoup vu/lu) ; ce que je "machinationne", je le fais pour qu'elles aient envie de me lire jusqu'au bout

Et bien sûr, je ne suis jamais certain d'y parvenir.

Mais j'ai quelques certitudes, tout de même : 

* Je n'écris pas de la "littérature" (je ne cherche pas à faire de l'art avec des mots), je raconte des histoires. Une bonne histoire est une bonne histoire. J'essaie d'écrire de bonnes histoires.  

* Je n'ai pas pour seul objectif de décrire le monde tel qu'il est, mais aussi tel que j'aimerais qu'il soit, tel que je pense qu'il devrait être. 

* Je sais que je mets mes valeurs dans mes personnages et mes textes. Les coucher par écrit, c'est une des manières par lesquelles je les défends. Je sais que ces valeurs ne sont pas celles de tout le monde, et je n'écris pour convaincre personne ; je m'adresse à celles et ceux qui ont besoin d'être soutenu·e·s. 

* Je suis convaincu que si je fais mon travail correctement, mes livres trouveront leurs lecteurs et lectrices pour de bonnes raisons : non parce que je les flatte ou les séduis, mais parce qu'elles et ils se (re)trouvent dans ce que j'écris. 

* Je ne cherche pas à décrire la psychologie de mes personnages, je cherche à les identifier à travers leurs paroles (exprimées ou suggérées) et leurs actes. 

* Je ne cherche pas à exprimer des états d'âme, je m'efforce de retracer des itinéraires. Des itinéraires qui, en eux-même, je l'espère, ont un sens. 

* Enfin, je n'ai pas vraiment le désir de dessiner des portraits (de personnages) mais de décrire des relations. C'est surtout ça qui m'intéresse, aussi bien dans la vie (l'aspect physique des personnes m'importe assez peu) que dans la fiction. 

Je crois que ce qui m'a fait perdre mon élan, pendant plusieurs semaines, c'est le sentiment que l'itinéraire de mes personnages -- et, avant cela, le mien, en essayant de le retracer -- n'avait pas de sens face à la cruauté du monde -- des mondes : celui-ci et le monde dans lequel je les fais évoluer (l'année 1942 en France). 

Ce sentiment était probablement accru par tout ce que je lisais sur l'année 1942, et qui était, en soi, extrêmement difficile à lire. Ce fut une des périodes les plus cruelles qu'ait vécu la population française. Et il est difficile de lire des livres sur la période de l'Occupation sans se sentir très mal. 

Je sais pertinemment que ladite période n'a pas été cruelle, mais délectable pour un certain nombre de Nazis et de collaborateurs. Et il y aura sûrement des figures détestables dans le roman, mais elles resteront à l'arrière-plan. D'abord parce que j'ai envie de parler des personnes à qui je m'identifie et parce que je ne suis pas capable, comme l'excellent romancier (et dessinateur, peintre, photographe...) Romain Slocombe, de prendre un salopard pour en faire un des principaux protagonistes.


J'ai croisé Romain S. à Tours à l'automne dernier quand j'y étais en résidence, et nous avons passé une soirée ensemble, en public puis au restaurant, à parler de romans historiques. Il a beaucoup plus d'expérience que moi dans ce domaine, et ça m'a beaucoup éclairé. J'ai récement écouté un entretien avec lui à France Culture, au sujet du deuxième roman de son cycle consacré à Léon Sadorski, le flic pétainiste dont il trace la chronique depuis 2016. Il y décrit très bien sa relation au personnage et à l'époque et les histoires familiales qui l'ont conduit à s'y intéresser. 

L'écouter parler de son travail m'a renforcé dans mon "identité" de narrateur : j'aime raconter des histoires dans lesquelles les personnages donnent un sens positif à ce qui leur arrive - ou du moins, tentent de le faire. 

C'est la seule "raison", au fond, dont j'ai besoin pour écrire des romans. Je raconte pour donner du sens à ce qui me semble incompréhensible. C'est peut-être dérisoire -- et voué à l'échec -- mais c'est déjà une forme de protestation, de résistance, de non-compliance devant l'état des choses. Une façon de lutter contre le désespoir. 

Je ne dis pas que c'est la seule manière de le faire, mais c'est la mienne. 

Et ça me ramène vers le projet initial. Car, au fond, c'est ça l'essentiel. 

Je cherche à achever un roman qui sera à la fois un roman historique et un roman fantastique. L'histoire d'une jeune femme qui cherche à élucider une énigme personnelle, et qui va se retrouver plongée dans une réalité collective à laquelle elle n'appartient pas (enfin, pas consciemment).  

C'est un roman historique, mais l'Histoire n'en est pas le sujet, elle en est l'ambiance, le bouillon de culture ; elle est le terrain sur lequel j'édifie mon labyrinthe. 

C'est un roman de mystère (et de révélations), un roman qui parle de la manière dont les femmes survivent dans un pays en guerre, un roman sur l'amitié et la solidarité, un roman familial et un roman d'amour. Ce n'est pas un documentaire sur la seconde guerre mondiale à Tours. 

C'est sur ces éléments simples que je dois me concentrer. C'est cela qui doit guider la construction et l'écriture. 

C'est une tâche modeste : je ne cherche pas à écrire un chef-d'oeuvre de la littérature du 21e siècle (ni à figurer sur une liste de prix...) 

Mais c'est aussi une tâche ambitieuse : ce roman, je vais faire de mon mieux pour qu'il parle en filigranes des valeurs que je défends et qu'il soit fidèle à la période dans laquelle il se déroule ; je vais le bricoler pour qu'on y apprenne des choses intéressantes et qu'à chaque fin de chapitre, on ait envie de connaître la suite.  

En somme, je l'écris en espérant qu'à la fin de votre lecture vous le reposerez en pensant :  C'est un bon livre et il m'a fait du bien. 

Merci de m'avoir lu, et merci pour vos encouragements. 

Mar(c)tin 



Premier épisode : La résidence

Deuxième épisode : Genèses

Troisième épisode : Une université, un cinéma, une librairie

Quatrième épisode : L'histoire (de l'Occupation) en images

Cinquième épisode : L'année 1942  

Sixième épisode : Qu'est-ce que je fous là ? 

Septième épisode : Write or Wrong ? 

lundi 3 février 2025

Il n'y a pas de petit geste de résistance - par Martin Winckler



Comme beaucoup de personnes sur cette planète, j'ai été très choqué par le retour d'un dictateur au pouvoir aux Etats-Unis. En tant qu'habitant du Québec depuis 2009 et que citoyen canadien depuis 2019, je suis aux premières loges pour appréhender la gravité de ce qui se passe en ce moment de l'autre côté de la frontière.  

Mais je ne suis pas dupe : cette prise de pouvoir n'est pas le fait d'un seul homme. D'autres hommes et des corporations extrêmement riches et puissantes l'ont financé ou se sont jointes à lui avant ou depuis son élection. 

Je ne suis qu'un citoyen isolé, sans autre moyen d'influencer les décisions politiques de son pays que son droit de vote, mais je suis aussi - que je le veuille ou non - un consommateur. 

Les récentes décisions économiques agressives ("tariffs") qui taxent l'importation aux Etats-Unis de produits venus du Canada et du Mexique ont entraîné de la part de ces pays, des réactions inévitables : taxes à l'importation des produits venant des Etats-Unis et appel des citoyen·ne·s à consommer des produits locaux ou nationaux.

Dans cette société de consommation, ce qu'on consomme et la manière dont on le consomme peut sembler peu de chose et avoir peu de poids, mais ce n'est pas vrai. Les commerçants dépendent du nombre de personnes qui achètent leurs produits. Acheter local ce n'est pas un geste politique superflu. C'est même l'un des plus déterminants, non seulement pour celles et ceux qui produisent, mais aussi pour celles et ceux qui consomment. Quand on a les moyens de le faire (et ce n'est pas le cas de tout le monde), c'est un geste de grande portée. 

Et ce qui est vrai quand on choisit de voter pour ou contre un·e candidat·e ; de moins, ou de ne plus, manger de viande ; ou encore de réduire son empreinte carbone et de viser le zéro-déchet n'est pas moins vrai pour les produits culturels que l'on achète ou que l'on finance plus ou moins directement. 

Lecteur de journaux, j'étais abonné au Washington Post et au New York Times. J'ai résilié mes abonnements. Je reste abonné au Guardian, quotidien britannique qui m'informe aussi bien sur la situation aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne que sur celle de la France et du reste du monde. 

Je suis un consommateurs de produits divers, mais je n'achète plus rien via Amazon, et je me suis désabonné de Prime. 

Je suis aussi un "consommateur" de réseaux sociaux. Depuis leur apparition, je me suis joint à des réseaux sociaux, et je m'y suis exprimé autant que je le pouvais. J'y ai lié des contacts et des amitiés et, pour ne prendre que Twitter, j'y étais suivi par plusieurs dizaines de milliers de personnes. 

J'ai quitté Twitter le 6 novembre 2024. Pour les mêmes raisons, le 22 février prochain (j'aurai 70 ans) je quitterai Facebook et ses dépendances (Instagram et Threads) pour me joindre à Mastodon Social (@martinwinckler) et Bluesky (@martinwinckler.bsky.social). 

Je n'ignore pas l'importance que représente, pour un·e· écrivant·e, d'être suivi·e sur des réseaux sociaux : les personnes qui lisent ses messages sont pour beaucoup les premières à lire aussi ses livres et à relayer l'annonce de ses publications. En quittant ces réseaux, je me prive d'un auditoire nombreux et d'une chambre à échos très vaste. 

Mais l'ampleur de l'auditoire ne justifie pas, à elle seule, que je continue à participer à des réseaux appartenant aux complices objectifs d'un dictateur qui menace la planète entière. 

Je suis en train de travailler à un roman qui se passe pendant la seconde guerre mondiale, pendant l'Occupation de la France par l'armée d'un dictateur. Pour cela, je lis beaucoup de livres, d'articles et de témoignages. (J'écoute et regarde aussi beaucoup de documents audiovisuels.) 

S'il est des choses qui m'apparaissent de plus en plus évidentes, en m'immergeant dans tous ces documents, c'est celles-ci : 

Face à la tyrannie, il n'y a que trois attitudes possibles. S'y allier, la subir ou lui résister. 

On n'a pas l'obligation de résister, et on a le droit de simplement chercher à (sur)vivre. 

Mais n'y a pas de "petit geste" de résistance. L'accumulation des gestes individuels nourrit les mouvements de résistance et finit par constituer des contre-pouvoirs. 

Merci à toutes celles et tous ceux qui m'ont suivi sur ces réseaux jusqu'ici. Je serai heureux de vous retrouver sous d'autres cieux, et je continuerai à m'exprimer sur ce blog, sa jumelle (L'école des soignant·e·s) et sur Winckler's Webzine, le plus ancien site d'information sur la santé des femmes, créé en 2003, (martinwinckler.com). Et puis, tant que je pourrai écrire, et tant qu'il y aura des lectrices et des lecteurs qui s'y intéressent, je continuerai à publier des livres en papier -- et je remercie les libraires et les bibliothécaires, qui aident tous les jours mes livres à trouver un nouveau public. 

Bonne chance à vous tou·te·s, à bientôt (ou à tout de suite !). 

Mar(c)tin 

lundi 20 janvier 2025

Comment je suis en train d'écrire un de mes romans - 7e épisode : "Write or wrong* ?"

* Pour les non anglicistes : "Write or wrong" est un jeu de mot sur "write" (écrire) et "right" (juste, vrai) et "wrong" (injuste, faux). 

*** 


Quand on accumule, comme je l'ai fait et le fais encore, de la documentation sur une époque particulière, il arrive un moment où on se sent submergé. Emotionnellement (j'en ai parlé dans l'épisode précédent) mais aussi matériellement. Même en passant des mois à lire sur le sujet, on n'arrivera jamais à en faire le tour et à le synthétiser en un seul livre. Les historien·ne·s n'y parviennent pas (iels passent parfois toute une vie et consacrent de nombreux livres à  une seule époque), alors un romancier, pensez ! 

Dans beaucoup de romans "historiques", la vérité factuelle s'efface devant la narration. Et comment s'en offusquer : il s'agit de fictions, pas de reconstitutions fidèles. 

Dans le cas qui m'occupe, les deux aspects m'importent également - la fiction comme la réalité historique. Ce n'est pas nouveau : dans mes romans "médicaux", je me suis toujours efforcé de décrire exactement la réalité scientifique. Les rares fois où j'ai inventé une procédure médicale, c'était simplement un mcguffin, un prétexte pour faire avancer l'intrigue, mais dont la nature n'avait pas une grande importance dans l'histoire. 

Mais ici, je suis en terrain presque totalement inconnu. Il ne suffit pas de colliger, il faut aussi choisir, trier, discriminer entre ce qui sera utile à l'intrigue et ce qui ne le sera pas. 

La difficulté, au fond, c'est que je cherche à aborder dans le même livre un grand nombre de sujets/de thèmes/de formes/de lignes narratives de premier ou de second plan : 


- l'enquête menée par une étudiante à Tours en mai 1968 ; 

- la ville de Tours, son quartier sinistré et son école de médecine en 1942 ; 

- l'Occupation, la collaboration, la Résistance ;  

- la ligne de démarcation et son franchissement ; 

- la vie quotidienne des femmes pendant l'Occupation (c'est un sujet majeur dans les livres qui traitent de l'époque) ; 

- l'action du SOE britanniques et des citoyen·ne·s américain·e·s présent·e·s sur le territoire français pendant la 2e guerre mondiale ; 

- les rafles, les exécutions d'otages et la déportation d'enfants, de femmes et d'hommes juif·ve·s et tsiganes, de personnes homosexuelles et de militant·e·s communistes et anarchistes ; 

et... deux ratons-laveurs - c'est à dire, plus précisément, une histoire d'amour et un voyage dans le temps.  


Notes de visionnage et de lecture



Un Taxi pour Tobrouk
 
(D. de la Patellière, 1961). 

Je l'avais vu pendant les années 60, et il m'avait beaucoup ému sans que je puisse dire pourquoi (j'étais bien jeune). Aujourd'hui, je peux. C'est un "road movie" un peu particulier : une poignée de soldats des FFL (Forces Françaises Libres) repartent d'un raid sur Tobrouk, à travers le désert de Lybie, pour rejoindre leur base. En chemin, ils capturent un officier allemand... 

Et puis, c'est un film... européen (c'était une coproduction franco-italo-anglo-allemande...) avec de très bons acteurs de l'époque (Lino Ventura, Charles Aznavour, Maurice Biraud, Hardy Kruger) et des dialogues de Michel Audiard, qui lui donnent une "couleur" particulière.. 

Enfin, c'est un bon film, émouvant, grave, profondément pacifiste et antimilitariste, et pas manichéen. 

C'était intéressant de le revoir, parce que j'ai grandi à une époque où, encore une fois, les films de guerre étaient légion (c'est le cas de le dire). Un Taxi a eu beaucoup de succès à sa sortie, ce qui dit quelque chose sur la mentalité du public de l'époque. Le thème central du film est la solidarité, et ce n'est pas anodin, car c'est un thème récurrent dans la littérature concernant la seconde guerre mondiale (et la guerre en général). 

L'Armée des ombres (JP Melville, 1969 ; d'après le roman de Joseph Kessel) 

Je l'avais vu aussi, probablement à sa sortie (je voyais beaucoup de films pour adultes, quand j'avais 14-15 ans) et je n'en avais qu'un vague souvenir. Après l'avoir revu et l'avoir trouvé plutôt froid, plutôt impersonnel - ce qu'on peut dire de beaucoup de films de Melville - je me suis procuré le livre de Joseph Kessel, écrit et publié en 1943 à Alger, dont il s'inspire. Et je trouve le livre (nourri d'expériences authentiques recueillies par l'auteur) bien meilleur, bien plus chaleureux que le film. Il y a dans le film de Melville un "esthétisme" qui, à mon sens, étouffe l'émotion propre aux récits de cette période qui devrait naître chez les spectateurs. (J'ai été beaucoup plus ému, cette fois-ci comme il y a cinquante ans, par Un Taxi...)

Le livre de Kessel est écrit sans fioritures, de manière immédiatement lisible et compréhensible, et nous apprend beaucoup sur la réalité de la vie dans la Résistance. Melville tend plutôt à transformer ses membres en personnages mythiques. C'est son droit le plus strict (il fut résistant très jeune), mais ça me gêne un peu aux entournures. Surtout quand il fait décorer Luc Jardie, le "Jean Moulin" du film (Paul Meurisse) par De Gaulle lors d'un voyage à Londres (l'épisode ne figure pas du tout dans le livre). 


They Fought Alone
par Maurice Buckmaster. 

C'est le récit, par l'homme qui la dirigea, de la constitution et des missions de la section F (France) du SOE (Special Operations Executive), le service britannique qui envoya des agents dans les pays occupés, pour y aider les mouvements de résistance locale. Rédigé après guerre, il est très descriptif, tout comme le livre de Kessel, et n'idéalise ni n'enjolive ce qu'il raconte. Il est en particulier très clair sur les difficultés techniques que rencontrait, entre 1940 et 1944, la communication des Alliés avec les Résistants. 

On peut voir, sur Netflix, une co-production de la BBC intitulée Les Nouveaux Agents secrets de Churchill. Il s'agit d'une une reality-series très particulière : elle met des individus d'aujourd'hui dans les conditions d'entraînement des agent·e·s du SOE en 1940. C'est très éclairant (et parfaitement correct du point de vue historique) et ça illustre parfaitement le livre de Buckmaster. 

Il existe d'ailleurs un film consacré au SOE, tourné pendant et projeté juste après la guerre avec, dans le rôle de deux agent·e·s parachuté·e·s, deux membres authentiques du service en question, Jacqueline Neame et Harry Ree. (On voit des extraits du film dans la reality-series de Netflix). Il s'intitule School for Danger, et il mérite le détour (il ne dure que 70 minutes). 

L'un des éléments saillants de ce livre et de ces deux films est la participation active de bon nombre de femmes dans les actions menées sur le terrain. 


Le livre que je suis en train de dévorer en ce moment, A woman of no importance (La femme de l'ombre) de Sonia Purnell, retrace l'itinéraire d'une de ces femmes, une Américaine nommée Virginia Hall, qui se joignit au SOE et organisa des réseaux de résistance en France pendant toute la guerre alors qu'elle avait perdu un pied accidentellement et marchait avec une prothèse depuis le milieu des années 30. J'avais entendu parler d'elle lors de précédentes lectures (c'est elle qui m'a inspiré un des personnages du roman), mais son histoire est plus époustouflante encore que ce qu'on peut imaginer. 


  

Une question de méthode

La question que je me pose en ce moment est celle-ci : est-ce que je répertorie (et recherche) tout ce que je veux savoir avant de me mettre à rédiger (à raconter mon histoire), ou bien est-ce que, muni de ce que je sais déjà (pas assez, mais beaucoup...) je m'attelle à mon récit, en faisant des pauses périodiquement pour m'assurer de ce que j'écris quand je veux être sûr que je ne raconte pas de bêtises ? 

Je n'ai pas eu ces soucis pour écrire mes romans "médicaux" parce que je disposais déjà d'un cadre topographique ou d'une séquence temporelle qui me servaient de trame... et que je connaissais bien le sujet. Je me suis mis à écrire, en vérifiant à mesure que j'avançais. (J'ai aussi beaucoup vérifié après que le manuscrit a été terminé. Parfois, on est même conduit à corriger après l'impression, parce qu'on a attribué une citation à un auteur de manière erronée, ou parce qu'on a fait une erreur de datation...) 

Je me suis mis à me documenter en écrivant Abraham et fils et Les Histoires de Franz et surtout pour Franz en Amérique - la Baie de San Francisco en 1971, c'est tout un univers. 

Mais, dans tous les cas qui précèdent, je savais sur quelle trame (temporelle et topographique) m'appuyer.  

Dans le cas présent, je n'ai pas encore ma trame. Ici, j'entends "trame" au sens de "squelette" de mon histoire. (En anglais, le mot approprié est plot, qui signifie aussi "complot" et "terrain"). 

J'ai l'argument, les prémices : une jeune femme est propulsée 25 ans en arrière dans une époque agitée (la guerre), avant sa naissance. Je sais d'où elle part, où je veux qu'elle arrive et ce que je veux qu'il lui arrive, mais je n'ai pas encore complètement dessiné son itinéraire. Et j'ai besoin d'étapes pour avancer. 

D'habitude (je veux dire, dans les romans précédents), je connaissais les étapes. Pour celui-ci, il m'en manque beaucoup. Non pas que je ne sache pas les imaginer, mais parce que je veux qu'elles soient plausibles et crédibles dans un environnement historique et géographique que je ne maîtrise pas parfaitement. Et je me sens paralysé par la crainte d'être inexact. 

C'est une crainte similaire à celle "de ne pas trouver le mot juste" que rencontrent beaucoup d'écrivants. Mais ici, ma crainte (de ne pas raconter des choses plausibles, crédibles) se double d'une autre crainte : celle d'être irrespectueux pour les personnes qui ont vécu pendant l'Occupation. De minimiser leurs épreuves. De les faire apparaître comme "faciles" pour mes personnages, alors qu'elles ne l'ont pas été du tout dans la réalité. 

C'est très intimidant. 

Une petite parenthèse technique




Jusqu'en 2013, j'écrivais mes livres avec MSWord. J'ai travaillé sur PC pendant plus de vingt ans (j'ai eu mon premier ordinateur en 1988) ; à mon arrivée au Québec en 2009, on avait installé un iMac dans le bureau qui m'avait été attribué pour l'année au CREUM, qui me recevait comme chercheur invité. 

Après une journée de tâtonnements, j'ai été converti et j'ai constamment utilisé des Macs par la suite. J'ai continué à employer Word jusqu'au moment où je me suis mis à écrire Abraham et Fils. Je trouvais difficile d'écrire "au kilomètre", d'autant que mes romans sont longs, très découpés, avec des narrations entrecroisées. 

J'ai alors essayé, puis opté pour, un logiciel nommé Scrivener (il existe en anglais et en français, pour windows et pour mac). Il me permet non seulement d'écrire comme je veux (en ayant toujours la construction du livre sous les yeux) mais aussi de garder toute la documentation à portée : on peut insérer des articles, des images, d'autres textes à l'intérieur du "projet" qui contient le roman. Autrement dit, on a tout sous la main. 

(En lisant le paragraphe ci-dessus, Rachel - pas celle du livre, celle de ma vie - me rappelle que c'est elle qui m'a recommandé Scrivener. Je rougis de honte : j'avais oublié. Et je me précipite pour le préciser ici de toute urgence.) 

Il y a dans Scrivener une fonction que j'apprécie particulièrement : on peut afficher des fiches sur l'écran comme s'il s'agissait d'un tableau noir. Et, bien sûr, les déplacer à volonté. Quand on construit un livre long et dense, c'est extrêmement aidant, ça permet d'avoir toujours une vision d'ensemble de ce qu'on fait. 

Les problèmes de construction que je rencontre (et que Scrivener va m'aider à régler) proviennent de ce que j'ai plusieurs personnages à mettre en place dans ce roman. Et, contrairement à mes romans précédents, iels ont tou·te·s un trajet antérieur à celui de ma protagoniste. 

Dans mes romans précédents, le ou la protagoniste croisait diverses figures au cours d'une quête transformative, et l'histoire de chacune était racontée à mesure qu'on les rencontre.

Dans celui-ci, je dois relater ce qui est arrivé à chaque personnage important avant la rencontre avec la protagoniste, parce que c'est leur trajet préalable qui les conduit, chacune et chacun, vers le "carrefour" narratif central au roman. 

Je ne peux donc pas, comme je l'ai fait auparavant, construire un itinéraire principal sur lequel greffer d'autres histoires. Ici, je dois construire une série d'histoires et les lier à un moment précis. Et je dois aussi élaborer la trame générale qui va leur donner du sens, non seulement avant, mais aussi longtemps après leur rencontre. 

Bref, comme vous l'imaginez, je suis pas sorti de l'auberge. 




Une vue de Une autre fois dans sa version de travail sur Scrivener....



(A suivre)

Premier épisode : La résidence

Deuxième épisode : Genèses

Troisième épisode : Une université, un cinéma, une librairie

Quatrième épisode : L'histoire (de l'Occupation) en images

Cinquième épisode : L'année 1942  

Sixième épisode : Qu'est-ce que je fous là ?